Faire front

Nous sommes beaucoup à avoir remarqué que le Front revenait à gauche quand il avait disparu à l’autre bout du spectre politique où le Rassemblement avait paru plus consensuel. Que peut signifier « faire front » dans notre météo politique troublée ? Essai de réponse.

Faire front
front-froid-front-chaud

Il va falloir faire front. Pour moi, cela a trois sens bien différents et deux seulement sont intéressants. Le sens le plus commun, c’est faire front face à l’ennemi, la politique vue comme une guerre avec des adversaires tellement dangereux qu’on cherche à les éliminer du jeu. C’est le no pasaran dont j’estime qu’il est une impasse. Comme toute digue, la submersion est toujours possible et quand elle se produit, elle  est destructrice. J’ai toujours pensé qu’il valait mieux transformer ses ennemis en adversaires pour éviter qu’ils ne renversent la table.

Faire front face à l’adversité est d’une toute autre nature. Il est ici question de tenir une position non contre un hypothétique ennemi mais face à des circonstances adverses. C’est puiser en soi l’énergie de résister et c’est le faire avec les autres, épaule contre épaule. Détermination et solidarité. Fortitude, pour reprendre ce mot que j’aime bien. Quelle est cette adversité : c’est tout ce qui rend plus difficile le maintien de l’habitabilité de la Terre, destruction de notre environnement et de nos liens. Nous ne pouvons pas laisser disparaître ces questions de notre horizon politique. L’essentiel est là. Et l’urgence. Elle n’est ni dans la défense du pouvoir d’achat ni dans le maintien de la croissance. Elle n’est pas non plus dans la recherche de boucs émissaires, ni dans la dénonciation des extrémismes puisque l’extrémisme est potentiellement présent y compris dans le centrisme. (cf. l’excellent L’extrême centre ou le poison français de Pierre Serna )

Faire front c’est enfin un processus. Le verbe faire est un verbe d’action. Le Front n’existe pas en soi, ce n’est pas un barrage, c’est un mouvement, un rassemblement. L’alliance est un pacte entre partis politiques, elle est électorale au mieux gouvernementale. Elle se scelle par un programme et une répartition de postes (circonscriptions d’abord, ministères ensuite). Avec l’idée de Front, on dépasse l’alliance politique. Le Front est censé embarquer les acteurs de la société (syndicats, associations,…) mais aussi des citoyens qui vont se regrouper dans des collectifs de toutes natures autour de causes et d’initiatives qui « vont dans le même sens » au-delà de leurs différences.

Il est intéressant de faire le lien avec la météo qui utilise aussi le terme de « front ». Les fronts froids ou chauds se déplacent au gré des courants qui entraînent les masses d’air, avec des « perturbations » à la clé ! Un front en météo ou en politique ce n’est pas un temps calme, c’est une recomposition. Le Front ce n’est pas seulement la rencontre d’idéologies et de conditions sociales, c’est avant tout une énergie qui nait dans l’expérience vécue. Etienne Balibar écrivait dans AOC, « il faut renverser la position idéologique défensive en une position offensive, faite non seulement de réflexes républicains ou de réponses au danger, mais de véritables projets libérant une « puissance d’agir » qui soit la puissance même du commun, réorganisant de fond en comble le régime des craintes et des espérances de la multitude ».

Je me permets de reprendre ses mots, ils sont aussi les miens :

Le populisme a pour principe l’institution de la passivité des citoyens, même et surtout cette passivité bruyante, violente, qui imprègne la participation à des manifestations nationalistes ou à des rassemblements de campagne, puisque leur principe est la répétition du discours et des slogans proposés par les dirigeants. Le populisme ne surmonte pas l’impuissance collective qui est à son origine, au contraire il la redouble et l’enferme dans un cercle infranchissable, en masquant la peur sous la haine et la brutalité.

Mais l’efficacité et l’authenticité de la lutte résident dans l’invention d’une autre façon de pratiquer la politique de masse : celle qui augmente la puissance des « gens ordinaires » et leur offre la possibilité de se libérer de la peur par l’activité, la solidarité, l’autonomie (et donc la capacité de discuter les objectifs mêmes de la lutte et les modalités de leur poursuite).

Un dernier mot sur un Front disparu ou presque, le « Front républicain ». Celui-ci ne fait plus recette dans le bloc libéral dès lors qu’il ne semble plus pouvoir être celui qui profitera des ralliements du  « barrage face au RN ». On voit ainsi l’absence de sincérité de la démarche de Front républicain puisqu’elle était à sens unique. Le ni-ni qu’on lui préfère aujourd’hui dans le camp présidentiel conduit de fait à reconnaitre la légitimité de l’ex-FN dans l’espace républicain. Personnellement je pense que c’est plus clair d’identifier les trois pôles politiques pour ce qu’ils sont mais, si l’anathème n’est plus de mise, le choix reste bien évidemment nécessaire … et crucial surtout si le seul pôle capable d’avoir une majorité absolue est le Rassemblement national.

Le refus d’engagement AVANT l’élection conduira les députés d’une Assemblée sans majorité claire, à faire le choix APRES l’élection ! La notion d’attraction que j’avais évoquée ici prend alors tout son sens. De qui se rapproche-t-on, avec qui garde-t-on ses distances ? Sans partager leurs idées, qui va-t-on combattre prioritairement, qui va-t-on laisser gouverner ? Mieux vaut faire ce choix AVANT, dès l’élection, moins dans une logique guerrière de Front républicain que dans  une logique de développement d’une « démocratie sociétale », terme que j’utilisais dans mon livre, en soutenant l’expérimentation d’un « front populaire » imparfait mais capable de s’appuyer sur les passions joyeuses plutôt que sur les passions tristes.

Boue

Après les flammes des incendies, la boue des inondations est en train de devenir une image-clé de nos représentations de la catastrophe. Les flammes, même redoutées, n’en ont pas perdu leur pouvoir de fascination et d’évocation profondément positive. La boue est aujourd’hui réduite à une souillure. J’essaye de dire en quoi c’est problématique.

Boue
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Elle envahit les rues, les maisons, les jardins, les caves… Nos villes et notre intimité. La boue est la nouvelle figure des catastrophes avec son rituel bien installé d’images emblématiques : vidéos saccadées et incrédules des témoins filmant des voitures emportées dans des flots bruns, reportages compassionnels auprès des sinistrés en bottes, passant et repassant des raclettes dans des séjours dévastés, interviews de personnes prises entre auto-injonction à l’optimisme et fond de désespoir et de lassitude.

La boue, c’est pour tous la saleté et des heures de labeur pour en venir à bout. Et pourtant cette boue, associée à la dévastation, est composée des deux éléments à la source de toute vie : l’eau et la terre. L’eau, dont on ne peut plus ignorer qu’elle devient une ressource critique même à nos latitudes ; la terre, dont on commence à comprendre l’extrême fragilisation quand l’humus n’est plus régénéré. Je ne peux m’empêcher de voir dans ces flots de boue, la vie qui s’épanche, le corps de Gaïa qui se vide de son sang. La destruction, on l’oublie trop souvent, n’est pas seulement en aval, dans les villes, elle est aussi en amont, et durablement, dans le ravinement des champs peu à peu privés de leur humus. Cet humus est déjà tellement appauvri par les pesticides que la terre devient cette presque-poussière si facile à arracher et à entraîner par les eaux de pluie. Ces eaux ruissèlent sans être absorbées dans des sols ameublis par des vers de terre ni freinées par des fossés ou des haies. La catastrophe est DEJA là !

Le surgissement de la boue dans nos villes, ce sont – ailleurs – les sols qui disparaissent et la pluie qui ne remplit plus les nappes souterraines. Mais le lien est trop peu fait. Je lisais dans l’article de Wikipédia sur les inondations belges de 2021, une longue liste de dommages aux personnes, aux biens et aux infrastructures. Les dommages environnementaux arrivent en fin de liste et rien n’est dit sur les plus de 100 000 tonnes de terre charriées par les eaux.

Malgré la prise de conscience en cours sur l’importance et la fragilité de l’humus (cf. le succès inattendu du roman de Gaspard Koenig), la terre reste peu présente dans notre conscience écologique. Il ne faudrait pas oublier avec la montée en puissance de la boue dans notre imaginaire des catastrophes, que l’association terre et eau c’est avant tout la fertilité, dans toutes les civilisations et depuis toujours. Prendre une poignée de terre entre les mains et la respirer n’était pas un geste incongru quand nous avions encore tous de paysans dans nos familles.  Aujourd’hui les animateurs d’ateliers de jardinage font état de la répugnance de nombreux enfants à toucher la terre humide, considérée comme sale. On comprend pourquoi, pour certains, l’avenir est dans l’hydroponie ou même l’aéroponie qui se passent de terre pour faire pousser des légumes !

La parabole où le Christ crachait pour mélanger sa salive à un peu de terre et l’appliquer ensuite sur les yeux de l’aveugle-né afin de lui donner la vue doit sembler bien étrange à de jeunes lecteurs contemporains… Je me souviens aussi avoir lu dans le Graeber & Wengrow l’importance du limon et de la boue dans de nombreuses civilisations qui pratiquaient l’agriculture de décrue[1] bien avant les Egyptiens avec le Nil. Encore une fois la boue, dans la culture humaine, est AUSSI signe de fertilité et retour de la vie.

La terre, même transformée en boue, ne doit donc pas être figée dans la détestation catastrophiste. Comme l’eau perçue en même temps comme source de vie et potentiel de crue torrentielle, la terre doit rester ambivalente : sol fertile et boue envahissante. Sinon le refus viscéral de la boue pourrait conduire à étanchéifier encore plus les sols de nos villes, à canaliser les cours d’eau plus étroitement alors qu’on sait que c’est exactement l’inverse qui réduira les risques de catastrophes. Nous devons réapprendre le « sale » en ville. La présence des noues et des mares, le maintien des feuilles sur place pour faire de l’humus  autour d’arbres sans goudron à leur pied. Nous avons déjà appris à moins corseter les jardins publics et à accepter les herbes folles sur (certains de) nos trottoirs… encore un effort ! La boue ne peut pas devenir l’affaire des seuls… é-boueurs.

 

[1] Au commencement était… David Graeber et David Wengrow, p.299 Les Liens qui Libèrent 2021

Emploi

Le mot « emploi » est rarement questionné. Et s’il n’était pas aussi banal qu’il semble ? Et si l’objectif de « plein emploi » cachait en fait une absence cruelle d’imagination, une incapacité à mener la métamorphose économique rendue nécessaire en raison la crise écologique ? L’étymologie, un nouvelle fois, aide à décrypter nos représentations de la réalité.

Emploi
Les repasseuses, toile de Heinrich Eduard Linde-Walther

J’ai découvert récemment qu’emploi faisait partie des mots composés à partir de « pli » comme « simple » que j’ai déjà évoqué. Employé, vous devez vous plier à l’usage que l’on souhaite de vous, simple « ressource humaine ». L’emploi c’est « l’utilisation » de l’humain. On peut indifféremment employer un mot, un matériau (ciment, béton, plâtre…) ou … une personne ! Pas beaucoup de considération et d’attention dans ce mot. L’emploi a toujours été une notion statutaire, administrative et statistique. Certes son essor a accompagné l’émancipation du salariat avec les droits sociaux qui lui sont attachés mais c’était un marché : docilité contre sécurité. Chemin faisant on a perdu de vue « l’activité » et la diversité des formes qu’elle peut prendre. L’emploi est une conformation à quelque chose de déjà défini (une fiche de poste) ; l’activité est une création aux contours encore à imaginer. Aujourd’hui on se remet à parler de plein-emploi mais peut-on parler pour autant de pleine-activité ? Le plein-emploi est collectif et extérieur à soi, c’est une statistique qui constate que tous ceux qui sont employables sont employés. La pleine-activité, on le comprend spontanément, est d’un autre registre : elle part des personnes et de leurs capacités pleinement exprimées et reconnues.

On le sait « Pôle emploi » a laissé place à « France Travail », mais gagne-t-on au change ? Ne fait-on pas une nouvelle fois fausse route ? Avec cette insistance mise sur le travail, on ne peut s’empêcher d’y voir une approche morale du genre « Il faut remettre la France au travail ». La « Valeur Travail », que l’on brandit régulièrement, laisse penser que nous aurions perdu le goût de l’effort et le sens des responsabilités et qu’il faudrait nous remettre sur le droit chemin, enfants indisciplinés que nous sommes ! Peut-être faudrait-il, à l’inverse, s’inquiéter du culte du travail et des burn-out toujours plus nombreux qu’il provoque. En appeler à la Valeur Travail, n’est-ce pas chercher à maintenir « l’effort productif » quand une forme de décélération serait au contraire bienvenue… à condition que la libération relative de la pression du travail ne conduise pas au repli mais au désir d’assumer des activités au service du bien commun. Plutôt que France Travail, Pôle emploi aurait dû être renommé France Activité ! Miser sur l’Activité, c’est faire confiance aux personnes et à leur rapport différent au travail et à ce qui vaut d’être développé. L’emploi suppose un monde déjà conçu, l’activité permet à un monde de se réinventer. Il est clair qu’aujourd’hui nous avons plus besoin d’activité que d’emploi pour mener à bien les métamorphoses écologiques et démocratiques.

Prenons l’exemple des métiers de l’agriculture. Le ministre Fesneau, avant la crise agricole, avait annoncé un Pacte d’orientation pour le renouvellement des générations en agriculture. Si de nombreuses mesures de ce plan vont dans le bon sens comme la découverte de l’agriculture par les scolaires et une diversification des modes de formation aux métiers agricoles, le cap reste limité au renouvellement des générations, la moitié des agriculteurs devant partir en retraite d’ici 2030. On sait depuis les rapports d’Afterre et du Shift Project que pour aller vers l’agroécologie, il ne faut pas maintenir le nombre d’agriculteurs mais atteindre des objectifs beaucoup plus considérables (on parle d’un million d’agriculteurs quand ils sont moins de 500 000 aujourd’hui). On comprend que raisonner en termes d’emploi conduit à une impasse. Impossible de recruter autant d’agriculteurs dans le monde tel qu’il est, … et même les objectifs de Marc Fesneau sont sans doute irréalistes.

Avant de parler emplois, il faut se questionner sur l’activité. L’agroécologie suppose de multiples formes de pluriactivités : paysan-boulanger, éleveuse-fromagère, fermier-pédagogue existent déjà demain les combinaisons seront démultipliées : à quand le paysan-paysagiste, la médecin-potagère ? Les groupements vont se multiplier pour des co-entreprises revitalisant le monde rural – et pas seulement agricole. Des associations aussi improbables que fertiles verront le jour croisant les métiers artisanaux, micro-industriels et les activités de service. Peut-être irons-nous aussi vers des formes de poly-activité amenant les urbains à fournir des journées de travail au champ en fonction des besoins saisonniers de main d’œuvre ? Peut-être faudra-t-il envisager une forme de service national aux champs si l’urgence le commande pour faire face à des conditions climatiques toujours plus difficiles ?

Seule une approche en termes d’activité aura la créativité nécessaire pour donner l’ampleur voulue à la réorientation des forces productives pour mener à bien la révolution agroalimentaire à laquelle nous devons nous atteler. Raisonner en termes d’emploi, c’est se condamner à la reproduction d’un modèle totalement dépassé. Hélas la crise de ces dernières semaines n’a pas amené beaucoup de réflexions sur ce registre ! A l’agroécologue Marc Dufumier, on opposait ainsi sur un plateau de télé, comme une évidence, l’impossibilité de recruter dans l’agriculture, ce qui pour la journaliste équivalait à condamner les « belles idées » de l’agroécologie. Effectivement, si l’on raisonne en termes d’emploi, sans rien changer à l’attractivité de l’activité, c’est plié ! Il est temps de déplier l’activité, de sortir de l’enfermement dans l’emploi comme modèle principal de l’activité humaine.

NB / Je dois l’idée de ce papier à un post de la sémiologue Mariette Darrigrand où elle évoquait cette étymologie d’emploi. Je recommande sa chronique sur LCP au cours de laquelle elle analyse les mots de l’actualité.