Sortir du dilemme du prisonnier

Retour, à froid, sur la crise de confiance entre politique et société, que traduit la démission d’Hulot… et sur la manière d’en sortir !

La démission de Nicolas Hulot nous a fait voir le gâchis incroyable de temps et d’énergie qu’entraîne la crise de confiance entre politique et société. Le dilemme du prisonnier, on le sait, caractérise une situation où deux joueurs auraient intérêt à coopérer, mais où, en l’absence de communication entre eux, chacun choisira de trahir l’autre comme un moindre mal. Nous en sommes là. La société et les politiques ont intérêt à coopérer pour faire face au péril écologique mais chacun, pensant que l’autre n’a pas pris la mesure de l’enjeu, choisit d’agir seul sans « l’autre camp » en annihilant ce faisant toute chance de réussite.

Les responsables politiques, ne se fiant qu’aux sondages qui ne reflètent pas la réalité d’une société en mouvement mais une opinion figée à un instant t, n’osent pas entreprendre de réformes AVEC la société. L’exemple emblématique est la question agricole et alimentaire. Tout était réuni pour engager à l’issue des états généraux la transition vers l’agroécologie mais le gouvernement a reculé par crainte de mécontenter les agriculteurs et les chimistes alors que c’était le moyen de les réconcilier avec la société en essaimant en 5 ans les  solutions déjà construites ou proches de l’être chez les industriels, chez les agriculteurs, les distributeurs, les ONG et les consommateurs.

A l’inverse on assiste à un mouvement sympathique dans la société pour « prendre le relais » de Nicolas Hulot. Puisque le politique démissionne, « missionnons-nous », faisons sans le politique. Ce mouvement a un certain écho : des pétitions et des tribunes circulent, des manifestations s’organisent et pourraient s’installer dans la durée… Depuis plusieurs années déjà une kyrielle d’initiatives de toute nature voit le jour. Dans le domaine déjà évoqué de l’agriculture et de l’alimentation, celle ayant eu sans doute le plus d’écho en moins de dix ans est celle des AMAP introduisant un rapport direct entre consommateurs et agriculteurs en popularisant les circuits courts qui s’est développée hors de toute politique publique.

Politique des petits pas sans mobilisation des acteurs sociaux d’un côté, initiatives sociales isolées et s’enfermant de plus en plus dans la défiance ou l’indifférence à l’égard des politiques semblent aux « joueurs » la seule solution réaliste et pourtant, selon la théorie des jeux, ils sont en train de perdre l’un et l’autre.
Nous n’avons pas ici la prétention de dire ce qu’il faut faire sur le fond, d’autres plus compétents ont déjà largement débroussaillé le terrain sur bien des sujets. Comme dans le dilemme du prisonnier ce qui manque pour prendre les bonnes décisions, c’est la connaissance de l’autre et des choix qu’il va faire. Seul l’échange entre les prisonniers permet d’aller vers la décision optimale où chacun s’en sort. Notre but ici est de mettre l’accent sur cette nécessité du dialogue. Pas un dialogue où l’on vient essayer de convaincre l’autre que l’on a raison (le mot con-vaincre est en lui-même l’aveu de sa stupidité), un échange où une position commune se dégage en prenant en compte le point de vue de l’autre. Cela passe par trois verbes raconter, recompter, raccorder !

  • Raconter c’est sortir de l’angoisse et de la paralysie d’un monde sans avenir, c’est se donner un horizon commun, une nouvelle frontière diraient les américains, c’est retrouver le goût de l’avenir selon la formule de Jean-Claude Guillebaud.

Nous sommes de plus en plus nombreux à en appeler à l’émergence d’imaginaires collectifs renouvelés ouvrant nos esprits à la possibilité d’un futur désirable. Ces imaginaires sont déjà là diffus et diffractés dans les myriades d’initiatives prises tout autour de la terre. Comme avec les immenses filets tendus dans le désert d’Atacama pour capter les brumes et recueillir l’eau vitale, nous devons lancer des filets pour capter les imaginaires naissants. C’est une tâche qui doit mobiliser les pouvoirs publics et la société, associés dans la conception d’imaginariums. [Nous sommes quelques-uns à développer un projet dans ce sens.] Les planétariums ou les aquariums ont donné à voir de façon ludique et pédagogique ce qui ne se voyait pas spontanément : le fond des océans ou les galaxies lointaines ; les imaginariums doivent aider à voir les imaginaires en cours de constitution. Cette plongée dans un avenir désirable donnera aux entreprises, institutions et citoyens les ressources pour réinventer leur raison d’être et trouver les chemins de transformation qui leur conviennent. Un des canaux de la TV publique devrait être largement dédié au partage de cet imaginaire, notamment grâce à des séries d’anticipation positive.

  • Recompter : malgré les travaux de Patrick Viveret (Reconsidérer la richesse), malgré le rapport Stiglitz commandé (qui s’en souvient ?) par Nicolas Sarkozy, malgré les efforts nombreux d’associations ou de clubs de réflexion nous ne parvenons pas à changer nos manières de compter laissant prospérer les externalités négatives qui dégradent tous les capitaux autres que financiers (capital naturel en premier lieu mais aussi capital social, capital culturel,…). Jacques Richard, professeur à Dauphine, a proposé une méthode intéressante CARE. Mettons enfin au point une comptabilité responsable à l’échelle de l’Europe pour nous aider à orienter nos investissements et nos consommations.  Recompter pour évaluer ensemble ce qui compte vraiment est le seul moyen d’avoir une représentation commune des efforts à faire et des bénéfices que nous pouvons en tirer.

Réunissons, en ce moment-charnière où les élections vont remettre le projet européen en jeu avec la montée des populismes nationalistes et où le jeu des négociations interétatiques semble bloqué, une « chambre des comptes européennes », une assemblée de la société civile, soutenue par tous les responsables politiques et économiques de bonne volonté, pour définir les 3 ou 4 premières externalités que nous décidons ensemble de considérer – de « prendre en compte » – dans  nos choix d’investissement et de consommation.

  • Raccorder, c’est démultiplier les instances de dialogue qui permettront de dépasser les contradictions actuelles entre les technologies et le vivant. De telles instances existent, des compromis s’y élaborent qui réconcilient des points de vue opposés sur la manière de faire face aux enjeux environnementaux et sociaux. Les relations entre ONG et entreprises montrent un réel niveau de maturité qui permet d’associer dénonciation ET négociation. Des plateformes de discussion pour envisager des technologies au service du vivant, trouver la manière de gérer le risque lié à toute phase de transition, en prenant en compte une variable trop souvent négligée, le temps des transformations voient le jour. Je suis de mon côté associé à l’initiative prise par Dorothée Browaeys (Tek4life avec les forums nanoRESP et bioRESP).

Plutôt que des états généraux ponctuels et souvent décevants, l’Etat aurait tout intérêt à participer pleinement à de telles initiatives souvent prises en dehors de lui.  Là encore, les joueurs, tous les joueurs doivent entrer dans le dialogue si l’on veut sortir enfin du dilemme du prisonnier.

Il peut sembler bizarre – voire inconséquent – de dire que le plus urgent est le dialogue. Pour beaucoup d’entre nous l’urgence est à l’action. Nous ne voyons le dialogue que comme une perte de temps, une manière de renoncer à agir. Malheureusement nos pratiques du débat public, notre vie médiatique donnent souvent une piètre image de ce que la dialogue peut produire. Mais ce n’est pas ça le dialogue ! Miser fortement sur les trois registres que je viens d’évoquer (raconter, recompter, raccorder) permettrait de donner sens et force au dialogue entre la société et le politique. L’aventure humaine incroyablement complexe que nous avons à mener dans les 30 ans qui viennent ne peut s’en passer. Si nous voulons sortir de la prison où nous enferme notre mode de vie actuel, il est urgent de raconter, recompter, raccorder !

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Auteur/autrice : Hervé CHAYGNEAUD-DUPUY

Je continue à penser que l’écriture m’aide à comprendre et à imaginer.

 

9 réflexions sur « Sortir du dilemme du prisonnier »

  1. Oui ! Il faudrait surtout apprendre dès le plus jeune âge (et tout au long de sa vie !) à cultiver les sources de bonheur qui se multiplient en se partageant (l’enthousiasme, la joie, l’amour, la creativité, l’énergie positive, la connaissance, le respect, les arts, …) et à fuir (ou utiliser avec parcimonie) les faux-semblants, les apparences et les sources d’illusion (comme l’argent). Tout le reste n’est que pansement sur jambe de bois…

  2. Oui !
    Re-compter en fonction des quelques critères prioritaires. Introduire dans les prises de décisions d’autres critères que l’€, qui n’est plus la seule ressource rare dont nous devons optimiser l’utilisation.

  3. Cher Hervé, « la société » et  » les politiques » comme catégories, tu ne penses pas que ça ratisse un peu large? et que l’on ne peut pas comprendre les logiques d’action à partir de ça. Et donc le dilemme du prisonnier atteint ses limites car nous ne sommes pas deux prisonniers mais l’un qui a les clés ( de la prison) et l’autre non, mais ce sont d’autres acteurs qui doivent monter sur la scène. Car ce que consacre surtout la démission de Hulot et ce qu’il a bien exprimé, c’est que l’économie ( le système productiviste a t il dit je crois), devenue désencastrée comme disait Polanyi et au carré depuis sa financiarisation, fait sa loi et tous les autres, politiques et société pour reprendre tes catégories, doivent subir et faire semblant de diriger dans le cas des politiques. Et là on retrouve du conflit politique classique entre ceux qui veulent laisser les clés à ces gardiens de prison irresponsables et ceux qui veulent les leur enlever. Nous ne sommes décidément pas du tout dans le même bateau et il ne sera pas question de coopération mais de guerre, ça c’est à peu près sûr puisque la guerre a été déclenchée comme le montre Trump notamment mais déjà avec la crise financière qui a brûlé des ressources énormes( et ensuite autant pour sauver des banques) qu’on ne mobilisera pas pour sauver la planète !

  4. cher Dominique
    Nous avons besoin de ratisser large car, qu’on le veuille ou non, nous sommes dans le même bateau. Même les « ennemis » y sont et ne peuvent être « hors-sol » comme ils se l’imaginent (cf Latour où atterrir ?). J’ai déjà eu l’occasion ici de dire mon souci de lutter contre l’inacceptable plutôt que contre des ennemis. Les contraindre « à rendre les clés » suppose que nous fassions alliance pour sortir de l’abdication du politique.

  5. Je rejoins Dominique Boullier, il n’y a pas deux prisonniers partageant au fond les mêmes convictions, les réconcilier n’étant qu’une affaire de dialogue.
    Il y a au moins un troisième larron : l’indifférent, l’ignorant, le cynique. Celui qui autorise l’évacuation de ZAD pour permettre le passage des bulldozers, celui qui décide que pour préserver son CA il faut se battre contre (« Fight back! ») les politiques environnementales, celui qui râle contre la limitation de vitesse à 80km/h, celui qui désigne ceux qui sont différents comme des boucs émissaires.
    Et le pire, c’est que ces trois personnages (au moins) sont un peu en chacun de nous, à des degrés différents, mais bien là !

  6. Mathieu,
    Dominique parlait de la finance, tu parles du groupe de tous ceux qui sont contre ou indifférents ! Il commence à y avoir du monde dans la prison !! oui, « la société » n’est pas un groupe homogène mais, comme tu le pointes toi-même à la fin, chacun de nous est tiraillé entre le cynisme, l’indifférence et l’ignorance. Tu dis « et le pire… », je dirais au contraire, « heureusement » chacun de nous est un peu « l’ennemi » qu’il a à combattre. ça relativise les oppositions que l’on voit trop souvent comme indépassable. Le dialogue ne sert pas pour autant à réconcilier des personnes ayant plus ou moins les mêmes idées. Il doit permettre de dépasser de façon créative des oppositions qui peuvent être dures. Sans détailler ça suppose de multiplier les points de vue pour éviter les oppositions binaires gagnant/perdant. Pour moi, le plus dur n’est pas l’opposition forte, c’est « l’a-position molle » si je puis tenter ce néologisme. Celui qui se fout de tout et qui refuse la discussion.

  7. J’ai lu avec retard cette chronique qui m’a un peu hérissé le poil. Et je me retrouve entièrement dans la critique formulée par Dominique Boulier. Merci à lui. La démocratie c’est d’abord le droit à la pleine expression des contradictions de notre monde. N’ayons crainte du conflit.

  8. Cher Jacques Ion
    Je pense m’être mal exprimé car évidemment la démocratie doit permettre l’expression des contradictions. Certains points de vue ne seront pas conciliables et je suis d’accord avec Chantal Mouffe, je l’ai écrit par ailleurs, sur le risque de la recherche du consensus à tout prix ce qui conduit à privilégier « l’infra-politique » des experts. Pour autant, je ne pense qu’il faille renoncer à chercher des alliances entre acteurs de la société (y compris des entreprises) et acteurs publics. Les trois chantiers sur lesquels j’insiste doivent pouvoir, selon moi, réunir largement : raconter, recompter, raccorder…

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