La Marseillaise de trop ?

La Marseillaise entonnée à l’Assemblée Nationale ! Pour la première fois depuis la fin de la Première guerre mondiale. Pour moi, je crois que ça a été le déclic, hier soir en voyant les images à la télé. On en fait trop. Il est temps de changer de registre !

La Marseillaise entonnée à l’Assemblée Nationale ! Pour la première fois depuis la fin de la Première guerre mondiale. Pour moi, je crois que ça a été le déclic, hier soir en voyant les images à la télé. On en fait trop. Sous le coup de l’émotion tout était justifié. Dimanche les millions de personnes dans la rue, les représentants des Etats d’Europe, d’Afrique et du Proche-Orient, et même les dictateurs. L’union contre la barbarie. Une fois pour toutes. C’est dit en silence, c’est dit avec des salves d’applaudissements qui naissent et disparaissent puis reprennent, obstinément. Voilà ça suffisait.

Mais hier soir, l’enflure commençait à poindre sous l’émotion légitime. Et des questions, vite refoulées, viennent à l’esprit. On se met à comparer les millions de morts de 14-18 et  les 17 victimes de cette semaine de janvier en se demandant si cette Marseillaise commune aux deux événements est légitime. Bien sûr le premier mort est inacceptable, et pourtant… On ravale bien vite ce décompte malséant, mais il a traversé l’esprit. Et tout risque de venir dès  que le fil de la pelote est tiré.  Le pays est-il réellement en danger parce que des cinglés manipulés par des fanatiques s’attaquent à un journal satirique ?  Imagine-t-on réellement que notre civilisation est en train de s’écrouler à cause de ces misérables ? Personnellement je ne le crois pas du tout. On nous parle de guerre asymétrique mais n’est-ce pas un simple accès de violence aveugle comme on en a connu bien d’autres au long de notre histoire de la bande à Bonnot à la bande à Baader ? Ne sommes-nous pas beaucoup plus menacés par le péril de la financiarisation et de l’hubris généralisé ?

La culture religieuse a du bon : on y apprend que toute épiphanie n’est qu’un instant où une réalité invisible se dévoile. Lors de la Transfiguration, Jésus apparaît tel qu’il est à ses disciples qui en perdent les pédales et veulent rester sur la montagne, dresser la tente,… Jésus les ramène vite à leur réalité terrestre et les invite à redescendre dans la plaine. Dimanche a été une épiphanie (une manifestation) de la République, ne cherchons pas à la faire durer artificiellement. Elle perdrait toute consistance. Gardons cette journée comme un temps de concorde nationale, comme un signe qu’au-delà de nos divisions, nous avons une communauté de destin… Mais cette concorde n’a pas vocation à durer, le conflit est légitime. On s’est simplement rappelé (mais c’est essentiel !) que nous pouvons vivre ensemble sans être d’accord.

Le temps est venu de prendre des initiatives concrètes pour que nos appels à la fraternité ne restent pas vains. La fraternité n’est pas l’absence de conflit, l’unanimisme béat. C’est simplement la certitude que la discussion peut faire avancer bien plus que l’opposition frontale, qu’il y a du commun entre nous… même si parfois il est dur à trouver. Dans l’émotion, j’ai parlé de brigades du débat et du rire… Certains ont dit chiche. D’autres voies peuvent être explorées. Des initiatives sont en germes ici ou là. Redescendre de la montagne ne signifie pas renoncer à l’action, au contraire ! mais c’est prendre les chemins patients de la réalité humaine.

Nous avons vu à quel point le besoin de débattre était pressant. Rien que pour ce blog, le nombre de lecteurs s’est multiplié. Vous avez été plus nombreux que jamais à commenter, directement ou par mail. Des propos graves, réfléchis ont été tenus. Des interrogations ont été réaffirmées avec force : la notion de « fraternité » ne va pas de soi, certains craignent qu’elle nous éloigne du devoir de solidarité, qu’elle nous enferme dans une forme de communautarisme. Mais on peut voir la fraternité de façon très différente, comme la reconnaissance d’une capacité de toute l’humanité à « agir en frère » justement sans s’enfermer dans les fratries de sang ou d’appartenance. Une autre interpellation, plus véhémente, appelle à « laisser une place aux athées » sans laisser penser, de façon implicite, que chacun a une foi. Lors du travail sur la laïcité aux Ateliers nous avions eu de la même manière des échanges beaucoup plus vifs que sur les autres sujets. On touche là à des questions essentielles et que la futilité des temps laisse souvent sous le boisseau… Une proche de l’aventure des Ateliers résume bien la nécessité du débat :

Les échanges ci-dessous m’intéressent vivement. En tout cas, ils m’ont fait penser. Et penser seule, me semble pauvre et limitant. S’il est des temps où la réflexion démocratique prend un sens aigu pour moi, ce sont bien ceux-ci. Oui, la controverse est l’enrichissement indispensable où l’on peut écouter, entendre les points de vue différents. Pour ma part, je suis bousculée et peu certaine de mes positions depuis la semaine dernière. Je ressens un besoin urgent de me confronter à d’autres pensées. Alors, merci à vous pour le dialogue à construire ensemble.

Dans ces moments d’intense cogitation mutuelle, de nombreuses lectures nous ont été conseillées que nous avons à notre tour relayées. Ce matin je n’en retiens qu’une, celle d’Ali BenMakhlouf parue dans Libération (merci Francis !). Il parle de Latifa Ibn Ziaten, mère du militaire français Imad, tué par Merah en mars 2012 qui intervient depuis partout pour débattre de l’Islam (je l’ai vue sur le plateau de Pujadas, absolument remarquable, écoutée de tous et notamment de Badinter)

L’exemple de ce témoignage, à lui seul, suffit pour dire que les intellectuels n’ont aucun droit ni pouvoir exclusif de décrypter la réalité à la place des autres. Relisons le Maître ignorant de Jacques Rancière, où l’émancipation signifie que chaque personne issue du peuple, parce qu’elle est citoyenne, peut concevoir sa dignité humaine, «prendre la mesure de sa capacité intellectuelle et décider de son usage» (éd. Fayard, 10/18) sans qu’on vienne lui dire en quoi cette dignité consiste. Transmettre, ce n’est pas décrypter pour les autres, c’est débattre avec eux.

Que les politiques et les médias redescendent vite de la montagne où ils semblent se complaire, nous avons à faire ensemble, ici-bas. Qu’ils continuent encore sur le registre de l’émotion et ils dilapideront instantanément le crédit qu’ils ont regagné. Les symboles sont puissants mais ils se figent très vite en caricature. Merci de nous permettre de les garder vivants dans nos esprits et dans nos cœurs. Nous n’oublierons pas le 11 janvier. Et c’est heureux que la date qui va rester dans les mémoires soit celle de la marche de dimanche plutôt que celle des meurtres. Décidément ces apprentis terroristes n’ont même pas réussi à imposer leur 11 septembre.

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Auteur/autrice : Hervé CHAYGNEAUD-DUPUY

Je continue à penser que l’écriture m’aide à comprendre et à imaginer.

 

9 réflexions sur « La Marseillaise de trop ? »

  1. J’ai beaucoup aimé ce texte et je te rejoins complètement.
    Il exprime bien l’ambiguité croissante de ce mouvement, qui me taraude et que je tente d’exprimer à mes amis. Je ne peux pas m’empêcher de faire le lien avec le « United We Stand » américain, sa beauté initiale et ses dérives…
    Merci de tes textes; ils apportent un peu de diversité au débat public, c’est ce dont nous avons bien besoin.
    Martin

  2. Merci une fois de plus pour cette subtile analyse, Hervé.
    C’est éclairant. .. et inspirant !
    mais je crois aussi qu’il est puissant, le besoin de se retrouver autour d’un hymne, de partager par le chant.
    Le problème est aussi l’hymne en lui même : il est guerrier, agressif (le sang impur…) et son air, presque cacophonique, composé par un musicien de fanfare.
    Si notre hymne parlait d’amour et était mélodieux, dirais-tu ‘stop’ ?
    🙂

  3. Pleinement d’accord !
    Merci pour le lien vers l’article d’Ali BenMakhlouf dans Libé qui est très inspirant.
    Je ne suis pas allé à la marche Dimanche, certains diront que « je me suis défilé » … 😉 . Mon sentiment profond était alors qu’il y avait un contre-sens entre empathie et émotion fusionnelle. Je me suis réveillé lundi avec la gueule de bois et le sentiment que la caricature avait envahi tout l’espace public. Mon impression est aujourd’hui celle d’une confusion entre Humanité et Unanimité.
    J’ai essayé de poser quelques réflexions à ce propos dans un article « Être ou ne pas être Charlie ?’ (voir mon blog).

  4. Hervé, je m’interrogeais ce matin en lisant ton texte, quant à ma propre réaction à cette Marseillaise, mais je n’en avais a priori guère le temps. J’ai cependant dû poursuivre un peu ma réflexion, car M6 est venu m’interviewer, précisément sur ce sujet.
    Mon sentiment est qu’il faut d’abord saluer cette manifestation patriote, unitaire, solennelle, digne, certainement sincère, et massive (l’hémicycle était plein !), car c’est une conjonction vraiment exceptionnelle, comme les médias l’ont souligné. De plus, elle émane de nos « représentants » (même si l’on peut évidemment mettre en question leur représentativité) et il est donc normal qu’ils s’associent à l’émotion générale. Ils auraient même dû la précéder…
    Mais je pense aussi que cette Marseillaise devrait être considérée comme une (belle) conclusion à cette période d’émotion, de compassion, de symbolisation extrême. Il s’agit maintenant de passer de l’émotion à la raison, puis à l’action, en se souvenant que la sécurité n’est pas le seul problème de la France aujourd’hui, ni même sans doute le principal.
    Il nous faudra montrer que nous sommes capables de maintenir le climat d’empathie qui s’est créé pour discuter, échanger, décider, réformer, sans nous déchirer. Il faudra le rappeler aux responsables, aux élus, aux partis, aux partenaires sociaux leur devoir d’unité, dès qu’ils l’auront oublié, ce qui ne tardera sans doute pas.
    Enfin, je crois qu’il faudra vraiment modifier le message belliqueux délivré par la Marseillaise. Une façon aussi de nous demander si nous sommes vraiment en « guerre » contre un millier de fous de Dieu (ou de fous tout simplement) ou si ce n’est pas leur donner trop d’importance. Nous avons d’autres « combats » à mener pour redresser la France. Il est bon en tout cas d’avoir déjà redressé la tête.

  5. merci Hervé, c’est trop bon ce que tu nous écris

    « Le chant choral est thérapeutique. Impossible de penser à autre chose lorsque nous sommes occupés à chanter. Un sentiment de bien-être s’empare de nous et nous transporte au delà de nos problèmes quotidiens. Parole de choriste! »

    a mon avis, ils sont encore à panser leurs plaies nos élus, l’angoisse et l’émotion affleurent, et pas encore à les penser ! d’un coup ils ont l’impression d’être ensemble vraiment, au dela des différences.. on sait bien que c’est faux, mais on est sur un autre registre. N’empêche il y a 2 qui sont restés assis et qui n’ont pas ouvert le bec…

    autre point : Latifa Ibn Ziaten, ah oui ! si peu invitée jusqu alors par les médias – formidable, profonde, tenace, vraie, tout – les yeux plantés dans son interlocuteur- elle a détourné 3 jeunes du départ pour le Jihad, les a suivis, récupérés!

    je viens de découvrir cette association aussi, avec un père de famille qui vit dans une tour des quartiers nord, pour partager la vie de ses voisins. http://assolerocher.org/je-rejoins-une-equipe/devenir-volontaire/
    Il racontait que les travailleurs sociaux partent vers 17h, c’est normal, alors y vivre, c’est pour avoir le temps de parler avec les gens après le travail, donner un coup de main à l’un à l’autre etc, enfin rien d’extraordinaire, mais tout simplement être à la « bonne présence » ( on parle tjours du fait qu on cherche la » bonne distance » -langage psy )
    a bientôt ( remarques jetées en vrac, pardon.. )

  6. Pour continuer à mettre ensemble quelques-uns des textes qui nous ont marqué en réaction à cette semaine noire, voici le texte d’Hugues Bazin qui a préféré marcher sur d’autres chemins, dimanche 11 janvier et qui note : « Ces manifestants se sont retrouvés autour des principes démocratiques et républicains, chantant la Marseillaise et défendant notre modèle institutionnel. Si nous nous retrouvons autour des mêmes valeurs, les institutions qui les portent sont aujourd’hui obsolètes. Pour cette raison ce pouvoir n’est pas en mesure de traduire ce mouvement autrement que par une politique sécuritaire confortant une société figée incapable de répondre aux mutations sociétales et socio-économiques ».Il donne ensuite les pistes à explorer pour « donner plus de pouvoir aux citoyens dans leurs capacités d’être coproducteur de la société ». allez voir ici

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