« Un attentat fait plus de 97 000 morts ! »

Ce titre vous ne le verrez pas et c’est heureux. L’indescriptible émotion qu’il provoquerait ne nous saisira pas. Pourtant ces morts sont bien là, chaque année, dans l’indifférence. Il y a des jours où notre capacité à regarder ailleurs devient insupportable, même quand elle consiste à re-regarder des attentats bien réels, hélas.

Les attentats de novembre 2015 – on vous le répète matin midi et soir depuis une semaine – ont fait 130 morts. 130 vies fauchées sans raison, simplement parce que ces personnes profitaient de la vie à la terrasse d’un café ou dans une salle de concert. Le choc immense est encore prégnant six ans plus tard. Alors, imaginons un instant ce titre à la Une de toute la presse : « 97 242 morts, l’équivalent de 2 attentats du 13 novembre chaque jour depuis un an ».  C’est inimaginable ces 748 attentats en une année ! Près de 100 000 morts, c’est l’agglomération d’Angoulême, la ville où je suis né. Ces morts sont pourtant bien réels, et ils se renouvèlent d’année en année dans l’indifférence généralisée. Ce sont les morts liés aux particules fines émises par la combustion des énergies fossiles, le diesel principalement, en France[1].

Pourquoi associer ces morts ? N’y a-t-il pas une insupportable indécence dans toute compétition victimaire ? Bien sûr, et mon propos n’est pas de mettre en concurrence les morts sur un marché de l’attention toujours limité ! Toute mort injustifiée est un scandale et doit nous toucher indépendamment du nombre de personnes concernées. Ce serait bien sûr terrible si le résultat de mon propos pouvait conduire à penser : « après tout c’est vrai, des morts, il y en a beaucoup et pour bien des causes, on ne peut pas s’émouvoir à l’infini… donc retirons-nous dans une saine indifférence ». Alors pourquoi aller sur ce terrain glissant ? Simplement pour essayer d’ouvrir les yeux sur une réalité que nous devons prendre en compte. Moi le premier, j’ai vu ces études et je ne me suis guère ému en les découvrant. Incroyable, insupportable… et on passe à autre chose.

Pourquoi ces morts ne nous touchent-elles pas ? On ne le sait que trop : elles ne sont que des statistiques, constatées ex post ; la mort n’a été ni violente ni spectaculaire ; elle a touché des victimes « prédestinées » par leur lieu d’habitation, leur pauvreté, leurs éventuelles comorbidités (selon le terme que le Covid nous a appris à connaître)… La liste des « excuses » à notre indifférence pourrait s’allonger.

Pourquoi faire le lien avec les morts des attentats et pas avec celles du Covid ? Parce que cette comparaison est trop évidente et inutilement polémique. Oui, entre ces deux causes sanitaires, il y a plus de morts liées aux particules que provoquées par le virus. Mais on sait que cette comparaison est absurde : le nombre de morts du Covid est relativement faible justement parce qu’on a agi. Et à l’inverse, le nombre de morts liées aux particules fines reste élevé parce qu’on ne prend pas les mesures nécessaires.

Et c’est là que la comparaison avec les attentats prend son sens. Ce qui m’a donné envie d’écrire cet article c’est une information donnée sur France Inter ce matin : nous allons avoir droit à un billet quotidien sur l’audience du jour pendant les neuf mois que va durer le procès. Chaque jour, quelques minutes consacrées à nous rappeler l’horreur et la folie des attentats. Chaque jour, une réaffirmation que le terrorisme est installé dans nos vies. Un goutte-à-goutte d’anxiété et d’impuissance puisqu’aucun procès ne contribuera jamais à rétablir les équilibres du monde. On nous ressasse à l’envi que le procès est utile à la société autant qu’aux victimes. Bien sûr la justice doit passer, et avec toutes les garanties de procès équitable que nos démocraties peuvent donner. Bien sûr la qualité des échanges peut aider à comprendre, on l’a vu avec le procès des attentats de Charlie Hebdo.  Mais neuf mois de présence médiatique quotidienne ne peut pas ne pas avoir d’effets délétères sur l’opinion. Dans le même temps la même radio a remplacé sa chronique environnementale par une tribune politique au moment même où le dernier rapport du Giec et les catastrophes de l’été devraient conduire à revoir toutes nos priorités. C’est cela que je ne supporte plus.

L’émotion des morts du Bataclan ne doit pas conduire les médias et les politiques à remettre en avant les menaces terroristes qui restent infiniment moins dangereuses que notre marche à l’abime par refus de prendre les questions écologiques au sérieux. C’est une facilité indigne et irresponsable que de jouer les matamores face à un danger réel mais dont on pourrait limiter le développement par une réduction drastique de l’importance médiatique qu’on lui donne. Et cette facilité que l’on s’autorise fait négliger le considérable effort pédagogique pour rendre acceptable et, mieux encore, désirable le formidable changement de nos modes de vie que nous devons opérer en moins de 10 ans. C’est en constatant cette insupportable inversion des priorités que le silence sur les morts liées à la pollution aux particules fines issues de la combustion des énergies fossiles m’apparait finalement comme le plus sordide, le plus lâche et le plus grave des attentats.

 

[1] Selon une étude publiée par des chercheurs de Harvard, de Birmingham et de Leceister dans la revue Environmental Research au début de l’année.

Une démocratie des ressources plutôt qu’une démocratie des épreuves !

De quelle démocratie avons-nous besoin pour surmonter les épreuves qui sont devant nous ? La proposition d’une « démocratie des épreuves » voulue comme une réponse au populisme ne répond en rien à l’urgence principale, la transformation de nos modes de vie. Pour réussir il faut plutôt miser sur une démocratie des ressources…

En première lecture, Pierre Rosanvallon est toujours stimulant : il met des mots sur les réalités sociologiques qui permettent de les voir sous un jour nouveau. Dans les 3 pages que Le Monde vient de consacrer à son nouveau livre, l’intérêt tient aussi au commentaire argumenté qu’en font quatre acteurs de la vie politique française : Anne Hidalgo, Marine Le Pen, Arnaud Montebourg et Valérie Pécresse. Je n’ai pas encore lu le livre de Rosanvallon mais la thèse expliquée par l’auteur lui-même dans l’extrait du livre repris par le quotidien est claire. Un entretien dans l’Obs confirme bien le ressenti premier. Cet essai entend donc « appréhender le pays de façon plus subjective, en partant de la perception que les Français ont de leur situation personnelle et de l’état de la société. Il se fonde pour cela sur une analyse des épreuves auxquelles ils se trouvent le plus communément confrontés ».

Pierre Rosanvallon retient ainsi trois types d’épreuves :

  • Les épreuves qui déshumanisent les femmes et les hommes (harcèlement, violences sexuelles, emprise, manipulation, …).
  • Les épreuves du lien social en distinguant mépris, injustice et discrimination.
  • Les épreuves de l’incertitude liées aux bouleversements économiques, au dérèglement climatique ou aux pandémies, autant qu’aux incertitudes géopolitiques.

Face à l’impuissance qu’ils ressentent devant les grands problèmes socio-économiques, les Français porteraient leur attention sur « l’affrontement à ces épreuves dont l’effet paraît plus immédiat et plus directement sensible ».

Jusqu’ici les politiques n’ont pas su trouver de voie efficace, pris entre deux approches possibles, les réponses technocratiques et les élans populistes. « Ceux qui gouvernent, s’ils ne se fient qu’aux statistiques et aux analyses « objectives » d’une société-système, s’avèrent incapables de transformer la réalité et d’avoir l’intelligence de leurs échecs » mais « en devenant le ressort d’une politique, le ressentiment se détache de l’impuissance qui l’accompagnait lorsqu’il était rapporté à la psychologie de l’individu. S’inscrivant dans un processus d’affirmation de soi, il devient alors de la « dynamite ».

Rosanvallon propose alors un « nouvel art de gouvernement », avec des politiques qui sortent de ce qui est ressenti comme du mépris par une attention aux réalités sensiblement vécues. Cette « démocratie des épreuves » serait la « seule alternative aux impasses et aux dangers liés d’un côté au populisme et de l’autre à ce qui relève à la fois d’un technolibéralisme et d’un républicanisme du repli sur soi. »

Prendre en compte l’expérience vécue doit-il conduire à se focaliser sur les épreuves ? Comment construire une politique sur cette base ? Les responsables politiques interrogés (sauf Anne Hidalgo) acceptent l’analyse sociologique mais réfutent la solution d’une « démocratie des épreuves ». C’est Montebourg qui dénonce le plus nettement les limites d’une telle approche : « En privilégiant la compréhension des émotions sur l’analyse des rapports de force sociaux, il acte le caractère indépassable des injustices léguées par quarante années de domination néolibérale. Cela est faux ». Mais Pécresse, Le Pen le rejoignent pour dire qu’il faut une ambition politique propre. Autour « de l’ordre, de la liberté et de la dignité » pour Pécresse, autour d’un « grand projet collectif porteur d’espérance et d’enthousiasme optimiste » pour Marine Le Pen ou bien encore, pour Montebourg, « d’un imaginaire qui permette de se représenter un avenir collectif conforme aux principes républicains ».

Anne Hidalgo voit à l’inverse dans la proposition de Rosanvallon une voie pour éviter les écueils technocratiques d’un côté et populistes de l’autre en construisant une société des égaux « où émancipation collective et pleine émancipation de l’individu vont de pair, où la dignité, dans toutes ses formes, mais aussi le rôle et l’utilité de chacun au sein de la collectivité seraient enfin reconnus à leur juste valeur ».

Reconstruire la politique à partir des personnes, j’y souscris pleinement et c’est même la raison d’être de ce blog. Mais je trouve la proposition de Rosanvallon dangereuse moins par le fait qu’elle s’accommoderait des injustices structurelles comme le dit Montebourg mais plutôt parce que les épreuves ne sont pas en elles-mêmes des points d’appui pour repolitiser la société. La recette de Rosanvallon est risquée parce qu’elle ne s’éloigne pas suffisamment de la réponse populiste. Il imagine que la prise en compte de leurs épreuves peut permettre aux citoyens de « reprendre le contrôle sur leurs existences et rompre avec le sentiment contemporain d’impuissance ». Je suis (paradoxalement) sur la même ligne que Marine Le Pen quand elle dit que « Pierre Rosanvallon a entendu un pays qui geint. Cette plainte souvent légitime est la marque d’un pays en souffrance, mais pas forcément d’un sursaut ».  Pour autant, les contrepropositions des leaders politiques interrogés sont à mon sens tout aussi inopérantes. Plus grave, les responsables politiques qui les énoncent ne semblent pas se rendre compte de la contradiction dans laquelle ils se retrouvent en proposant de prendre en compte les gens dans leur singularité tout en imaginant qu’un « grand projet » pourra répondre à ce besoin de personnalisation de la vie politique.

N’y a-t-il rien d’autre à proposer que le sursaut républicain ou l’écoute des épreuves ? Le peuple devrait être écouté ou guidé mais on n’imagine pas qu’il ait une capacité d’action propre. Non pas « en tant que peuple » qui s’exprimerait d’une seule voix mais plutôt comme une multitude d’individus, de collectifs, de réseaux de toutes sortes, emportés dans des dynamiques qui ne s’institutionnalisent plus comme avant mais qui n’en relèvent pas moins d’un « fait associatif » massif comme le rappelle souvent Roger Sue. Une conjonction d’initiatives qui ne se fédèrent pas mais n’en constitue pas moins le début d’alignements significatifs autour des transformations de nos modes de vie : alimentation déplacements, habitat…  Les responsables politiques n’ont pas encore compris que c’était là, autour de la question cruciale des modes de vie, que l’horizon politique, l’espoir de progrès devaient se réinventer… et que les citoyens commençaient à se mobiliser, à bas bruit. Ce n’est ni le pacte républicain, ni la loi et l’ordre qui peuvent servir de boussole, d’imaginaire pour un avenir désirable.

On a souvent caricaturé les écologistes en les réduisant à la promotion du vélo ou du bio à la cantine. Il n’est toujours pas possible dans un débat politique de parler de transition des pratiques alimentaires. On est immédiatement enfermé dans une polémique stérile comme celle des menus végétariens des cantines de Lyon. Et pourtant on sait que le sujet est crucial et qu’il a des incidences sur les pratiques agricoles, sur l’emploi et l’attractivité des métiers, sur l’aménagement du territoire et la mise en question de la métropolisation… Un vrai sujet politique qui questionne l’avenir de millions de personnes … mais ce n’est pas considéré comme politique ou, plus exactement, ce n’est pas traduisible dans les termes du débat médiatique entièrement dominé par les questions de sécurité. Il est incroyable que l’on ne comprenne toujours pas que notre sécurité collective est considérablement plus menacée par le réchauffement climatique et la perte de biodiversité que par les caïds de banlieue.  L’abus de produits carnés sera incomparablement plus meurtrier que tous les règlements de compte marseillais !

Pendant qu’on regarde obstinément ailleurs, les modes de vie sont en train de se réinventer sans qu’on en prenne conscience et donc sans qu’on en tire de conséquences en termes d’action publique. On en reste aux mesures sectorielles toujours sous-dimensionnées comme l’a prouvé la loi adoptée à la suite de la convention citoyenne pour le climat. Il y a un travail immense à faire pour politiser les enjeux de mode de vie, pour en débattre, expérimenter, populariser les initiatives des pionniers…

Ce ne sont pas les épreuves sur lesquelles on peut construire le pacte politique nouveau, c’est sur les ressources, les capacités que portent les personnes pour peu qu’elles se relient les unes aux autres. Travailler à la mise en cohérence des initiatives, aux alignements et aux coopérations nécessaires voilà le rôle nouveau du politique. Dépasser l’impuissance sans se complaire dans l’écoute d’une France qui geint, ni dans un appel mythique au grand projet rassembleur, c’est s’intéresser aux énergies que révèlent en creux les épreuves.

Oui, il est souhaitable de prendre en compte les épreuves mais c’est pour les dépasser à la fois en ouvrant des perspectives et en montrant que ces perspectives supposent l’action en commun et non la « simple » protection face à l’adversité. Et l’action la plus vitale consiste à imaginer de nouveaux modes de vie compatibles avec l’urgence climatique. Le point commun de ces nouveaux modes de vie, tels que les dessinent les avant-gardes, c’est la redécouverte des communs : autopartage et covoiturage, jardins et repas partagés, tiers-lieux… Il faut évidemment aller beaucoup plus loin que ces initiatives marginales. Comment nos déplacements, notre santé, notre alimentation, notre sécurité même peuvent-elles être réappropriées par les gens eux-mêmes ?  L’ingrédient nécessaire pour aller dans ce sens, c’est la sortie de l’individualisme pensé comme une souveraineté absolue de chacun, c’est reconnaitre notre incomplétude et son corollaire, le besoin de l’autre et donc de la confiance qui permet cette relation à l’autre. C’est ce que dit de manière éclairante Marc Hunyadi dans son dernier livre Au début est la confiance, éd Le bord de l’eau 2020. Il y revient dans un entretien publié en août par le quotidien La Croix :

Il faut partir de notre rapport au monde, car toute relation au monde implique une forme de confiance. Toute action implique à chaque fois de pouvoir compter sur la manière dont se comporteront les choses, les autres ou les institutions. Ce « compter sur », force de liaison élémentaire, implique un pari où la volonté se découvre délogée de sa souveraineté, parce qu’elle doit parier sur quelque chose qui ne dépend pas d’elle. La confiance est le nom de ce pari.

Je trouve qu’il n’y a pas de plus bel enjeu politique que de créer les conditions de cette confiance indispensable aux modes de vie à inventer. Ce n’est pas un grand projet au sens programmatique du terme, c’est plutôt une boussole pour l’action, un discours de la méthode. Si tous les projets politiques sont restés largement inachevés ces dernières décennies, ce n’est pas seulement à cause des crises traversées, c’est aussi parce qu’ils étaient conçus avec l’idée qu’il ne fallait surtout pas demander quoi que ce soit aux citoyens de peur qu’ils se braquent.

Et si nous faisions le pari inverse ? Et si nous disions aux gens que les modes de vie c’est à eux de les inventer et que l’Etat est là pour les aider à établir la confiance entre eux ? Et si l’on découvrait en allant dans ce sens que c’est non seulement possible mais plus encore source de joie, de bonheur de redécouvrir que l’Autre n’est pas l’ennemi mais la condition même de son propre épanouissement ? J’avais écrit dans Citoyen pour quoi faire que la promesse démocratique de notre temps devait être « le bonheur de se relier ». Rien ne me parait plus nécessaire aujourd’hui. La promesse précédente, « l’autonomie par les droits » qui résultait de la Révolution a produit deux siècles d’émancipation de l’individu mais on voit qu’elle se retourne aujourd’hui contre elle-même en produisant du ressentiment.

Nous avons à faire un changement de cap vertigineux, aux antipodes du précipice de l’identité et du repli sur soir vers lequel la campagne semble vouloir nous conduire. Pour cela nous avons moins besoin de courage et d’effort – comme on nous le rabâche sans fin – que de créativité et d’élan vital. C’est quand même plus désirable, non ?! Pour ne pas rester dans un enthousiasme qui pourrait ressembler à un utopisme béat, je voudrais simplement terminer sur un fait basique. En science participative, plus on demande aux gens de s’investir fortement, plus ils le font. Quand on ne leur demande qu’une observation simple et sans engagement véritable, ils participent beaucoup moins. Demandons beaucoup aux citoyens mais ne nous trompons pas : il faut qu’ils se sentent réellement concernés. Quoi de plus « concernant » que la manière dont nous organisons nos vies ?

Appel à développer un fitness citoyen !

Nous avons besoin de lieux pour muscler la parole démocratique, face à la montée de l’abstention et aux tensions complotistes ou populistes. Et si nous décidions de les créer ?

Dans une société d’individus, la politique finit par perdre son sens surtout quand on n’a plus l’impression d’être écouté. De plus, avec une information toujours davantage sous l’influence des chaînes info et des réseaux sociaux, les citoyens deviennent des proies possibles pour le complotisme, la post-vérité. Certains en concluent que nous entrons dans une ère post-démocratique, avec la montée de l’abstention, du dégagisme ou du populisme.

L’imaginaire démocratique perd assurément de sa puissance évocatrice et de son attrait. Et pourtant, la soif d’expression révélée sur des registres très différents lors de la crise des Gilets jaunes  ou avec la prise de parole des jeunes générations sur l’urgence de la transition, est bien le signe que l’esprit démocratique est toujours vivace et qu’il cherche d’autres modes d’expression.

Soit qu’on se détourne de la politique, soit qu’on en refuse les formes actuelles,  la capacité à « s’opposer sans se massacrer » (selon la formule des Convivialistes reprise de Marcel Mauss) ne va plus de soi.

N’avons-nous pas dès lors la responsabilité collective d’accompagner et de soutenir toutes les démarches qui se font jour pour revitaliser la parole démocratique, à un moment où l’éducation populaire et le militantisme politique ont déserté l’horizon de la plupart de nos concitoyens ? 

Inventons le fitness citoyen !

Notre intuition est qu’il faut inventer de nouveaux lieux, de nouvelles occasions pour « muscler » cette parole démocratique. A la fois pour qu’elle se fortifie et « s’assouplisse » dans son expression et pour qu’elle s’étende à davantage de publics. Notre pays a vu se développer en quelques années un réseau dense de salles de fitness où on développe sa condition physique. Ne devrait-on pas avoir accès à des salles de fitness citoyen[1] (dans le double sens de fitness, aptitude et bien-être) ? Il s’agit bien de trouver en proximité des lieux d’entraînement où cultiver une souplesse d’esprit, une endurance argumentaire, un plaisir d’échanger des points de vue…

Concrètement comment faire ? Incitons les différents lieux de socialisation existants (bibliothèques, centres sociaux, mais aussi des cafés, des tiers lieux,…) à proposer directement ou via des mouvements citoyens amis des moments de « tissage de paroles » où l’on viendra retrouver le goût de la parole et de la réflexion politique. Des lieux où l’on pourra développer sa capacité à se construire une opinion personnelle raisonnée, à l’argumenter et à la défendre par une prise de parole publique… mais aussi des lieux où on viendra échanger simplement pour refaire le plein d’énergie en partageant ses raisons d’espérer, ses derniers coups de cœur, ses rencontres inspirantes…

Contrairement à ce qu’on dit souvent, ce n’est pas tellement d’action que l’on manque, c’est plutôt d’une parole qui fait sens, une parole qui politise et donne à voir un « futur désirable ».

Partons des personnes, explorons la voie « persopolitique »

Dans une société d’individus, on ne peut redonner du souffle à la démocratie qu’en partant des personnes et de leur capacité d’expression. Associer Perso et Politique peut surprendre ou agacer. Ne souffre-t-on pas justement d’un repli individualiste ? La politique ne doit-elle pas avant tout redonner le sens du collectif ? Le point de vue défendu ici est qu’il faut davantage politiser les personnes que personnaliser la politique comme on l’a tenté sans succès depuis des années.

Cette politisation des personnes passe par l’expression et l’échange sur tout ce qui est aujourd’hui considéré à tort comme infra-politique : les initiatives du quotidien pour améliorer la vie et qui souvent dépassent l’action purement individuelle : rien qu’autour du jardin, de l’alimentation et de la santé, on a une richesse trop négligée !

Les trois registres de l’individuation, de la socialisation et du politique ne sont pas reliés, pire, ils s’excluent souvent mutuellement ! Les « trames » à tisser sont donc bien « persopolitiques » au sens où elles doivent créer des liens entre ces différents registres de la pratique démocratique : développer son discernement de citoyen, agir avec les autres sur ce qui nous concerne, développer des stratégies d’alliance pour changer l’ordre des choses quand il dysfonctionne.

Accompagnons cette « conversation démocratique »

Il est nécessaire de disposer sur le territoire de suffisamment de lieux de proximité où pourra s’animer cette conversation démocratique permanente.

Les lieux, inutile de les créer. En revanche il faut repérer des personnes aptes à devenir des « entraîneurs de la parole », ou plutôt des « trameurs de paroles », des personnes qui savent créer du lien, aider à l’expression et au rebond de l’un à l’autre. Et ensuite les rendre visibles, leur donner des modes de faire (simples !) et les aider à « garder la foi » par des échanges réguliers entre pairs.

C’est ce que nous voudrions initier en constituant un premier réseau de « trameurs de parole » volontaires pour expérimenter ce fitness citoyen.

Pour être à la hauteur de l’enjeu, nous devrons rechercher le soutien de municipalités, d’entreprises travaillant au service du bien commun (mutuelles, entreprises délégatrices de services publics, fondations…) pour que l’initiative ait une réelle force et une réelle ampleur.

Nous pourrons ainsi :

  • Repérer un premier réseau de « trameurs de parole », au-delà des initiateurs
  • Identifier des lieux et réseaux de lieux pouvant accueillir la conversation démocratique et ce tramage de la parole du personnel au politique
  • Proposer des formats comme les ateliers d’argumentation, les stations-services[2], …
  • Mettre en place un site collaboratif où chacun va pouvoir
    • découvrir le lieu le plus commode en termes de proximité et d’horaires de rencontres,
    • se proposer pour devenir « trameur de parole »,
    • inscrire un nouveau lieu sur la carte,…
  • Développer la visibilité auprès des acteurs locaux et des citoyens grâce à une campagne presse et réseaux sociaux et par un lobbying citoyen auprès des réseaux de lieux potentiellement intéressés (centres sociaux, bibliothèques,…)
  • Animer des rencontres de formation mutuelle et de ressourcement des « trameurs » on et off line.

Avec la brusque massification de l’abstention, il est temps de donner à chacun l’occasion de retrouver le goût de la politique. Et aucune campagne d’appel au vote, même massive, n’y suffira. Le fitness citoyen est une voie à explorer. Et si nous le faisions ensemble ? 

Le projet est volontairement limité pour pouvoir le mener sur tout le territoire avec un déploiement rapide. Je parle de ce projet depuis plusieurs mois et il rencontre un écho favorable auprès de beaucoup de mes interlocuteurs. Il est temps de voir si un nombre suffisant de « co-porteurs » peut émerger.

Nous sommes déjà plus d’une dizaine de personnes à être intéressées pour être parties prenantes du projet et cinq d’entre nous ont pris le temps de se réunir pour un premier partage aujourd’hui, 14 juillet. Laissez un commentaire si vous souhaitez entrer dans l’aventure d’une manière ou d’une autre. Toutes les bonnes volontés sont les bienvenues !!

 

[1] Des interlocuteurs se sont étonnés que j’utilise un terme anglo-saxon. Si je parle de fitness citoyen, c’est que je pense qu’il faut s’adresser à celles et ceux à qui ce terme parle et non à ceux (comme moi !) qui préféreraient des termes français ! Et puis fitness a un double sens qui relie aptitude et forme/bien-être et c’est intéressant.

[2] Les « stations-services » sont un « format » de rencontre que nous nous proposons d’expérimenter : il s’agit de permettre à ceux qui y viennent de faire le plein d’énergie en partageant, le temps d’un tour de table convivial, ce qui leur a donné des raisons d’espérer dans les jours/semaines précédentes. De ce partage elles peuvent repartir en se sentant renforcées, reboostées pour mener leurs propres activités.