Vaccination, longueur de temps et largeur d’espace

Et si nous étions – enfin – en train de redéfinir notre rapport au temps et à l’espace avec cette pandémie ? Au moins commençons-nous à voir l’absurdité de nos représentations actuelles .

Le temps et l’espace du Covid ne sont pas les nôtres et nous commençons à nous en apercevoir avec la vaccination.  En découlent du ridicule et du tragique. Avec, je l’avoue, un peu de désespoir devant notre incapacité à être à la dé-mesure de l’événement.

ESPACE – L’espace d’abord. Nous continuons à raisonner vaccination locale (des maires s’insurgent de ne pas avoir de vaccins dans leur commune), nationale (nous blâmons notre recherche et notre industrie de ne plus être à la pointe), européenne (la stratégie d’achats de vaccins aurait été trop bureaucratique, trop mesquine contrairement à celle de Trump ou de Johnson). Toutes ces querelles, tous ces « moi d’abord » sont vaines et écœurants. Nous oublions que nous avons à faire avec une pandémie qui se joue des frontières et à un virus qui développe des variants aux quatre coins du monde. C’est tellement absurde de penser se protéger tout seul dans son coin, que ce coin soit cantonal ou continental ! Tant qu’un coin du monde restera hors vaccination, nous resterons menacés. Pire même, si nous ne vaccinons pas l’humanité entière rapidement, les variants continueront à se perfectionner pour mieux nous infecter et déjouer nos barrières vaccinales. La bataille est, qu’on le veuille ou non, absolument mondiale. Toutes nos rivalités sont stériles et stupides. On sait qu’aucun barrage n’arrête une submersion quand la vague est trop forte. Il va falloir qu’on comprenne qu’on n’arrête pas un virus si on ne prend pas en compte son caractère mondial. Seules les îles et les dictatures parviennent à s’isoler totalement. Nous ne sommes apparemment pas sur une île, voulons-nous devenir une dictature ?

TEMPS – La dimension temporelle est tout aussi cruciale. Nous sommes prisonniers jusqu’à l’absurde du présentéisme. Janvier a été consacré en France à se plaindre des lenteurs de la vaccination sans envisager une seconde que, à quelques semaines d’intervalle, l’accélération exigée serait stoppée par une pénurie qu’on pouvait quand même imaginer tant le nombre de doses nécessaires et les temps de l’industrialisation ne semblaient pas compatibles. On échafaudait des stratégies sans prise en compte de l’aléa inévitable. Que d’énervements et d’incriminations, que de justifications en retour, toutes et tous rétrospectivement ineptes ! J’entendais l’autre jour surnager un frêle « l’histoire n’est pas écrite », propos inaudible (ou, pire, considéré comme une piètre défense) d’un chercheur de l’institut Pasteur, Frédéric Tangy responsable de l’institut d’innovation vaccinale. Il parlait de la course aux vaccins dans laquelle chacun s’accorde un peu vite à dire que Pasteur s’est ridiculisé. Si on n’est pas dans les trois premiers, on est out aujourd’hui, confondant ainsi recherche scientifique et compétition sportive. Pourtant le Vendée Globe, au même moment, consacrait non pas le premier arrivé mais celui qui avait accepté de perdre du temps pour secourir un candidat en perdition (et le quatrième était acclamé pour les mêmes raisons même s’il avait « la place du con », comme il disait lui-même de sa quatrième place, en bas du podium). Oui, l’institut Pasteur a perdu la course de vitesse… sauf que ce n’est pas d’une course de vitesse qu’il s’agit mais d’une course de fond. Et que l’adversaire n’est pas le concurrent mais le virus, on finit par l’oublier ! Le chercheur rappelait qu’on ne pourrait pas vaincre la pandémie uniquement avec des vaccins à ARN messager pour des raisons simples à comprendre : trop cher, trop compliqué à utiliser hors des pays riches. Il faudra des vaccins classiques bon marché, simples à produire et robustes. C’était la voie de Pasteur. C’est peut-être aussi le cas du vaccin russe (je n’ai pas les compétences pour l’affirmer et nos journalistes commentateurs méprisent trop ces vaccins si peu high tech pour que nous ayons cette information facilement disponible). Le paradoxe du temps accéléré dans lequel nous nous sommes habitués à vivre, c’est qu’il risque de nous enfermer dans un jour sans fin avec un virus impossible à éradiquer faute de « patience et longueur de temps » comme disait le fabuliste.

REINVENTIONS – La « longueur de temps » comme la « largeur d’espace » ne sont ni des utopies tiers-mondistes ni des nostalgies de temps révolus, ce sont les impérieuses nécessités du moment. Il vaut mieux les apprendre vite, ces rapports au temps et à l’espace, nous allons en avoir besoin tout au long des trente années de métamorphose du régime climatique dans lesquelles nous sommes entrées avec les années 20, ces années folles version troisième millénaire. Et parce que je ne veux pas m’enfermer dans la déploration de nos insuffisances collectives, ce rapport renouvelé au temps et à l’espace, nous sommes déjà en train de l’inventer, pour peu que l’on soit attentif aux signaux faibles.

C’est assez évident pour le rapport à l’espace. Nous sommes toujours plus nombreux à nous référer à « Où atterrir ? » de Bruno Latour qui nous a fait comprendre que ni le local ni le global n’avaient de sens, qu’il nous fallait être terrestres, c’est-à-dire attentifs à nos conditions d’existence sur une fine couche de vivant, tout autour de la planète.  Ce « terrestre » il est en même temps très local et très global et nous oblige à voir que notre action très locale ne peut avoir de sens que si elle tient compte de son articulation impossible à défaire avec le très éloigné. Le virus ne nous dit pas autre chose : nous devons être attentifs à la vie ici et maintenant, au plus proche de nous et en même temps cette vie proche n’est pas dissociable de la vie aux antipodes, à cause d’un virus, à cause du climat mondial, à cause de la biodiversité, elle aussi totalement locale et enchevêtrée.

Notre au rapport au temps reste plus ancré dans l’accélération et sa conséquence, le présentéisme. Mais comme on a Latour pour l’espace, on a Rosa – Hartmut Rosa – pour le temps. Il nous a fait comprendre que l’inverse de l’accélération n’était pas la décélération mais la résonance, terme pas toujours facile à comprendre. Je parlerais pour ma part d’attachement. Ce sont nos liens qui nous évitent de nous envoler comme une baudruche dans le temps accéléré. Le ralentissement ne peut tenir qu’à nos interactions, à la richesse de nos vies, à une certaine épaisseur du temps qui fait que nous ne nous contentons pas du présent toujours différent et toujours semblable. Le temps du virus est un temps de la patience, de l’action et de l’intériorité intriqués à travers des confinements nécessaires tout autant qu’absurdes, un temps de latence tout autant qu’un temps d’urgence. Le temps se démultiplie, ralentit et accélère, bien loin de toute linéarité. Nous sommes nombreux à ne plus savoir à quelle date exacte s’est déroulé tel ou tel événement, à la fois proche et lointain. Nous avons perdu nos repères temporels avec ce temps dilaté et contracté, accéléré et immobile. Nous sommes en train de découvrir un peu douloureusement mais sans doute très utilement que le temps ne se maîtrise pas, que nous devons apprendre la « longueur de temps » et nous en accommoder. Et s’accommoder n’est pas se résigner mais apprendre à faire avec, à jouer avec, à créer avec. Le temps n’est plus celui des planificateurs et des boursicoteurs, il est celui des navigateurs de l’incertitude, des Le Cam, le héros du Vendée Globe, plus que celui de Jeff Bezos, le roi du juste à temps. Je sais, ce n’est pas encore tout à fait évident mais je suis convaincu que c’est la réalité émergente.

Latence

L’attente dans laquelle nous sommes englués est plutôt une latence. Dans l’inquiétude d’une perte irrémédiable, dans l’espérance d’une métamorphose. Hauts les cœurs !

Nous attendons tous. Nous attendons la fin de cette pandémie, l’arrivée des vaccins. La fin de l’hiver, l’arrivée des beaux jours n’auront jamais eus autant d’importance dans nos vies. Nous attendons. Mais ne sommes-nous pas en train de sortir de cette attente franche, celle du premier confinement, celle où nous étions sûrs de revenir à notre vie d’avant ou au contraire de déboucher dans le monde d’après ? Ne sommes-nous pas en train de découvrir avec une forme de nausée et d’angoisse qu’il n’y aura ni vie d’avant ni monde d’après ? Pas seulement avec cette impression tenace de jour sans fin. Nous n’en sommes même plus là. Nous sommes en train de découvrir que nous sommes entrés dans un cocon pour une lente métamorphose dont nous ne savons finalement pas grand-chose. J’ai appris (ou réappris) récemment que la métamorphose n’est pas une simple transformation de la chenille à laquelle pousseraient des ailes. C’est une forme de liquéfaction conduisant à une renaissance d’un même entièrement différent ! Un autre mot est assez évocateur pour dire la spécificité de notre situation : celui de latence. Etat de latence, temps de latence. Les deux expressions insistent sur deux dimensions différentes de la latence. L’état de latence fait ressortir le caractère caché d’une situation. Il y a un potentiel déjà là mais il n’est pas apparent. Le temps de latence nous fait percevoir le retard avec lequel un phénomène va se manifester. La latence est à la fois une durée et une absence d’évidence. Le temps des pressentiments, des prémonitions. Un temps inquiet mais dont on sait qu’il va déboucher sur du tout autre. Une attente qui fait peur. Face à ce risque de sidération, j’aime à me souvenir que les espagnols utilisent le terme d’esperar pour dire attendre et espérer.

Comme je le disais pour mes vœux l’an dernier, je pense que nous devons prendre l’horizon de la décennie pour espérer la métamorphose. Elle commence seulement, nous allons avoir besoin d’espérance et de fortitude. Je nous les souhaite.

VIVRE, avec le virus !

Persopolitique n’a pas vocation à libérer son auteur de ses énervements mais avouons que le climat de cette rentrée ne conduit pas à la sérénité ! Or nous avons bien besoin de vivre la crise sur un tout autre registre que celui qui domine actuellement.

« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? », « Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, et l’herbe qui verdoie. » Tous les jours, avec le même ton angoissant et la même répétition que la femme de Barbe bleue dans le conte de Perrault, les médias s’interrogent sur la venue de la deuxième vague. Dans le conte l’arrivée des frères est le seul espoir d’échapper à la mort sous la lame de Barbe bleue. Dans notre « réalité médiatisée », c’est l’arrivée de la vague qui serait meurtrière. Dans un cas la menace est là, immédiate, et l’espoir hypothétique (les frères vont-ils surgir dans le poudroiement du soleil ?). Dans l’autre la menace est très hypothétique mais elle finit par anéantir l’espoir. Nous vivons comme si la deuxième vague était inéluctable, avec les mêmes effets qu’au printemps. Une autre analogie vient alors à l’esprit : ne sommes-nous pas plutôt dans Le désert des tartares à attendre, comme les habitants du fort imaginé par Dino Buzzati, un ennemi qui ne vient pas, complètement suspendus à cette attente, empêchés de vivre par l’obsession d’une Nouvelle vague ?

« Apprendre à vivre avec le virus », tel était le programme raisonnable auquel nous souscrivions tous largement avant l’été en nous disant que nous devrions cohabiter au moins jusqu’au printemps prochain avec le virus, sinon en bonne intelligence, du moins dans un évitement prudent et avisé.

Las ! la rentrée ne se passe pas du tout dans cette ambiance ! Encore une fois, nous ne serions que des enfants qu’il faut guider dans leurs moindres gestes et chapitrer au moindre écart ! Où est la confiance dont on nous assurait que nous en étions dignes ?! Nous avions été exemplaires, nous disait-on ! Nous avions adopté, malgré notre réputation de Gaulois rétifs à toute autorité, la plupart des gestes-barrières qui nous avaient été prescrits. Mais le ton de cette rentrée n’est pas à la confiance. Les obligations se multiplient et se généralisent. Normalement je devrais porter le masque dès que je sors de chez moi, puisque j’habite à Lyon. Mais dans ma rue, vers 8h, quand je sors prendre mon café du matin, il n’y a pas foule… et je me refuse à porter un masque. Je n’aime pas me mettre dans l’illégalité (j’ai scrupuleusement respecté la durée et le périmètre de sortie pendant le confinement) mais là, c’est trop ! Ce masque c’est bien sûr une protection des autres face à mes postillons et je me suis habitué à le mettre dans les transports, les lieux clos et les rues fréquentées. Je trouve ça civique et prophylactique mais laissez-moi une marge d’appréciation ! Toute obligation absurdement générale entraîne nécessairement le type de réaction que j’ai. J’ai discuté avec beaucoup de personnes qui partagent cette exaspération sans être des anti-masques par principe. Hier matin j’entendais que le procès des attentats de janvier 2015 allait se dérouler avec des masques ! Imaginer une justice masquée me semble une aberration. Il vaut mieux créer des distances physiques, limiter le nombre de personnes dans la salle d’audience mais il faut voir et entendre les protagonistes des débats ! On en vient à des acceptations folles d’une norme sanitaire.

L’autre jour, devant la débauche de signalétique autocollante dans le métro, sur les vitres des rames, sur les quais, dans les couloirs, avec des cheminements et des indications de distanciation absolument inapplicables, j’éprouvais également ce sentiment de malaise, ce manque d’air qu’on ressent quand on se trouve envahi par des injonctions multiples et contradictoires. Laissez-nous respirer ! Je crois qu’on a compris ce que nous devions nous efforcer de faire. Inutile de nous faire vivre chaque instant sous le registre de la prescription répétée ad nauseam.

Plus grave encore, nous retrouvons comme au printemps la litanie quotidienne des chiffres de la maladie. Tous les jours on nous alerte sur le nombre croissant de personnes touchées par le virus avec l’interrogation rituelle pour savoir si nous sommes entrés dans la deuxième vague. Jean-François Toussaint est bien seul à nous rappeler que nous ne regardons plus les mêmes chiffres qu’au moment du confinement ! Il a beau montrer les courbes des admissions en soins intensifs et des morts du Covid qui restent strictement plates, rien n’y fait. Oui, le virus circule, oui des gens sont infectés en nombre mais c’est bien ça « apprendre à vivre avec un virus ». Qui peut sérieusement croire qu’on puisse vivre avec un virus et ne jamais entrer en contact avec lui ? Notre apprentissage, côté médical, est pourtant bien engagé : on sait mieux soigner (on vient d’apprendre par exemple que les corticoïdes sont réellement efficaces), on gère mieux le passage en soins intensifs sans recourir aussi massivement aux respirateurs… En revanche nous n’avons pas encore trouvé le rythme de croisière pour tester de manière efficace et isoler les porteurs du virus ; sans doute cela viendra vite avec les tests plus simples qu’on nous promet. Bref, on s’organise pour faire avec. Il devient urgent que nous trouvions aussi les modalités d’information et de prévention qui n’accentuent pas inutilement la peur ou les contraintes infondées. C’est une excellente occasion de renforcer notre aptitude au discernement personnel et à la régulation par la multiplication des ajustements à toutes les échelles, familiale, professionnelle, de voisinage, locale et nationale.

Je me refuse à croire ce que certains disent : la peur étant un gage de tranquillité publique, les pouvoirs seraient tenter de maintenir un niveau élevé d’angoisse. Ce calcul serait un calcul de Gribouille au moment où la confiance en l’avenir est indispensable à la « relance » que promeut le gouvernement. On ne peut avoir en même temps la peur et la confiance dans l’avenir. Notre responsabilité à tous, et pas seulement aux gouvernants, est de privilégier la confiance.