Pourquoi cette insistance à remettre de l’ordre ? Qu’est-ce qui est à ce point dérangé pour que le ministre de l’Intérieur à peine nommé affirme chaque jour dans un média différent que sa priorité est l’ordre ? Pas la sécurité, l’ordre. Y a-t-il de tels désordres dans la rue, y a-t-il tant de désordres aux frontières ? Sommes-nous réellement menacés par une « barbarie devenue presque quotidienne » ? Les migrants déferlent-ils sur la France ? Que voit-il que je ne vois pas ?
Cela me trouble d’autant plus que j’ai connu Bruno Retailleau il y a plus de trente ans. Nous l’appelions à l’époque « le petit Bruno » avec plus d’affection que de dérision. Il dirigeait l’école de communication créée à Nantes par Philippe de Villiers, un lieu étonnant de liberté et de modernité où les étudiants étaient incités à prendre l’initiative avec un accès 24h sur 24 aux locaux qui étaient, le soir venu, notre refuge commun, avec vidéo et canapés confortables. J’étais étudiant, il était directeur mais nous avions le même âge, le même goût pour la politique et l’entrepreneuriat et ça nous rapprochait. Même s’il était nettement plus conservateur que moi, nous étions l’un et l’autre libéraux. Comment avons-nous pu diverger à ce point ? Il reste affable et souriant mais son point de vue sur le monde semble totalement focalisé sur des désordres qui existent naturellement mais pas au point, me semble-t-il, de menacer toute notre vie collective. Est-ce son parcours exclusivement politique sur le plan local puis au Sénat qui l’a éloigné de la diversité des réalités sociales ? Est-ce son traditionalisme catholique qui l’a amené à désirer une forme d’ordre moral (il a parlé du besoin d’ « ordre dans les esprits » dans son entretien au Figaro) ?
C’est vrai que, moi aussi, je fais des choix dans ce que je regarde. Des choix assumés : je préfère regarder ce qui est porteur d’espoir. Je pense en effet que la focalisation sur les problèmes est contreproductive et dangereuse. On manque alors de sources d’inspiration pour combattre ces dysfonctionnements et on n’a aucune chance de faire advenir un monde qui ne les produirait plus. Pour cela il faut sortir de la focalisation sur le problème et envisager d’autres fonctionnements collectifs. Plus de policiers ne fait pas une société apaisée, plus de retours d’immigrés dans leur pays d’origine ne change rien à l’arrivée de nouveaux migrants. Le monde est plein de sources d’inspiration, encore faut-il avoir le désir d’aller voir ailleurs. En matière de sécurité les politiques d’empowerment et de « community policing » avec le fameux « no broken window » ont fait leurs preuves mais qui en parle ? En matière de migration, l’accueil dans des bourgs et des villages de petits groupes de migrants contribue très souvent à revitaliser des campagnes qui se désertifiaient à la satisfaction d’habitants qui pouvaient dire, avant de vivre l’expérience, qu’ils ne voulaient pas d’immigrés chez eux. Là aussi qui regarde ces réalités vécues ? Qui en tire des leçons pour l’action ? Hélas, on préfère débattre pour ou contre l’immigration en général selon les termes du débat imposés par les nationalistes et les populistes.
La phrase toute faite et si commode de « rétablir l’ordre » n’est pas seulement fausse parce qu’il n’y a pas de désordre généralisé (mais plutôt des délits à combattre), elle est aussi mensongère de façon plus pernicieuse encore : elle présuppose qu’il y a un « ordre » préalable qui aurait été troublé. Raisonner ainsi c’est vouloir faire croire que notre monde est naturellement ordonné. Il est au contraire plein de désordres qui ne viennent pas « de la rue » ou « des frontières » comme le laisse entendre Bruno Retailleau mais plutôt du désastre socio-écologique dans lequel nous sommes entrés.
Qu’on me comprenne bien, je ne veux pas me laisser enfermer dans un débat gauche/droite caricatural : je n’excuse pas les délinquants en pointant l’injustice fondamentale de la société. Cette approche idéologique n’est pas la mienne. Je m’intéresse plutôt au fait que notre monde ne soit plus durable, soutenable ce qui devrait mobiliser et la gauche et la droite puisqu’il s’agit de la possibilité de maintenir le monde habitable.
Je vois l’actuelle obsession pour l’ordre comme celle d’un jardinier qui continuerait obstinément à tailler les parterres d’un jardin à la française dont les buis auraient été attaqués par la pyrale. Le monde ordonné de Le Nôtre n’est plus … le nôtre !! Nous devons réinventer le jardin et pas rectifier à l’infini l’alignement de bordures vouées à disparaître.
J’aimerais m’adresser au « petit Bruno » que j’ai connu, celui qui avait participé il y a plus de trente ans à trois projets de « jardins » très neufs pour l’époque : une radio locale, une école-entreprise, un spectacle mobilisateur[1]. J’aimerais qu’il ait encore la même énergie créative en termes d’ordre : que veut dire l’ordre au XXIème siècle, dans un monde nécessairement en transition ? Cette question est intéressante mais elle passe très certainement par des réponses neuves et non par le ressassement actuel des vieilles lunes de la submersion migratoire et de l’ensauvagement.
Peut-être une exploration de l’origine même du mot « ordre » permettrait de le penser sur de nouvelles bases. Ourdir a les mêmes origines que le mot ordre. Ourdir (un complot par exemple) n’est que le sens figuré où se laisse deviner le sens premier, plus évident encore dans son synonyme tramer. Tramer, comme ourdir, c’est d’abord aligner et tendre sur le métier les fils que l’on va ensuite tisser. Mettre en ordre, c’est donc d’abord exécuter ce travail patient et premier qui va rendre possible l’entremêlement des fils pour constituer un tissu. L’ordre permet le tissage. Intéressant ce lien entre ordre et tissage. L’ordre n’est pas une fin en soi et la fin n’est pas l’absence de trouble. La finalité est un tissage, terme que l’on emploie au figuré pour parler des agencements de la société, pour évoquer le « tissu social », la manière dont nous entrons en relation. Et si l’ordre, c’était d’abord ça, une mise en relation ? Pas d’ordre sans alignement mais pas d’alignement sans perspective de croisement des fils. L’ordre sert à tisser la société pas à séparer et encore moins à mettre de côté, les méchants, les migrants, les militants, tous ces supposés fauteurs de trouble.
Plutôt que de fantasmer le rétablissement de l’ordre, nous devrions contribuer, fil à fil, à tramer concrètement la société multiple qui saura habiter le monde de l’anthropocène.
[1] Radio Alouette, Sciences com et bien sûr Le Puy du Fou et ses milliers de bénévoles
Oui, Hervé ! L’ordre crée la routine, l’ennui, la servitude… Du désordre naît la diversité, la créativité, la Vie ! Ce désordre est à comprendre et à habiter en intelligence collective… avec amour, discernement et partage et non peur, agressivité, isolement… comme on tente de nous formater !
Le retable (du latin retro tabula altaris, « en arrière d’autel ») est une construction verticale alors que l’établi est un meuble recouvert d’un plateau horizontal solidement fixé. Dans le premier cas, c’est le bois qui travaille. Dans le second, c’est l’ouvrier qui bosse. Tel est l’ordre orthogonal des choses. Qu’on se le dise !
Merci Hervé pour ton analyse sur l’ordre à la RETAILLEAU. Tu contrebalance avantageusement son étroitesse d’esprit !
Tu m’apporte enfin un peu de gaieté et d’espoir, à l’idée que tout n’est pas encore totalement foutu !… Sniff !!!
ça mérite peut-être que je me remette encore une fois au boulot ?
Amitiés,