Notre-Dame, memento de l’avenir

L’incendie de Notre-Dame, en sortant le monument de sa pétrification dans un passé immuable et inactuel, peut-il nous aider à nous dégager du présent perpétuel qui est le drame de notre monde ?

Comme toujours face à un événement dé-mesuré, hors de la mesure des jours ordinaires, j’ai une boulimie de lectures. Celles qui m’ont le plus marqué parlaient du temps remis en mouvement. Gilles Finchenstein l’a très bien dit en pointant combien Notre-Dame représentait l’antithèse de nos vies contemporaines (le temps long, la lenteur, le silence, le collectif, la douceur, le sacré) https://www.franceinter.fr/emissions/le-grand-face-a-face/le-grand-face-a-face-20-avril-2019 (32’30’’)

Mais c’est dans Le Monde que je trouve la formule qui dit le plus justement ce que nous avons été nombreux à percevoir confusément :

Notre-Dame qui brûle, c’est le surgissement brutal et forcément inattendu d’un passé, qu’on croyait infaillible et qui fait irruption en même temps qu’il s’annihile. Notre-Dame qui brûle, c’est la tyrannie du présent qui devient insupportable.

L’historienne Fanny Madeline disait également dans le même article :

Lundi soir, l’image de Notre-Dame qui s’embrase apparaît soudain comme la manifestation inattendue mais évidente d’un effondrement. Ce mot, qui est là, dans l’air du temps, qui nous menace et nous projette dans un avenir inimaginable, vient s’imposer pour décrire ce qui arrive à l’un des édifices les plus emblématiques de notre histoire, frappant notre mémoire, ouvrant cette faille temporelle où l’avenir vient percuter le passé. Et là, impuissants devant nos écrans, tout se passe comme si nous assistions à ce que nous ne voulons pas voir : les flammes de Notre-Dame, c’est notre monde qui brûle. C’est l’Effondrement, avec un E majuscule, celui de la biodiversité, c’est la grande extinction des espèces, la fin des démocraties libérales occidentales.

C’est sans doute cet effroi devant l’effondrement suspendu qui nous a poussés collectivement à vouloir combler cette faille temporelle. Tout doit revenir comme avant, au plus vite. Cinq ans dit le Président. Peu importe le réalisme de l’annonce, le risque que ce « temps précipité des décideurs » fait courir au « temps long des bâtisseurs », le rétablissement du présent ne souffre aucun délai. N’avez-vous pas, comme me le faisait remarquer Valérie, ma femme, l’impression que l’événement lui-même est déjà rangé dans le grand livre d’image des souvenirs et que, si l’on parle encore de Notre-Dame, on est déjà dans l’histoire d’après, avec ses querelles bienvenues parce qu’elles feront de beaux débats intemporels entre anciens et modernes ?

Un passé dont nous nous sommes très largement coupés et qui ne remonte que dans les sanglots de la disparition, un avenir que nous ne voulons pas considérer parce qu’il nous angoisse davantage à chaque catastrophe climatique, il ne nous reste que ce présent accéléré, syncopé, halluciné. Nous sommes sur le tapis roulant d’un cardiotraining. Tout commence gentiment : vous marchez et le tapis semble s’accorder au rythme de vos pas et puis insensiblement il accélère, vous forçant à presser le pas. Au bout d’un moment encore, à l’accélération s’ajoute une pente à gravir. Le cœur s’emballe, vous vous accrochez pour ne pas perdre pied. Plus rien d’autre n’a d’importance, l’environnement s’efface, vous devez tenir. On en est là, à courir au présent, sans passé vivant et sans avenir à vivre.

Ce monde au présent a-t-il un sens ? Instinctivement, viscéralement, nous savons que non. C’est ce que nous avons vécu, ou plutôt entraperçu, en ce début de Semaine Sainte. A noter, très peu de journalistes ont osé utiliser ce terme et ont préféré parler de « semaine de Pâques » alors que pour les Chrétiens les semaines pascales sont celles qui suivent Pâques et non celle qui précède. Même le mot « saint » semble nous faire peur ! Nous n’assumons décidément rien, ni notre passé marqué par le christianisme, ni notre avenir placé sous le signe de l’effondrement.

Peut-on vivre avec un passé chosifié, muséifié, retranché de nos vies ? Je parle ici en homme marqué par la foi chrétienne, si peu « canonique » qu’elle soit, ce qui me donne la chance d’avoir un passé vivant.  Si l’on peut encore partager les larmes de Pierre quand le coq se met à chanter et que pour la troisième fois il vient de jurer ne pas connaître Jésus en route vers sa Passion, alors une vieille histoire de 2000 ans s’actualise soudain dans nos vies pourtant si éloignées de celles de ces juifs du temps de l’occupation romaine. D’autres ont une mémoire historique vive, faite de luttes collectives ou de sagas familiales. Mais pour tant de nos contemporains le passé est sans profondeur et le monde d’Internet et des réseaux sociaux nous condamne, disent certains scientifiques à n’avoir plus que la mémoire d’un poisson rouge. Comment dès lors mettre en perspective et assumer les catastrophes que nous vivons déjà et que nous allons vivre ? L’effroi, la sidération et l’oubli sont-ils notre seul avenir ?

Je disais dans mon précédent papier espérer un regain de solidarité, ne faut-il pas tout autant espérer une réinscription dans le temps long, pas dans une logique de refuge dans un passé idéalisé mais pour y chercher des ressources d’humanité afin de sortir du « jour sans fin » qui nous ramène chaque matin au même point. Ce temps arrêté ne nous permet pas d’inventer les lendemains différents sans lesquels notre avenir risque d’être bien sombre.

La difficulté d’aujourd’hui est que nous prenons conscience que les lendemains qui chantent, le progrès infini, la croissance comme baume à tous nos maux ne sont plus un avenir possible. Nous comprenons que notre monde a des limites avec l’effarement du héros de The Truman show lorsque le mat de son voilier déchire le décor qui enclot sa vie. Comme nous devons redonner vie au passé pour bénéficier de ses attachements et de ses ressources, nous devons aussi inventer un avenir non-prométhéen. C’est une rupture majeure qui nous oblige, pour changer, de comprendre ce qui ne doit pas changer. Le paradoxe est bouleversant : pour changer, nous devons prendre exemple  (sans les copier)sur les sociétés que nous jugions immobiles comme les amérindiens navajos et leur hozho ! L’harmonie, la résilience, la circularité deviennent les mots-clés d’un avenir qui n’est plus une fuite en avant. Nous avions pris l’habitude de vivre dans un présent sans passé (sauf ce passé figé du patrimoine intangible) et sans avenir (puisque notre préférence pour l’immédiat nous empêche de le préparer). Nous allons devoir prendre soin de la profondeur du temps, vivre dans un présent beaucoup plus riche que le présent immédiat dans lequel nous nous sommes comme desséchés.

L’incendie des toits de Notre-Dame peut-il nous réveiller de notre somnambulisme ? Devrons-nous attendre les effondrements de l’avenir ? Celui de la biodiversité ne sera hélas pas symbolique. J’en viens à souhaiter que les toits de Notre-Dame ne soient pas reconstruits par-dessus les voutes de pierre. Cette blessure apparente conservée au cœur de Paris nous rappellerait en permanence le risque des effondrements de l’avenir. Oui, ne revenons pas à l’éternel présent de notre civilisation inconséquente. Il nous faut un memento puissant pour nous pousser à prendre soin de l’avenir, jour après jour. Notre-Dame sans toits, memento d’un avenir en suspens.

 PS/ j’ai appris les attentats de Colombo pendant l’écriture de ce texte. Je republie ci-dessous le texte écrit après les attentats de Charlie. Je ne connais pas le contexte du Sri Lanka mais ce que j’écrivais alors reste d’actualité : notre monde manque cruellement de douceur et d’amour.

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Auteur/autrice : Hervé CHAYGNEAUD-DUPUY

Je continue à penser que l’écriture m’aide à comprendre et à imaginer.

 

2 réflexions sur « Notre-Dame, memento de l’avenir »

  1. Avant cet évènement, je découvrais le livre d’Anne Dufourmantelle ( éd. Rivages Poche 9€ ), « Eloge du risque » et ses multiples chapitres et notamment celui « Oubli, amnésie, délivrance » (p.46-53) qui ici illustre / éclaire tes propos. Je ne ferais pas ici de citation plus précise au risque de réduire la démarche de son petit chapitre.

  2. Notre Dame renaitra de ses cendres, par le génie et la foi de nos contemporains, s’inscrivant dans cette alliance éternelle entre Dieu et les hommes . Elle deviendra la contemporaine des hommes et femmes de notre siècle pour la joie et l’ exaltation des générations à venir. La vie est là, faisons lui confiance.Tours le

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