Pauvres de nous !

Gabin dans La traversée de Paris lançait un vigoureux et ambigu Salauds de pauvres ! A-t-on réellement changé d’attitude ?

Ce qui a retenu surtout l’attention dans la vidéo présidentielle, c’était l’apostrophe sur le « pognon de dingue » que l’on mettait dans les minima sociaux sans efficacité puisque les pauvres, « tombés pauvres », restaient pauvres. On s’est focalisé sur l’éventuelle réduction des prestations qui découlerait de cette affirmation pour s’en indigner avec plus ou moins de bonne foi. Pour ma part, le fait de questionner la manière dont on lutte contre la pauvreté est bien une nécessité et réfléchir aux logiques d’émancipation et d’empowerment une voie encore insuffisamment empruntée. La tribune d’Agnès Buzyn parue dans Le Monde ce matin donne ainsi des pistes intéressantes pour repenser le modèle social mais, sans les provocations jupitériennes, elle risque de moins retenir l’attention que la vidéo élyséenne.

Ce qui me parait problématique dans l’intervention du président a été pointé notamment ici, c’est le « tomber pauvre ». Cette expression étrange semble faire de la pauvreté une maladie – on tombe pauvre comme on tombe malade. Tomber, c’est aussi l’évocation de la chute avec son double sens d’accident et de faute morale. L’appel à la responsabilisation qui revient régulièrement dans la bouche du Président laisse penser que les pauvres n’assument pas la responsabilité qu’ils ont de leur propre dignité. Ils se laisseraient aller et perdraient progressivement leur dignité d’êtres humains. Seul le pauvre qui fait des efforts pour s’en sortir reste alors estimable. Celui qui se laisse aller mérite son sort. Etre pauvre n’est ni une tare ni une faute. Ce n’est pas non plus une catégorie sociale. On ne devrait pas dire UN pauvre ou LES pauvres. On essentialise la pauvreté. La pauvreté est une situation et elle est toujours relative. On est toujours ou plus pauvre ou plus riche qu’un autre.A faire des pauvres une catégorie dont il faut absolument réduire le nombre de « membres » et donc la place dans la société, on finit par les distinguer des autres renonçant à les regarder d’abord comme des hommes et des femmes au même titre que les autres. Marisol Touraine a raison d’écrire :

La force du modèle social et de santé français a été de s’attacher à l’inclusion de tous, de proposer des politiques qui ne se limitent pas à l’institutionnalisation d’une démarche humanitaire ou caritative.

Tout ce qui oppose les pauvres d’un côté, les catégories moyennes de l’autre, est délétère pour le consensus social. A cet égard, la volonté annoncée de réduire la prime d’activité aux revenus les plus faibles est un mauvais signal. Pourquoi les classes moyennes accepteraient-elles de continuer à contribuer à l’effort social collectif si son seul objectif devient d’aider les plus pauvres des pauvres ?

Je vais peut-être choquer des gens mais ne doit-on pas se poser la question : est-il légitime de vouloir sortir les gens de la pauvreté ? Oui si c’est une situation dégradante et attentatoire à la dignité mais est-ce le cas de toutes les formes de pauvreté ? Bien sûr que non. La misère est dégradante, la pauvreté ne l’est pas quand elle est assumée, voire choisie. Que signifie ce désir de sortir systématiquement les gens de la pauvreté ? Une société sans pauvres est-elle possible, a-t-elle tout simplement un sens ? Non, bien sûr. N’est-ce pas une forme d’injonction à être « comme tout le monde » ? La pauvreté, si elle est heureuse, n’est-elle pas une mise en péril de notre modèle social et économique, une renonciation à la consommation, au toujours plus ? Plus fondamentalement, la pauvreté met à mal notre volonté de maitrise et de toute-puissance. La pauvreté a à voir avec la fragilité, l’incomplétude, la limite. N’est-ce pas ça que l’on rejette ou que l’on veut abolir ? Je reprends une citation déjà utilisée de Elena Lasida qui me semble très éclairante :

On associe souvent la fragilité à un manque à combler, à un problème à résoudre, à une insuffisance à réparer. Mais c’est la fragilité qui rend possible l’émergence du radicalement nouveau. C’est parce que l’individu se reconnaît fragile qu’il est capable de construire avec les autres une véritable relation d’interdépendance. C’est la fragilité de chacun qui permet de se situer face aux autres en frère plutôt qu’en rival.

La pauvreté vue comme une fragilité devient alors, paradoxalement, une richesse, en tous cas une ressource, une possibilité de fraternité. Ce paradoxe n’est pas admis par tous ceux qui veulent catégoriser les choses en bien ou mal. La pauvreté n’est pas un mal en soi, je ne dis évidemment pas qu’elle est un bien. Elle est seulement une situation à vivre sans assignation ni stigmatisation.

Si j’ai titré mon papier « pauvres de nous ! » c’est bien sûr pour exprimer l’inquiétude que j’éprouve face à cette incapacité à voir la pauvreté autrement que comme une anomalie à corriger avec les conséquences dommageables que ça peut avoir. C’est aussi pour tenter d’assumer cette fraternité qui est seule à même de rendre concrète la notion de « communauté nationale ». La solidarité par l’impôt est absolument nécessaire mais elle ne remplace pas la fraternité. « Les pauvres », ce ne sont pas les autres, c’est nous aussi, d’un certain point de vue. On n’est pas seulement pauvre de manque d’argent. Si on regarde ainsi la pauvreté, on peut cesser de « faire pour les pauvres » et développer des solidarités actives sur les territoires comme s’y emploient les territoires zéro chômeur de longue durée dont Macron a dit, face à Borloo, qu’il souhaitait le déploiement. Il faut le lui rappeler régulièrement.

Revenons donc à ce que proposait Agnès Buzyn dans Le Monde. Les intentions vont clairement dans le bon sens :

La stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté portera deux ambitions majeures d’investissement social : dans la prévention, l’éducation et la formation, d’une part, et dans l’accompagnement, l’autonomie et l’émancipation sociale par l’activité, d’autre part.

Nous ferons le choix des services collectifs, des crèches, des écoles, des centres sociaux, des associations pour assurer l’égalité des chances dès les premiers pas de la vie, amplifier l’effort éducatif impulsé par Jean-Michel Blanquer, soutenir les familles et l’exercice de la parentalité, renforcer l’action sociale de proximité, prévenir l’isolement, garantir l’accès aux droits et aux services essentiels des plus fragiles. Nous mobiliserons pleinement le plan d’investissement dans les compétences porté par Muriel Pénicaud pour rendre effectif l’accès à la formation de tous les jeunes, notamment les plus exclus, avec une attention particulière pour les plus vulnérables pour lesquels nous proposerons de nouveaux parcours vers l’emploi.

Sur la méthode aussi, les principes sont bons :

[la stratégie] accordera une large place au soutien aux initiatives des territoires, à l’expérimentation, à la participation des personnes concernées. Elle engagera une rénovation du travail social pour donner davantage de confiance aux travailleurs sociaux.

Le point de vigilance à avoir concerne cette « émancipation par l’activité » qui revient à plusieurs reprises. Elle est intéressante si par « activité » on cherche bien à sortir de la seule logique du « retour à l’emploi » qui individualise la recherche de travail et empêche de faire émerger de nouvelles activités socialement utiles mais qui demandent un peu d’ingénierie sociale pour trouver un modèle économique viable et pérenne. Cela suppose un travail sur les territoires mobilisant acteurs sociaux et économiques dans des dynamiques collectives. Si la dimension collective n’est pas absente du texte, elle reste un peu en filigrane et l’on sait que la tendance à l’individualisation est forte.

On voit bien que deux lectures de l’émancipation sont possibles, l’une individualiste l’autre convivialiste[1]. Le risque d’une approche comptable de la réduction des déficits budgétaire est de toujours privilégier la première pour faire des économies sur les dépenses publiques. C’est comme ça que David Cameron avait torpillé lui-même son projet de « big society » pourtant intéressant sur le papier.

Macron/Cameron, une lettre les distingue, ce n’est pas beaucoup…

 

[1] J’ai préféré utiliser ce terme de convivialiste à l’alternative fraternel vs solidaire. Le convivialisme tente en effet de concilier « principe de commune socialité » et « principe d’individuation »

http://www.lesconvivialistes.org/abrege-du-manifeste-convivialiste

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Auteur/autrice : Hervé CHAYGNEAUD-DUPUY

Je continue à penser que l’écriture m’aide à comprendre et à imaginer.

 

2 réflexions sur « Pauvres de nous ! »

  1. Je ne suis pas sûr que des expressions lancées à la volée comme « tomber pauvre » aient tant de signification que cela. Mais peu importe, je suis d’accord sur l’essentiel de ton billet. J’ajouterais juste deux arguments dans le sens de la relativisation de cette « pauvreté ». D’abord, un français au RSA est bien plus « riche » que des milliards d’êtres humains. Et ensuite, il vit déjà au dessus des moyens que les ressources de la planète peuvent soutenir. Que les pauvres restent pauvres, que les riches le deviennent, et que chacun trouve bonheur et épanouissement dans cette quête de sobriété !!

  2. Un rebond sur mon texte. Je lis « Le goût de l’autre » d’Elena Lasida sur une approche de l’économie mise en rapport avec la vie et les grands récits bibliques. C’est riche et décalé ! Je la citais dans mon papier (sur la fragilité) à partir d’un texte qu’elle avait publié dans la revue Etudes. Dans le livre que je lis, je viens de découvrir un passage directement sur la pauvreté qui conforte ce que j’ai écrit. Juste une citation : « L’expression lutter contre la pauvreté suppose que la pauvreté est une réalité objective dont certaines personnes seraient victimes et qu’il faudrait supprimer. Cette manière de définir la pauvreté appelle une forme de solidarité pensée comme suppression d’un manque.  » Elle propose une autre conception de la solidarité, « une solidarité par le plus plutôt qu’une solidarité par le moins. Une solidarité qui cherche quelle est la richesse potentielle de la personne plutôt que son manque à combler ». Elle propose une « justice contributive » là où en en reste souvent à une « justice redistributive ». Je signe !!

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