Cliver

Avec ce texte, on est très loin de l’usage habituel du mot tel que l’utilise le marketing politique, je vous rassure. On suit la piste des lapidaires d’Anvers ou de Chine pour finalement préférer cheminer avec les mosaïstes, à la recherche de la façon la plus juste de regarder la réalité, les réalités plurielles. En très bref !

Cliver
photo Raymond Klavins @ Unsplash

« Le sujet est clivant ! » s’esclame-t-on à tout propos pour le déplorer publiquement ou s’en réjouir au fond de soi. Le débat va être saignant, on va s’écharper et le spectacle sera au rendez-vous. Cliver est devenu en quelques années le verbe qui traduit le mieux notre incapacité à penser ensemble puisque la montée aux extrêmes devient systématique dès lors qu’on choisit de « cliver ». Aussi c’est avec beaucoup de surprise que j’ai découvert sous la plume de François Jullien [1] un usage positif du mot, cliver étant même le mot utilisé par les Chinois pour évoquer la raison. Pour comprendre il faut retourner à l’origine du mot, comme souvent. Klieven, c’est le geste du diamantaire (néerlandais) quand il fend une pierre pour la tailler. Pour les Chinois, le même geste s’opère à l’égard du jade. Le lapidaire doit discerner les imperceptibles failles pour le tailler sans qu’il  se brise. Cette attention à la veinure du jade est si importante pour le chinois que raisonner (li) se dit « travailler le jade ».

Jullien fait alors le parallèle avec la pensée occidentale qui pour résoudre un problème le divise jusqu’à savoir le traiter[2] alors que la pensée chinoise se conforme aux strates du matériau qui prend forme progressivement. On voit bien la force et le risque de l’abstraction occidentale ; on perçoit l’importance dans un monde fini de l’attention subtile à la conformation du monde.

Mais pour autant diviser ou cliver c’est toujours prendre l’unité comme donnée et chercher à aller vers les parties. Dans les deux cas la raison conduit à séparer, à tailler dans le réel. Et si nous devions aujourd’hui procéder en sens inverse ? Reconnaitre le multiple, le pluriel comme la réalité et rechercher non pas l’unité par l’abstraction mais par la composition. L’abstraction simplifie le réel et d’une certaine manière le fait disparaître. La composition c’est l’acceptation de l’irréductibilité des parties et la recherche d’une harmonie entre elles. La composition, j’ai déjà eu l’occasion de le dire et le redire ici, est l’art d’assembler, un art tout autant politique qu’artistique.

Prenons l’exemple de « l’entreprise », on croit savoir ce qu’est une entreprise mais on fait comme si c’était la même chose d’être artisan boulanger et patron d’une multinationale. En mettant l’accent sur ce que ces entités ont en commun, on néglige les immenses différences qui les font vivre dans des mondes extrêmement différents. On pourra me reprocher de partir de l’entreprise et de la diviser en catégories plus simples pour mieux la comprendre et donc à nouveau de diviser. Mais ce n’est pas le mouvement qui m’anime. Je refuse de prendre l’entreprise comme un existant. Je ne pars pas d’elle parce qu’elle ne rend pas compte du réel. Si l’on regarde le système relationnel d’une multinationale et celui d’un boulanger on comprend bien qu’ils n’ont pas les mêmes interlocuteurs, pas les mêmes attachements, pas les mêmes dépendances.

Le pluriel aujourd’hui est plus fécond que le singulier. S’il s’agit bien de composer plutôt que de cliver, alors le mosaïste a plus d’avenir que le diamantaire !!

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J’ai bien conscience que ce texte glisse d’une notion à une autre : cliver et diviser, singulier et pluriel, séparer et composer, boulanger et multinationale ! il faudra sans doute revenir sur chacune des étapes de ce raisonnement intuitif mais trop rapide. En attendant, on peut lire avec intérêt :

Didier Pourquery pour Le Monde sur le mot clivant, où il faisait allusion à son étymologie :Clivant (lemonde.fr)

Daniel Bougnoux, sur son excellent blog, à propos du livre de François Jullien Cliver le jade, épouser les veinures de la vie | Le randonneur (la-croix.com)

[1] François Jullien, Ce point obscur où tout a basculé, L’Observatoire, mars 2021

[2] On connait la formule du discours de la méthode de Descartes : « diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre ».

Anodin

Anodin n’est pas un mot aussi anodin que vous le pensez sans doute ! Les flacons de l’illustration vous donnent un indice… Vous ne voyez pas ? Prenez deux minutes pour découvrir l’actualité ambigüe du mot !

Anodin
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Anodin est un mot un peu désuet, on en conviendra. On l’entend encore parfois dans la protestation « Ce n’est pas anodin ! » si on estime qu’un fait n’est pas suffisamment pris en considération. Aussi ai-je été interpelé hier soir lorsque j’ai entendu comme un regret dans la formule « Il n’y a plus rien d’anodin ! ». Cette phrase évoquait le fait que sur les réseaux sociaux, tout pouvait être « retenu contre vous ». Vous avez mangé des chips et vous promouvez par ailleurs l’alimentation saine ? vous êtes prise en flagrant délit d’incohérence. Vous parlez encore des Dix petits nègres d’Agatha Christie ? vous ne respectez pas les personnes racisées… La civilisation du clash nous obligerait ainsi à rester toujours sur nos gardes, à faire attention à la moindre expression qui ne pourrait plus jamais être anodine, banale, sans conséquence. Va-t-on être obligé de créer une Ligue de Protection de l’Anodin ? L’Anodin serait comme un Monarque de Fatu Huva, l’oiseau le plus menacé du territoire français comme nous l’apprend la LPO. L’anodin sort ainsi de « l’anodinat » à mesure qu’il est pourchassé comme n’étant que l’habillage de nos turpitudes. Paradoxalement il gagne ainsi en valeur alors qu’il était censé être ordinaire et quelconque. L’anodin raréfié devient une bouffée d’air, un moment privilégié où l’on se sent libre de faire preuve de banalité. Nous allons peut-être devoir ouvrir des espaces où l’on pourra proférer des propos anodins en toute tranquillité. Y parler du temps qu’il fait sans craindre d’être ramené à la crise climatique, donner des nouvelles de ses enfants sans qu’on vous soupçonne de les considérer comme des HPI… Mais bien sûr de tels lieux seraient aussitôt envahis par des personnes ravies de pouvoir prononcer sans risque les propos apparemment les plus banals mais hautement problématiques : complotistes, révisionnistes et autres négationnistes viendraient, l’air de rien, y vendre leurs salades défraichies. Reste à savoir, quand la planète brûle, quand la guerre est à nos portes, quand de nouvelles épidémies nous sont annoncées comme certaines, si on a encore le droit de se complaire dans l’anodin, même en toute bonne foi.

Ce plaisir de la conversation sans enjeu, ce small talk dont des sociologues disent qu’ils sont une ressource essentielle de la socialité devient un plaisir rare à la fois parce qu’il ne faut pas en abuser (trop d’anodin et c’est l’indifférence aux enjeux brûlants) et parce qu’il est étroitement surveillé (trop d’anodin ne serait pas si anodin que ça). Et pourtant chacun a bien conscience qu’il faut des temps pour souffler, pour se laisser (un peu) aller à des paroles sans conséquence. Oui, l’anodin est à préserver, évidemment plus par la bienveillance réciproque que par des ZAD (zones de l’anodin à défendre).

Au-delà de l’ironie anodine, j’ai effectué mon « travail » de lexicophile, toujours avec Alain Rey en soutien. Parfois la pêche étymologique est décevante, sans surprise ou trop technique pour mériter une mention. Mais anodin fait partie des découvertes étonnantes et pleines de sens. Anodin vient du grec anodunon et signifie « qui supprime la douleur ».  Parce qu’il ne traite que la douleur sans s’attaquer au mal, l’anodin a basculé progressivement vers l’inefficace puis l’inoffensif ou le fade. Ce mot n’a décidément pas de chance : il commence comme analgésique et finit dans l’insignifiance. Et si notre époque nous amenait à faire évoluer à nouveau son sens en revenant à l’origine d’anodunon ? Et si l’anodin contemporain était en fait ce qui nous soulage des clashs, nous offre un calme temporaire et fragile mais ô combien nécessaire au milieu de nos tempêtes médiatiques. L’anodin, antalgique[1] de nos polémiques ?

 

[1] en grec ancien, il y a deux mots pour dire la douleur : algos et odune. Ainsi antalgique et anodin devraient être synonymes !

Sol

Sylvain ROTILLON, géographe et membre du comité de rédaction de la revue DARD/DARD inaugure les collaborations extérieures de la nouvelle formule du blog persopolitique. Il a eu envie de parler d’un des mots les plus courts de la langue française, sol, un des moins bien compris aussi. De l’étymologie à la pédologie, il nous aide à comprendre son lien étroit avec la vie (autre mot de trois lettres). Il montre bien comment l’artificialisation des sols agricoles brouille la distinction entre sol/soil et sol/floor. Un mot en français mais deux en anglais pour une distinction essentielle mais menacée.

Sol
Etude de sol

Trois lettres. Ce dont toute la vie dépend tient à chaque fois en un mot de trois lettres, comme la vie elle-même, ce qui est sans doute tout sauf un hasard, la brièveté renvoyant à quelque chose de fondamental, des mots tellement brefs qu’ils ont été forgés parmi les premiers pour exprimer les concepts essentiels. Trois lettres donc, pour trois mots, notre sainte trinité : air, eau, sol. On pourrait la compléter avec un quatrième mot de trois lettres, feu, et retomber sur les quatre éléments. Si je n’intègre pas ce dernier mot, c’est parce qu’il ne constitue pas une de ces enveloppes de notre planète, identifiées par leur nom scientifique, issu du grec comme il se doit : atmosphère, hydrosphère, lithosphère. C’est de cette dernière qu’il va être question, plus ou moins.

Le sol est des trois termes le plus mal connu, le moins clairement défini. L’air invite à la rêverie, l’eau évoque le changement, le sol nous ramène au concret. Nous en venons et nous y retournerons pour reprendre la formulation des mythes, est-ce ce destin final qui nous conduit à nous en détourner, à le méconnaître, à le mépriser ?

Le mot sol est tellement courant que l’on ne sait pas vraiment ce qu’il recouvre. Paradoxalement, ce qui lui est inférieur semble mieux identifié. Avec le sous-sol, on visualise très bien de quoi il s’agit : il faut creuser, ou descendre. Le sous-sol est mystérieux, recèle des ressources, des trésors, des créatures fantastiques, des secrets enfouis. Mais le sol ? Trop commun, trop évident pour qu’on s’y intéresse. Continuer la lecture de « Sol »