Coronavirus, climat : même combat ?

Le coronavirus nous obsède au point d’en occulter toute autre préoccupation, notamment celle du climat. Un papier en quatre mouvements, écrit entre jeudi et dimanche, pour garder les oscillations du questionnement dans une période ô combien troublée.

1er mouvement, jeudi – Nous avons été nombreux à nous désoler que le coronavirus se révèle autrement plus mobilisateur que le climat pour nos dirigeants. Face à une menace qui nous semblait assez peu grave, en tous cas pas plus qu’une épidémie de grippe, l’incurie face à la menace climatique, bien plus vitale, apparaissait encore plus insupportable. Quoi ? un simple virus pouvait conduire à des décisions drastiques alors que la crise écologique restait sans réponse en rapport avec les risques d’effondrements multiples ?! C’était inadmissible. Mais ces derniers jours ce parallélisme, confortable pour l’indignation qu’il autorisait à bon compte, s’effrite peu à peu. D’abord parce que la gravité du virus a peut-être été sous-estimée par ceux qu’indignait un traitement médiatique apocalyptique. Notre méfiance à l’égard des médias nous amenait par réflexe compensatoire à ne regarder que les chiffres de la mortalité rapportés à ceux de la grippe saisonnière, effectivement beaucoup plus faibles. On oubliait ce faisant que la mortalité n’est pas le seul enjeu. Des hôpitaux, déjà au bord de l’explosion, vont sans doute être engorgés par des milliers de personnes à traiter en urgence pour des problèmes respiratoires aigus. Il fallait bien reconnaître que le système de santé allait être confronté à des difficultés sans commune mesure avec ce que provoque une grippe. L’impact supérieur à la grippe du coronavirus est encore renforcé par le fait qu’il n’y a ni vaccin ni traitement, que l’on peut être réinfecté en ne développant pas d’anticorps et qu’enfin on ne sait pas encore si le retour des beaux jours suffira à éteindre l’épidémie. Continuer la lecture de « Coronavirus, climat : même combat ? »

Coupe agentielle

Un mot, une notion plutôt, qui semble a priori très jargonnante et que j’avais d’abord laissée de côté dans le foisonnant pavé d’Yves Citton, Médiarchies. Elle vaut pourtant la peine de s’y arrêter.

Le point de départ du raisonnement, c’est l’expérience des fentes de Young qui avait réussi à montrer la double réalité de la lumière, à la fois onde et corpuscule. La nature de la lumière est indéterminée a priori et c’est la manière dont on « découpe la réalité » – grâce aux fentes – qui détermine à un instant t ce qu’elle est. La coupe est dite « agentielle » car c’est elle qui fait advenir la réalité corpusculaire ou ondulatoire de la lumière. Citton transpose la notion pour caractériser les médias, ici dans une interview à Medium :

Lorsque les médias de masse font circuler une information, ils ne se contentent pas de représenter un fait du monde, ils opèrent une coupe dans la réalité qui nous montre ce fait. Cette coupe est « agentielle » dans le sens où elle fait acte, où elle est non seulement représentative, mais constitutive de la réalité. […] Ainsi, le sensationnalisme qui entoure aujourd’hui les attaques au couteau faites par des frustrés se réclamant de l’Islam sont des produits des coupes agentielles médiatiques, bien plus que de la religion musulmane.

Je reprends à mon tour cette notion de coupe agentielle pour l’appliquer à notre conception de l’humain. Je ne suis pas anthropologue et ce que je vais dire ne vaut pas vérité scientifique mais il me semble que ça aide à comprendre la réalité humaine sans doute aussi indéterminée que la lumière avant son passage par les fentes de Young ! Depuis deux siècle et demi environ, nous avons réglé notre « coupe agentielle » de l’humain sur « homo economicus » avec une effectivité qui a progressivement phagocyté toute la réalité humaine ; nous sommes mis en compétition dès notre plus jeune âge et maintenant jusque dans les cours d’école avec, par exemple, l’affreuse hiérarchie des « populaires » et des « bolosses ».

La coupe a ainsi été incroyablement efficace au point qu’on a presque totalement oublié que c’était une coupe … parmi d’autres possibles. Depuis quelques années se multiplient pourtant les recherches[1] dans tous les domaines en ethnologie, en psychologie, en sciences cognitives, en économie, pour faire apparaître une autre dimension de l’humanité laissée de côté par des années de compétition, de concurrence et de marchandisation. L’homme apparait, dans ces travaux, empathique, doué pour la coopération et l’entraide. Comme le fait de regarder la réalité de la lumière comme onde ne fait pas disparaître sa réalité de corpuscule, la focalisation sur la compétition n’a pas fait disparaître le potentiel d’empathie de l’être humain ! Mais sa capacité agentielle a sérieusement été amoindrie tant l’ensemble de nos organisations humaines se sont réglées sur la ligne compétitive beaucoup plus apte à produire des effets de réel dans la société marchande que nous avons progressivement développée.

Ce qu’une coupe agentielle a permis en termes de réalité, une autre coupe agentielle a la potentialité de le faire. L’économisme n’est dominant que parce que nous y souscrivons. De notre plein gré le plus souvent mais, de plus en plus, à l’insu de notre plein gré (selon la formule si juste de l’ancien coureur cycliste). Consciemment ou inconsciemment, une part non négligeable de l’humanité s’est mise à la recherche d’une autre « vision de l’homme », d’une autre anthropologie, d’un autre imaginaire. Régler nos appareils médiatiques[2] sur l’empathie et créer ainsi une nouvelle coupe agentielle est, pour moi, non une utopie fumeuse mais un réel projet politique à notre portée. L’initiative ne peut venir que de la société tant les institutions ont à perdre dans un premier temps… mais elles sont plastiques, elles se reconfigureront et/ou disparaitront, d’autres émergeront.

Certains des lecteurs réguliers de ce blog le savent, je travaille actuellement sur les imaginaires qui pourraient permettre des anticipations positives seules à même, à mes yeux, de guider et donc de réussir les transitions, déjà engagées mais beaucoup trop lentes. Déplacer la coupe agentielle qui nous donne prise sur la réalité passe par ce travail sur nos imaginaires. Nous avons à changer l’histoire que nous nous racontons à nous-mêmes. Si nous nous voyons enfin réellement et principalement comme des êtres empathiques, reliés aux autres et à l’ensemble du vivant…, nous changerons effectivement, non par magie mais parce que nous sommes comme le dit Nancy Huston une « espèce fabulatrice ».

La bonne nouvelle, c’est que nous sommes déjà très nombreux à travailler d’une manière ou d’une autre à ce changement de paradigme.  On ne peut qu’être frappé par le foisonnement d’initiatives convergentes sur ce sujet[3]. Minuscules ou très ambitieuses, elles dessinent progressivement un autre rapport au monde. Rappelons-nous qu’il n’y a pas à attendre de grand soir « du récit humain », nous sommes déjà en train de le réécrire. En forêt, les sentiers ne sont jamais tracés a priori, ils résultent du passage de plus en plus convergent des habitants de la forêt, bêtes et hommes. L’ancien récit a épuisé ses promesses, nous n’en sommes pas tous encore conscients mais de plus en plus souvent nous quittons le chemin balisé pour explorer la forêt et, à notre insu, un chemin se forme.

PS. Daniel Bougnoux a publié sur son blog une très utile analyse du livre d’Yves Citton, en deux épisodes

https://media.blogs.la-croix.com/le-probleme-des-medias-enfin-relance/2017/11/16/

https://media.blogs.la-croix.com/le-probleme-des-medias-enfin-relance-2/2017/12/01/

 

[1] Voir notamment le primatologue et éthologue Frans de Waal, L’âge de l’empathie  Leçons de la nature pour une société solidaire, Acte sud, 2011 ou la synthèse de Jeremy Rifkin dans Une nouvelle conscience pour un monde en crise, Les Liens qui libèrent, 2011

[2] Il faut lire le livre de Citton pour bien saisir le caractère englobant des médias, pensés comme le milieu dans lequel nous baignons et qui nous constitue. La médiarchie étant de ce fait le régime de pouvoirs dans lequel nous vivons.

[3] Je ne vais pas faire aujourd’hui la liste,… il faudra la faire de façon collective. Simplement quelques initiatives dans des registres très différents, l’Université de la pluralité que lance Daniel Kaplan, le collectif Zanzibar autour d’Alain Damasio, Bright Mirror d’Antoine Brachet, Des étoiles dans la tête de Julien Grosjean à Lyon, les dispositifs qu’invente Stéphane Juguet aujourd’hui à Nantes, mais aussi, d’une certaine manière, L’usine extraordinaire bientôt au Grand Palais …

La France catholique et l’évêque de Normandie

La « France catholique touchée au cœur » disent médias et politiques en boucle… Vraiment ??

Les terroristes ont gagné. L’emballement politico-médiatique est total. Plus rien ne semble pouvoir l’arrêter. L’écart n’a jamais été aussi grand entre les faits et leur écho. Qui aurait imaginé que l’assassinat d’un vieux prêtre dans une petite paroisse périurbaine ferait un jour l’objet d’éditions spéciales de tous les journaux télévisés et provoquerait le déplacement immédiat du président de la République et du ministre de l’Intérieur ? « La France catholique est touchée au cœur » disaient en boucle les journaux radio et télé. Le président lui-même reprenait cette expression de « France catholique ». La soif de symbolique pousse à des généralités profondément absurdes. Plus personne ne parle de « France catholique » parmi les chrétiens ! Nous parlons seulement de l’Eglise en France. En France et non « de France », pour bien montrer que l’Eglise ne s’approprie pas les Nations mais qu’elle ne s’y réduit pas non plus. L’Eglise est universelle (c’est d’ailleurs ce que signifie le terme de catholique). La « France catholique » sonne à mes oreilles comme un vieux rappel de ce que fut la chrétienté. Une page d’histoire à jamais vieillie… et dangereuse à faire revivre. Avec ce terme je me sens ramené à une identité que je refuse absolument : franco-catholique. Je suis français et catholique. Le ET est essentiel !! car j’y ajoute beaucoup d’autres ET pour construire mon identité, volontairement multiple. Je suis aussi mari, père, fils, consultant, blogueur,…

Il n’y a pas de France catholique comme il n’y a pas non plus d’évêque de Normandie ! François Hollande, devant les caméras, pour bien montrer toute l’importance qu’il accordait à l’événement, annonçait que dès ce soir il recevrait « l’évêque de Normandie ». On avait bien vu dans ses yeux l’hésitation au moment de dire de quel évêque il s’agissait. Rappelons qu’on est évêque d’un diocèse et que la carte des diocèses correspond à peu près à celle des départements. De plus la coutume veut qu’on désigne l’évêque par le nom de la ville où siège l’évêché et nom par le nom du département et encore moins de la région. On dit l’évêque d’Angoulême et non l’évêque de Charente ou, plus bizarre encore, de Nouvelle Aquitaine ! Une erreur anodine ? Oui, assurément si elle est isolée. Mais on ne peut pas parler en même temps de « France catholique » et d’ « évêque de Normandie ». Parler d’évêque de Normandie c’est montrer en réalité qu’il n’y a pas de France catholique puisque le représentant de la France ne sait pas comment se nomment les évêques ! Cette manière de parler de l’évêque laisse voir que le président n’est pas catholique ni même de culture catholique. C’est pour lui un univers étranger. Alors l’association des termes France et catholique apparait dès lors pour ce qu’elle est : une manipulation symbolique. Le terme sera peut-être jugé outrancier mais comment nommer cet assemblage des symboles ? Les symboles ne sont pas anodins, ils sont au contraire terriblement actifs en ce moment. Il n’est donc pas nécessaire de les manipuler au sens premier du terme. En chimie au lycée, nous étions mis en garde face au risque d’explosion quand on mettait en contact deux substances a priori chacune anodine. Il y a des associations explosives de mots. J’aimerais bien qu’on ne joue pas à l’apprenti chimiste au sommet de l’Etat et dans les journaux télé.

Hélas, parce que les terroristes ont déjà gagné, chaque acte criminel est traité sur le mode de l’hyperbole symbolique. A Nice ne s’est pas attaqué à des promeneurs mais à la fête nationale. En novembre cela avait été « l’esprit français », et en janvier « la liberté d’expression ». On ne pouvait pas simplement dire qu’un vieux prêtre venait être victime d’un crime odieux déguisé en acte terroriste. Je lisais l’autre jour qu’il fallait arrêter de nommer ces assassins pour éviter de leur donner la gloire posthume à laquelle ils aspirent. Je crois qu’il faut aussi que nous cessions de manipuler des symboles en restant dans la vérité absurde et triviale des faits.

Un vieux prêtre de 86 ans s’est fait égorger ce matin alors qu’il disait la messe devant quelques rares fidèles parce que nous sommes tous pris dans une spirale folle qu’il nous faut absolument rompre en revenant à la vérité des faits.

Voilà ce que j’aurais aimé entendre ce midi dans la bouche du président.