Alexandre Jardin à Canal+ pour parler de démocratie. Occasion pour moi d’une « valse à 4 temps ». Intérêt d’abord, déception tout de suite après, réflexion ensuite, espoir finalement. Une valse-hésitation, qui, je crois, dit bien le moment très particulier dans lequel nous sommes entrés, celui, qu’avec d’autres, je nomme la transition démocratique.
1er temps : intérêt
Quand Alexandre Jardin prend la parole à la télévision sur les questions d’engagement civique, on s’attend toujours à des paroles décoiffantes. J’avais beaucoup aimé, avant les présidentielles de 2007, son apostrophe : « Si l’ensemble de notre société était capable de mobiliser sa créativité et ses potentiels les plus inattendus sur les questions éducatives, nous serions plus riches, sans doute moins cons et probablement plus gais ! » Depuis son premier livre sur le sujet 1+1+1, Alexandre Jardin nous a habitués à ses coups de gueule et à ses éclats de rire pour nous inviter à voir l’action des citoyens comme une chance pour le bien commun et plus encore comme le meilleur moyen de vivre pleinement sa vie en se faisant plaisir. Cet épicurien civique me changeait des militants tellement sérieux et révoltés qu’ils en oubliaient de jouir de la vie ! Donc en entendant qu’il passait au Grand Journal de Canal +, je décidais de renoncer à mon zapping favori, le grappillage entre le Journal de la Culture de la 5, le 28 minutes d’Arte et le Petit Journal de Canal.
2ème temps : déception
Je suis sorti de ce moment de télé improbable plutôt perplexe. Jardin a à peine réussi à faire comprendre son message alors que l’antenne avait construit l’émission autour de lui. Ce qui me semblait neuf, son idée de « contrat de mission » à signer avec des élus locaux pour mettre en place un bouquet de solutions déjà expérimentées, était noyé dans une mise en scène emphatique et vieillotte avec des maires ruraux ceints de leur écharpe tricolore, installés en face d’une cohorte de « faiseux » avec une écharpe zébrée en référence au mouvement lancé l’an dernier par Jardin. Le pire a été qu’un de ces élus a entonné l’hymne national faisant lever l’ensemble des personnes présentes sur le plateau, animateurs compris, à l’exception de Jean-Michel Apathie. Ça a eu pour moi l’effet inverse de celui recherché : notre hymne ne convient décidément pas à autre chose qu’à l’exaltation sportive et nationaliste (même le 11 janvier dernier après les attentats, j’ai été incapable de le chanter alors que j’étais pris dans l’émotion de la foule débouchant sur la place Bellecour ) ; face à mon écran, impossible de participer sur commande à un moment d’union nationale « improvisée ». Ce qui aurait dû être une insurrection civique virait au pathos républicain qui plus est complètement à contresens de l’esprit de cette chaîne qui a fait de la dérision sa seconde nature.
J’ai réentendu Alexandre Jardin à la radio dans le week-end et je l’ai trouvé plus juste, plus léger. C’est compliqué de trouver la bonne manière de parler de démocratie dans les médias. Il y avait dans l’émission de Canal+ un non-dit qui faussait tout : était-ce une émission comme une autre mais alors la mise en scène n’avait pas lieu d’être ou bien une « spéciale » mais l’engagement de la chaîne aurait dû être explicite. Créer l’événement ne se décrète pas. Qu’on se rappelle à l’inverse de la formidable émotion qu’on a été si nombreux à ressentir en voyant la vidéo de la représentation interrompue de Nabucco, celle où Riccardo Muti fait reprendre, avec la salle debout et vibrante d’émotion, le chœur des esclaves. Pour ceux qui ne l’ont pas vu, c’est vraiment fort !
3ème temps : réflexion
J’avais lu par ailleurs, à quelques jours d’intervalle, deux autres informations sur des manières très différentes de concevoir et de solliciter l’intelligence citoyenne. La première est celle prônée par Jacques Testart, le biologiste qui a été le premier à tester ce qu’il appelle maintenant les conventions de citoyens. Il a publié en début d’année au Seuil L’Humanitude au pouvoir, Comment les citoyens peuvent décider du bien commun. Il ne se contente pas de raconter comment ces conventions de citoyens fonctionnent, il propose de leur donner une place dans notre fonctionnement institutionnel et de remplacer le Sénat par une assemblée de « gens ordinaires » tirés au sort qui relaierait leurs avis.
Autre découverte, grâce au blog d’Anne-Sophie Novel, autre incarnation de cette citoyenneté en acte, le réseau social weeakt.com qui propose de façon simple et ludique d’afficher ses actions pour donner envie à d’autres de faire pareil, soit par des actions spontanées soit en accomplissant des « missions » proposées par des associations. Toutes ces actions sont comptabilisées et on peut ainsi faire gagner des points à sa ville (sans que la collectivité en tant qu’institution soit impliquée !). Le réseau mise donc sur l’émulation entre habitants de villes différentes.
Rien à voir entre ces deux informations ? Simplement une confiance dans la capacité des personnes à devenir des citoyens, soit pour délibérer, soit pour agir, mais toujours au service du bien commun.
Toutes ces initiatives ont leurs détracteurs et les critiques sont légitimes mais ça n’empêche qu’elles se développent. Il y a de plus en plus de réseaux sociaux citoyens. Il y a toujours plus d’initiatives de délibération citoyennes. Et finalement cette diversité d’approches et de solutions permet de toucher des publics différents, des gens tournés vers l’action quotidienne, des gens plus intéressés par l’élaboration de normes communes,…
Jacques Testart note avec lucidité : « Croire aux vertus de la citoyenneté ce n’est pas célébrer les êtres humains en l’état où les a placés la société, c’est ne pas douter qu’un citoyen sommeille en chacun et s’efforcer de l’éveiller ». Dans un article paru dans l’Humanité il constate qu’
il manque un mot pour parler d’une capacité humaine qui existe chez toutes et tous mais n’apparaît que dans des situations exceptionnelles où des personnes impliquées dans une action exaltante de groupe semblent vivre une mutation intellectuelle, affective et comportementale .
Les gens se réunissent, se renforcent mutuellement, éprouvent une empathie les uns pour les autres… et cette émulation engendre une effervescence intellectuelle, morale et affective, qui se traduit par la fabrique de propositions citoyennes, sous diverses formes. Or, j’ai constaté que ce type d’effervescence sociale et intellectuelle apparaît lors des « conventions de citoyens » que nous avons élaborées avec la Fondation Sciences citoyennes : lorsqu’on confie à des personnes ordinaires, ni « notables » ni « experts », une tâche et une responsabilité importantes, elles les prennent très au sérieux et s’impliquent au nom de l’intérêt commun de l’humanité.
Deux qualités qui composent l’humanitude : l’empathie et l’intelligence collective, au nom de l’intérêt public .
4ème temps : espoir
Revenons à Alexandre Jardin. Son projet peut sembler très libéral. Son Appel des Zèbres est ainsi explicite avec son « Laissez-nous faire ! on a déjà commencé ».
Signer l’Appel des Zèbres, c’est soutenir l’action d’une nation adulte qui se prend déjà en main sans rien demander
[…] Signer cet appel c’est exiger de ceux qui nous dirigent ou aspirent à nous diriger de nous Laissez-faire, partout où l’action de la société civile est déjà la plus efficace !
[…] Laissez-nous faire, nous qui portons la voix d’une société civile adulte qui n’attend plus rien d’en haut mais se coltine la réalité en bas.
Cela fait des années que je déplore que les mouvements citoyens soient considérés spontanément comme étant de gauche. Mes interlocuteurs me comprennent rarement. Pour eux, c’est naturel. Pour moi ça délégitime l’action citoyenne auprès de la moitié de la population française qui se reconnait dans la droite. Oui c’est souvent à gauche que naissent les nouvelles pratiques sociales mais c’est leur généralisation à des gens de droite comme de gauche qui en change la nature. Ce n’est plus alors le militantisme de quelques-uns mais un mode d’action collective approprié par tous. Les républicains étaient de gauche au XIXème, aujourd’hui plus personne ne remet en cause la République, pas même la droite nationaliste. La démocratie suppose que ses règles du jeu soient acceptées par tous. Et il me semble que c’est ce qui est en train de se produire avec l’action citoyenne. A gauche et à droite on peut désormais trouver une légitimation qui corresponde à ses options politiques.
On ne mesure pas assez la force de ce qui est en train de se produire ! Deux exemples encore qui montrent que le changement de paradigme est bien amorcé. Il ne s’agit plus d’un romancier romantique, d’un biologiste converti mais d’un journaliste politique et d’un professeur de droit constitutionnel !
Le constitutionnaliste, c’est Dominique Rousseau, déjà mentionné dans ce blog. Il poursuit sa réflexion dans Radicaliser la démocratie qu’il vient de publier au Seuil. Une interview dans Le Monde en reprend les principaux arguments. On ne peut qu’être frappé de la convergence de son propos et de celui de Testart :
Il faut renverser cette croyance que les citoyens n’ont que des intérêts, des humeurs, des jalousies et que la société civile, prise dans ses intérêts particuliers, est incapable de produire de la règle. Il y a de la norme en puissance dans la société civile.
Gérard Courtois, que j’avais égratigné ici pour avoir passé sous silence l’aspect le plus intéressant de l’étude Viavoice sur les innovations démocratiques, vient de publier dans Le Monde un texte où il s’intéresse justement à l’initiative de Jardin et à celle de Rousseau (plus le livre de la journaliste Ghislaine Ottenheimer davantage sur le registre de la dénonciation et donc pour moi nettement moins intéressant).
Vaines élucubrations, penseront les gens « sérieux ». Ils ajouteront que nos institutions en ont vu d’autres depuis un demi-siècle et que la France a d’autres chats à fouetter en ce moment. Ils seraient pourtant bien inspirés d’y prêter une oreille attentive, avant qu’il ne soit « trop tard », comme le redoutent le professeur, le zèbre et la procureur
Cet espoir de nouvelles pratiques démocratiques, je le vis « en direct » ce week-end en étant observateur, pour le Laboratoire de la Transition Démocratique, de l’expérimentation Gare remix. J’y retourne après cette mise en ligne et en parlerai bien sûr sur ce blog et celui du Labo qui va bientôt accueillir une série de textes sur le nouvel imaginaire démocratique en train de naître. Yves Citton, Jacques Ion, Olivier Frérot, Philippe Dujardin et bien d’autres y publieront ou republieront des textes passionnants !