Emploi

Le mot « emploi » est rarement questionné. Et s’il n’était pas aussi banal qu’il semble ? Et si l’objectif de « plein emploi » cachait en fait une absence cruelle d’imagination, une incapacité à mener la métamorphose économique rendue nécessaire en raison la crise écologique ? L’étymologie, un nouvelle fois, aide à décrypter nos représentations de la réalité.

Emploi
Les repasseuses, toile de Heinrich Eduard Linde-Walther

J’ai découvert récemment qu’emploi faisait partie des mots composés à partir de « pli » comme « simple » que j’ai déjà évoqué. Employé, vous devez vous plier à l’usage que l’on souhaite de vous, simple « ressource humaine ». L’emploi c’est « l’utilisation » de l’humain. On peut indifféremment employer un mot, un matériau (ciment, béton, plâtre…) ou … une personne ! Pas beaucoup de considération et d’attention dans ce mot. L’emploi a toujours été une notion statutaire, administrative et statistique. Certes son essor a accompagné l’émancipation du salariat avec les droits sociaux qui lui sont attachés mais c’était un marché : docilité contre sécurité. Chemin faisant on a perdu de vue « l’activité » et la diversité des formes qu’elle peut prendre. L’emploi est une conformation à quelque chose de déjà défini (une fiche de poste) ; l’activité est une création aux contours encore à imaginer. Aujourd’hui on se remet à parler de plein-emploi mais peut-on parler pour autant de pleine-activité ? Le plein-emploi est collectif et extérieur à soi, c’est une statistique qui constate que tous ceux qui sont employables sont employés. La pleine-activité, on le comprend spontanément, est d’un autre registre : elle part des personnes et de leurs capacités pleinement exprimées et reconnues.

On le sait « Pôle emploi » a laissé place à « France Travail », mais gagne-t-on au change ? Ne fait-on pas une nouvelle fois fausse route ? Avec cette insistance mise sur le travail, on ne peut s’empêcher d’y voir une approche morale du genre « Il faut remettre la France au travail ». La « Valeur Travail », que l’on brandit régulièrement, laisse penser que nous aurions perdu le goût de l’effort et le sens des responsabilités et qu’il faudrait nous remettre sur le droit chemin, enfants indisciplinés que nous sommes ! Peut-être faudrait-il, à l’inverse, s’inquiéter du culte du travail et des burn-out toujours plus nombreux qu’il provoque. En appeler à la Valeur Travail, n’est-ce pas chercher à maintenir « l’effort productif » quand une forme de décélération serait au contraire bienvenue… à condition que la libération relative de la pression du travail ne conduise pas au repli mais au désir d’assumer des activités au service du bien commun. Plutôt que France Travail, Pôle emploi aurait dû être renommé France Activité ! Miser sur l’Activité, c’est faire confiance aux personnes et à leur rapport différent au travail et à ce qui vaut d’être développé. L’emploi suppose un monde déjà conçu, l’activité permet à un monde de se réinventer. Il est clair qu’aujourd’hui nous avons plus besoin d’activité que d’emploi pour mener à bien les métamorphoses écologiques et démocratiques.

Prenons l’exemple des métiers de l’agriculture. Le ministre Fesneau, avant la crise agricole, avait annoncé un Pacte d’orientation pour le renouvellement des générations en agriculture. Si de nombreuses mesures de ce plan vont dans le bon sens comme la découverte de l’agriculture par les scolaires et une diversification des modes de formation aux métiers agricoles, le cap reste limité au renouvellement des générations, la moitié des agriculteurs devant partir en retraite d’ici 2030. On sait depuis les rapports d’Afterre et du Shift Project que pour aller vers l’agroécologie, il ne faut pas maintenir le nombre d’agriculteurs mais atteindre des objectifs beaucoup plus considérables (on parle d’un million d’agriculteurs quand ils sont moins de 500 000 aujourd’hui). On comprend que raisonner en termes d’emploi conduit à une impasse. Impossible de recruter autant d’agriculteurs dans le monde tel qu’il est, … et même les objectifs de Marc Fesneau sont sans doute irréalistes.

Avant de parler emplois, il faut se questionner sur l’activité. L’agroécologie suppose de multiples formes de pluriactivités : paysan-boulanger, éleveuse-fromagère, fermier-pédagogue existent déjà demain les combinaisons seront démultipliées : à quand le paysan-paysagiste, la médecin-potagère ? Les groupements vont se multiplier pour des co-entreprises revitalisant le monde rural – et pas seulement agricole. Des associations aussi improbables que fertiles verront le jour croisant les métiers artisanaux, micro-industriels et les activités de service. Peut-être irons-nous aussi vers des formes de poly-activité amenant les urbains à fournir des journées de travail au champ en fonction des besoins saisonniers de main d’œuvre ? Peut-être faudra-t-il envisager une forme de service national aux champs si l’urgence le commande pour faire face à des conditions climatiques toujours plus difficiles ?

Seule une approche en termes d’activité aura la créativité nécessaire pour donner l’ampleur voulue à la réorientation des forces productives pour mener à bien la révolution agroalimentaire à laquelle nous devons nous atteler. Raisonner en termes d’emploi, c’est se condamner à la reproduction d’un modèle totalement dépassé. Hélas la crise de ces dernières semaines n’a pas amené beaucoup de réflexions sur ce registre ! A l’agroécologue Marc Dufumier, on opposait ainsi sur un plateau de télé, comme une évidence, l’impossibilité de recruter dans l’agriculture, ce qui pour la journaliste équivalait à condamner les « belles idées » de l’agroécologie. Effectivement, si l’on raisonne en termes d’emploi, sans rien changer à l’attractivité de l’activité, c’est plié ! Il est temps de déplier l’activité, de sortir de l’enfermement dans l’emploi comme modèle principal de l’activité humaine.

NB / Je dois l’idée de ce papier à un post de la sémiologue Mariette Darrigrand où elle évoquait cette étymologie d’emploi. Je recommande sa chronique sur LCP au cours de laquelle elle analyse les mots de l’actualité.

Réarmement ou vivifiement ?

Si, comme moi, vous n’en pouvez plus du vocabulaire guerrier qui nous distrait dangereusement des priorités terrestres, je vous invite à regarder ailleurs, du côté de la puissance de vie. Un mot un peu hésitant, presque bègue, bien moins martial que réarmement, pourrait signifier notre volonté tenace d’aller par d’autres chemins que ceux tracés par un président sans boussole : vivifiement.

Réarmement ou vivifiement ?
Mila Young @Unsplash

Economique, civique et maintenant démographique, le réarmement devient, jusqu’à l’absurde, le mantra du président de la République. Beaucoup s’en sont moqués ou indignés et effectivement il est difficile de ne pas trouver vieux-jeu ou réactionnaire une telle rengaine.

Je ne veux pas m’y attarder à mon tour, je préfère imaginer le contrepoint de cet appel à réarmer. Comment sortir de ce rétrécissement de l’horizon qui nous est proposé ? Le réarmement c’est la croyance que notre monde est assiégé et que nous devons le défendre à tout prix. Complexe obsidional stérile. C’est renoncer à voir en quoi notre monde est au contraire trop bardé de certitudes, de logiques de prédation, de désir d’accumulation.

Le réarmement est du côté de la force, une force mortifère. C’est de plus de puissance de vie que nous avons besoin. Le réarmement est un repliement sur l’existant, bon et mauvais confondus. Nous devons au contraire accepter de faire le tri entre ce que nous voulons conserver et ce à quoi nous devons renoncer. C’est dans cet allègement que réside la puissance de vie. Ce n’est pas par hasard que nous faisons les grands ménages de printemps, dans la promesse des beaux jours. La vie intense et profuse ne vient pas des logiques technocratiques de revitalisation avec ce RE qui suppose toujours qu’il faut revenir en arrière. Cela reviendrait à imaginer que la mort a gagné et qu’il faut repartir de zéro.

La vie ne nait pas de la mort … mais de la vie. Comme le feu qu’on attise à partir de braises cachées sous la cendre. Pas besoin de faire place nette et de recommencer un feu.

L’inverse de réarmer, c’est vivifier. Sans RE devant, comme dans revitaliser ou régénérer. Oublions donc le réarmement ; passons au vivifiement. J’ai vérifié le mot existe, il a simplement été oublié, négligé. Et je le préfère à vivification qui ressemble trop à vivisection ! Les mots en -ation nous ramènent à la fabrication, tellement matérielle. Le vivifiement, c’est le soin apporté à tous les germes d’une vie prête à s’intensifier.

Vivifiement de notre économie et particulièrement de l’agriculture avec une attention renouvelée aux sols, à l’eau, aux lieux en pensant biorégions et bassins versants.

Vivifiement de notre démocratie, notre capacité à  nous parler et à nous écouter, ce que le président a totalement laissé de côté alors qu’il s’était fait le chantre de la politique autrement avec les conventions citoyennes et le conseil national de la refondation. Nous avons besoin de démultiplier les lieux/occasions d’entrer en conversation.

Vivifiement de nos capacités à nous emparer des enjeux écologiques en nous aidant, en tant que citoyens, à nous réunir autour des enjeux de logement, de déplacements, de santé, d’alimentation, d’énergie pour inventer des solutions à plusieurs. Il serait bon pour cela que cette co-construction de solutions locales soit intensément soutenue et accompagnée.

Le réarmement suppose de lourds investissements (mégafactories, centrales nucléaire…), des décisions centralisées, un contrôle de la société pour éviter recours et contestations. C’est le job d’un président jupitérien sûr de son fait. Le vivifiement, à l’inverse, s’appuie sur l’existant, conduit à un foisonnement d’initiatives locales/globales, repose sur des alliances multiformes entre acteurs sociaux et économiques. C’est l’œuvre de toute une société placée sous le signe du d’Hermès le dieu messager.

Avec le réarmement le président a le sentiment d’avoir résolu la crise écologique. Beaucoup de nucléaire et un peu de sobriété suffiront. Il n’y a plus de sujet ! Tout doit se focaliser désormais sur l’école conçue comme le moyen de discipliner un peuple rétif à l’ordre. C’est l’exact opposé de ce qui me semble nécessaire : nous avons assurément besoin de l’école mais d’une école ouverte, créative qui aide chaque enfant à comprendre combien son avenir est étroitement lié à la vitalité du monde qui l’entoure. Non à l’école-caserne qu’on nous propose, oui à une école du vivifiement !

Maintenant

Voici un mot tellement évident qu’on n’y pense plus, qu’on ne le pense plus. Il m’a été (re)donné à voir par une lecture de l’excellente revue AOC. Je vous fais partager cette « découverte » non comme un divertissement hors de l’actualité mais plutôt comme une ressource pour ne pas se laisser submerger par l’angoisse du temps présent. j’espère que ce court texte vous sera utile.

Maintenant
Photo de Rémi Walle sur Unsplash

« Maintenant ! », c’est la plainte rageuse du gamin qui ne comprend pas pourquoi attendre. Maintenant, le plus souvent, affirme notre préférence pour le présent. J’avoue être de ceux qui craignent ce présentéisme et cherchent la profondeur du temps, où le passé ne passe pas et où l’avenir est puissance d’agir.

Je n’étais donc pas nécessairement réceptif à une défense et illustration du mot « maintenant », d’autant plus qu’elle était associée à l’idée si terne de maintenance (dont la proximité étymologique évidente m’avait jusqu’ici totalement échappé).

Je cite Pierre Caye, lu dans AOC, parce que je ne dirai pas mieux :

Dans « maintenance » on entend aussi le « maintenant », c’est-à-dire la prise en compte du présent, impliquant de ne pas considérer le présent comme un point fugace dans un flux. Le présent est à préserver, à conserver, à faire durer. C’est en maintenant le présent que l’on passe de l’instant, par essence instable, au maintenant, étymologiquement ce qui tient, et se tient dans la main. [manu tenendo]

Il ne faut pas confondre l’instant et le maintenant, le temps qui fuit est celui qui demeure, et qui, en demeurant, nous donne une assise. Sénèque explique comment on passe de la « dilatio », ou dissolution du temps dans sa fuite et dans sa chute, à la « dilatatio », ou dilatation, du moment présent. La dilatatio est la capacité de s’inscrire dans le présent, de donner de la densité au temps pour précisément faire les choses en bon ordre.

Ce « maintenant », ce présent dilaté, ouvert au passé et à l’avenir, permet d’assumer sa responsabilité à l’égard du futur, en évitant la procrastination, cette malédiction de la « transition écologique », encore pensée au futur, avec des échéances à 2030 ou 2050, pour lesquelles on a bien le temps ! Il nous faut apprendre à dire la transition au présent et non au futur toujours repoussé à l’horizon.

J’ai ainsi compris récemment pourquoi « l’objectif des 2° » avait été une erreur funeste. Ce n’est pas seulement parce que les 2° climatiques (considérables) se confondent avec les 2° (banals) de la météo, c’est plus profondément parce qu’ils évoquent un seuil que l’on franchit. Un seuil indique un irrémédiable mais il crée aussi une fausse sécurité : tant qu’on ne l’a pas franchi on est encore en sécurité. On a tous en tête des thrillers où le spectateur sait ce qui attend le héros derrière la porte. Le temps semble s’arrêter tant qu’il n’a pas poussé la porte. Jusqu’au dernier instant, on espère que quelque chose va le détourner de son destin funeste. Avec les 2°, nous croyons pouvoir rester à l’abri devant la porte.

Nous aurions pu (dû ?) choisir de parler en parties par million (les fameuses ppm). On parle alors de l’accumulation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère. On parle de stocks déjà là maintenant, pesant de tous leur poids ajouté année après année, et non de flux à venir, si facticement immatériels. Nous n’avons donc pas à empêcher un évènement à venir (tapi derrière la porte), nous avons à prendre soin du « maintenant ».

Dans cette maintenance du « maintenant », il n’y a pas de choix à faire entre atténuer et adapter comme on le dit encore trop souvent (pour certains, l’adaptation au changement climatique serait un renoncement au changement de modèle économique). Il ne faut pas se tromper de maintenance : ce que nous avons à maintenir c’est le monde vivant et non le système économique qui le détruit en l’étouffant, en le dévitalisant. C’est peut-être la référence à la main inclue dans le mot maintenance qui donne la clé de ce qui est la véritable maintenance. La main dit le soin, le bricolage, l’entretien, l’intelligence du geste. Rien à voir avec les efforts désespérés et désespérants de ceux qui ne voient que des solutions techniques aux dégâts de l’artificialisation du monde. Toujours plus de la même chose !

En mettant l’accent sur maintenant, je ne renonce évidemment pas aux récits de l’avenir. Notre présent est trop desséché, trop réduit à une immédiateté stérile ou à l’instant, toujours sur le point d’être remplacé par l’instant suivant. Pour vivre un véritable maintenant, riche de potentialités, nous devons nourrir notre présent de rêves, de désirs, d’émotions venus de lendemains possibles et puissants. La fécondité de notre imagination est la condition de la maintenance du maintenant.

PS/ l’article de Pierre Caye dans AOC est particulièrement intéressant à lire pour toutes celles (et ceux) qui s’intéressent à la durabilité ! Son approche philosophique, nourrie d’une culture de l’histoire de l’architecture est utilement déroutante. Le lien (et la distinction) entre capital et patrimoine, entre travail et maintenance nourriront sans doute de futurs papiers !