Colporteurs d’instants de joie

Ne lisez pas ces lignes si vous êtes convaincus que le moment que nous vivons doit nous tenir en alerte constamment, rivés sur les chaînes info, pour s’affoler, dénoncer, suffoquer et finalement s’effondrer. Si vous ne vous résignez pas à stagner dans cette ambiance de « drôle de guerre », alors la lecture de ces quelques mots peut vous être bienfaisante.

Colporteurs d’instants de joie
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Triple émotion ce soir. Impossible de ne pas les partager malgré l’heure avancée. Demain, ce sera trop tard. Elles ne seront plus qu’un souvenir heureux. Mais elles auront perdu leur force communicative. Or je crois que toute personne qui éprouve aujourd’hui une émotion intense et positive se doit de la partager, en ces temps d’angoisse et de sidération. Quand Trump a été élu, j’ai retrouvé la phrase de Hugo sur « les courants sous-marins » qui existent et travaillent « pendant que les flots s’agitent». Je l’ai publiée et plusieurs milliers de personnes l’ont vue et certaines m’ont dit que ça les avait aidées.

Notre premier devoir est de nous conforter mutuellement pour résister à la bêtise mauvaise et hargneuse que certains veulent nous imposer comme seul horizon. C’est ce qu’a fait Christine Angot à la fin de La grande librairie, simplement mais avec force, en apostrophant les médias – et nous qui les regardons – en nous incitant à regarder ailleurs. Elle a cité des artistes américains qu’elle venait de voir en disant qu’ils étaient l’Amérique qu’elle aimait. Face à la haine crasse, il ne faut pas de la haine en retour, il faut de l’amour et de la beauté. Sinon c’est la haine qui gagne.
Alors je partage mon émerveillement, juste avant Angot, pour la lecture qu’a faite Guillaume Gallienne d’un long passage de Proust. Je l’ai pris en cours et j’ai été capté immédiatement par l’incroyable fluidité de sa lecture. Tellement rapide et tellement juste, sans affèterie comme il s’y laisse aller parfois. Il restituait les larmes de l’enfant et la retenue de la mère, leur accord impossible. Proust était soudain accessible sans être trahi. On suivait les méandres des enchainements des réactions entre un fils et sa mère et on était avec eux dans la chambre. Magistral.

Avant j’avais vu le Requiem de Mozart diffusé sur Culture Box. Je n’avais pas l’intention de le voir mais, là encore, j’avais été cueilli au moment du Dies Irae alors que je n’aime pas particulièrement regarder la musique sur écran. Les concerts filmés m’ennuient assez vite, je préfère de loin me laisser prendre par la seule écoute avec la pleine puissance des baffles. Et pourtant tout m’a enchanté – c’est le mot le plus juste – à la fois pris dans le chant et ensorcelé par le spectacle. Raphaël Pichon, le chef d’orchestre, m’a immédiatement captivé par sa gestuelle à la fois ample et tenue, par ses regards, par sa silhouette, dégingandée un temps et soudain ramassée, repliée. Et un regard, et un sourire… Mais c’étaient tous les choristes, tous les musiciens qui étaient animés de cette même intensité. Et l’enfant comme un ange. Je sais ces mots sont convenus mais ils disent la vérité de ce que j’ai ressenti, de ce que nous avons ressenti puisque je n’étais pas seul.

Angot, Gallienne, Pichon, trois artistes, trois moments de grâce différents réunis en une seule soirée d’errance télévisuelle. Voilà, rien de plus. Mais c’est suffisant pour retrouver, un moment, l’humanité créatrice au cœur de l’entreprise de déshumanisation en cours. On le sait, nombre de prisonniers des camps ont survécu en se récitant des poèmes, encore et encore.

« Si étrange que semble le moment présent, quelque mauvaise apparence qu’il ait, aucune âme sérieuse ne doit désespérer » disait Hugo. Pour ne pas désespérer, soyons des colporteurs d’instants de joie pure. Nous en nourrirons notre résistance, notre capacité à tenir dans l’adversité. Nous y trouverons la force de continuer à inventer le « monde d’après ». Certains ricaneront devant tant de mièvrerie : « Il croit encore au monde d’après, l’innocent ! » Je ne suis pas un optimiste béat, je veux seulement conserver un sens à ma vie. Ni la déploration, ni le fatalisme, ni même la révolte ne me semblent porteurs de sens. Alors je persiste, aidé par ces instants où le ciel s’éclaircit.

Les Etats-Unis ont disparu, remplacés par TrumpLand co.

Nous avons tous été sidérés de la violence de la rencontre entre Trump et Zelinsky à la Maison Blanche. Peut-être qu’un jour on se rappellera de ce moment comment celui de la fin des Etats-Unis.

Les Etats-Unis ont disparu, remplacés par TrumpLand co.
Trump-Tower-Clock

Hier ce sont les Etats-Unis d’Amérique qui ont disparu sous nos yeux effarés. Il n’y avait plus dans le Bureau que le président de TrumpLand. Le seul chef d’Etat qui restait, c’était celui qui lui faisait face aussi effaré et désespéré que nous. Trump et Vance ont répété et répété que Zelensky ne respectait pas les Etats-Unis mais, bien évidemment c’était eux qui vomissaient leur haine, leur morgue et leur ignominie sur ce qui était jusque-là leur pays. Trump se permettait même d’insulter son prédécesseur (the stupid president) dans l’échange avec un dirigeant en guerre et non dans un propos de tribune. Trump et sa clique n’ont plus aucun respect pour le pays qui était le leur, pour son histoire, pour ses alliances et pour ses valeurs. Seul existe désormais TrumpLand corporation. Zelensky était venu dans ce qu’il espérait encore être les Etats-Unis, il n’a rencontré que les  marionnettes des oligarques de la tech qui se sont emparés du pays.

Avec le recul d’à peine quelques jours, comme les tapes sur la cuisse, les poignées de main-bras de fer et les sourires complices échangés entre Macron et Trump confirment ce qu’on pressentait qu’ils étaient : un jeu de dupes. Rien, absolument rien ne peut affecter en quoi que ce soit la route de Trump vers l’anéantissement des Etats-Unis. Trump s’était moqué en disant « what a beautiful language » après une longue tirade de Macron. On en est là : nous n’avons plus de langue commune, la dérision emporte tout argument rationnel.

Rendons-nous à l’évidence : les représentants représentant d’Etats démocratiques n’ont plus de prise sur les choix de Trump puisque celui-ci ne dirige plus un Etat mais une compagnie qui fait des deals.

La seule attitude encore possible pour nous est celle que je décrivais au début de la guerre, il y a trois ans dans Le moment hectorien : il faut tenir. Comme Hector face à la ruse d’Ulysse et à la force d’Achille, nous avons le choix entre la soumission et le refus obstiné du renoncement. C’est à dessein que j’utilise cette formule doublement négative : le refus du renoncement. Rien de glorieux là-dedans, aucune forfanterie de Tartarin, une « simple » fidélité à ce que l’on pense être, à ce qui nous imaginons être plus grand que nous et que nous estimons devoir transmettre au-delà de nous.

N’est-il pas temps d’accepter d’entrer dans une économie de guerre avec les sacrifices que cela signifie pour donner à ceux qui se battent la possibilité de continuer à le faire ? Nous devrions mettre, un temps, tous les autres débats en sourdine pour nous concentrer sur le maintien de la double habitabilité du monde : le refus de l’écrasement de la démocratie, le refus de la destruction du Vivant. A chaque milliard que nous allons consacrer à la guerre, il nous faudra trouver un autre milliard pour la métamorphose écologique de nos économies. Sacrifier l’écologie à la guerre serait totalement fou. A quoi bon préserver la démocratie si nos conditions d’existence continuent à se dégrader de manière accélérée ? Il n’y aura pas de possibilité de vivre en démocratie dans un monde dévasté. Oui, l’effort va être immense et les plus riches d’entre nous devront y participer en premier, de gré ou de mauvais gré. Mais chacun de nous aura à reconsidérer sa façon de vivre.

J’espère sincèrement que nous avons encore assez d’énergie et de fierté pour mener ces combats existentiels. L’espoir tient au fait que les dictatures ne durent jamais. A nous de hâter leur décomposition en tenant face à leurs coups de boutoir. Le Poutinisme n’est pas la Russie, TrumpLand n’est pas les Etats-Unis.

Confort

Le confort n’est pas un mot anodin ! Il risque de nous enfermer dans un monde insoutenable alors même que son étymologie nous incite à penser qu’il nous « conforte », nous rend plus fort. Et si nous prenions davantage conscience de cette dérive du sens d’un mot qui nous piège ?

Confort
Sur un moteur de recherche, les premières images qui apparaissent pour le mot "confort" mettent en avant les canapés ... et les bras croisés derrière la tête !!

Le confort est un mot que nous utilisons quotidiennement, mais dont l’histoire et le sens profond méritent d’être redécouverts pour mieux comprendre pourquoi nous sommes drogués au confort. En vieux français « confort » signifiait à la fois soutien physique et moral, soulagement, consolation. Remontons encore, et nous trouvons le latin « confortare », « rendre très fort », composé de « com- » (ici préfixe intensif) et « fortare », « fortifier », lui-même issu de « fortis », « fort ».

Ainsi, à l’origine, le confort n’est pas tant une notion de facilité ou de luxe, mais plutôt une idée de force, de soutien, de réconfort, de ce qui restaure et consolide. Dans cette perspective, le confort est une ressource pour affronter la vie.

Un changement s’est opéré notamment au XIXe siècle, lorsque le français a réemprunté le terme à l’anglais « comfort » qui désignait un état de bien-être physique et matériel. Cette transformation sémantique s’est accélérée avec l’avènement de l’ère industrielle et l’essor de la société de consommation. Le confort est alors devenu synonyme de conditions de vie agréables et de bien-être matériel. Il s’est peu à peu éloigné de sa dimension morale pour s’ancrer dans le tangible, le palpable. Le « confort moderne » est devenu un symbole de progrès, il ne sert plus seulement à satisfaire nos besoins réels, mais est devenu le cœur d’une logique économique, sociale et psychologique.

Ce qui était considéré hier comme une ressource, puis un luxe, est devenu aujourd’hui une norme, voire une nécessité.

Différentes « figures du confort » ont été esquissées par Olivier Le Goff. Il distingue notamment le « confort-environnement », lié à notre bien-être sensoriel (température, lumière, espace), le « confort-utilisation », qui vise à minimiser l’effort corporel grâce à des objets et services, le « confort-organisation », qui optimise notre efficacité par une organisation rationnelle. Cette typologie nous invite à prendre conscience de la diversité des formes que peut prendre le confort.

Le confort ne se limite pas à l’accumulation d’objets, mais concerne la manière dont nous aménageons et contrôlons notre environnement, tant physique que sensoriel. Il est en cela une des conditions du bien-être et donc de l’épanouissement individuel.

Le confort est en cela profondément relatif et caractéristique d’une société des individus où chacun est invité à construire son propre référentiel. Ce qui est confortable pour l’un peut être inconfortable pour l’autre.

Plus problématique, notre propre confort est souvent obtenu par l’inconfort des autres notamment grâce à l’achat de biens accessibles seulement parce qu’ils sont produits par des personnes qui en sont drastiquement privées. Le « manspreading » est une forme plus anodine mais quotidiennement vécue de ce confort obtenu au détriment des autres, en toute bonne conscience.

On vit dans un monde qui nous pousse souvent à rechercher le confort immédiat, la facilité, la satisfaction instantanée. La publicité, les algorithmes des réseaux sociaux, tout semble conçu pour nous maintenir dans une zone de confort agréable mais potentiellement limitante. Parallèlement, les enjeux sociaux et environnementaux (inégalités, crise climatique, perte de biodiversité…) sont souvent minimisés, voire niés, pour ne pas perturber ce confort ambiant.

Stefano Boni distingue bien le bien-être -l’état d’équilibre et d’harmonie physique, émotionnelle et mentale – et le confort, avec une approche originale du confort, vu comme une mise à distance de notre environnement :

Le confort agit comme un bouclier, isolant nos sens et notre perception corporelle de l’environnement naturel. Au-delà des effets agréables qu’il nous procure, il est essentiel de prendre en compte ses imperfections.

Quelques questions pour éviter que le confort nous  conduise à l’inverse de ce qu’il est censé nous procurer (un surcroît de bien-être) en nous coupant du monde  :

Sommes-nous tous égaux face à notre besoin de confort, face à cette notion si adaptable et fluctuante, façonnée par nos normes sociales et nos imaginaires personnels ? Comment pouvons-nous réconcilier notre désir de confort avec la nécessité de vivre de manière plus soutenable ? Est-il possible de revenir à une conception du confort plus proche de son sens originel, qui nous renforcerait plutôt que de nous affaiblir ?

Ce texte a été rédigé avec Sarah BASTIEN et Emile HOOGE pour un déjeuner de conversations intitulé « Appétit d’imaginaires » que nous organisons dans le cadre d’Imaginarium-s.

 

Quelques lectures :

  • Le Goff, Olivier, L’Invention du confort. Lyon: Presses universitaires de Lyon, 1994. https://doi.org/10.4000/books.pul.9410.
  • Côme, Tony et Pollet, Juliette (sous la direction de), L’idée de confort, une anthologie. Du zazen au tourisme spatial. Éditions B42 – Centre national des arts plastiques, Paris, 2016.
  • Boni, Stefano, Homo Confort, Le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes, L’échappée, Paris, 2022. Voir aussi l’entretien pour la revue de l’Institut Veolia L’ère du confort, une menace pour la sobriété ? pdf