Se compter, être décompté, compter

N’oublions pas trop vite l’éclaircie de l’été sur le plan politique : le succès inattendu et spectaculaire de la pétition contre la loi Duplomb. Et si nous nous en inspirions pour donner enfin plus de place à la société civile dans le système politique ?

Se compter, être décompté, compter
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La politique hélas se déconsidère chaque jour davantage en s’éloignant de ce qu’elle est censée permettre : la représentation de la société et la capacité à agir en créant des compromis. Il est sans doute trop tard pour qu’un Premier ministre plus jeune et plus habile rattrape le temps perdu. J’espère sincèrement être surpris en bien et ce n’est évidemment pas complètement impossible. Mais parler de « rupture » ne suffit pas pour la faire advenir.

La rupture dont nous avons besoin pour redonner de la force, de la vitalité à la politique n’est pas une simple ouverture à quelques « marqueurs de gauche » comme une taxation des plus hauts patrimoines. Ça ne suffira pas quoiqu’en disent des commentateurs enfermés dans les reprises en boucle des mêmes éléments de langage sans la moindre capacité au pas de côté. Il était significatif (et scandaleux !) que cet été sur France Inter l’éditorial politique ne soit plus à l’antenne quand l’éditorial économique continuait avec des remplaçants estivaux. Cela aurait pourtant été l’occasion de parler de politique autrement en s’intéressant à ce qui est au-dessous des radars le reste du temps, notamment les manières dont s’inventent localement des aptitudes à conduire les transitions écologiques et démocratiques. La politique reste, y compris sur une antenne de service public, une affaire de professionnels qui prennent des vacances.

Même les intellectuels sont trop souvent décevants. Ils ne voient pas véritablement d’alternative à la restauration de la démocratie représentative et du parlementarisme. Mais cette restauration est-elle possible et même souhaitable ? J’ai souvent l’impression de n’entendre ou de lire que des propos incantatoires. La sécheresse politique a besoin d’autres remèdes que les danses de la pluie de quelques sorciers blancs. Lorsqu’ils évoquent à juste titre la société civique, c’est pour lui enjoindre de remplacer les partis défaillants sans prendre en compte le fait que les tentatives précédentes ont toutes échoué : l’Ami public avec Christian Blanc, Nouvelle donne avec Pierre Larrouturou, Place publique avec Raphaël Glucksmann, Génération(s) et j’en oublie. Même au plan local le municipalisme avec des listes citoyennes n’est guère concluant, comme l’a montré l’expérience abandonnée de Saillans.

Alain Caillé a proposé aux Convivialistes de réfléchir à un « parti antiparti ». Le terme a vite été trouvé trop agressif sans regarder son potentiel d’invention, au-delà même de ce qu’imaginait son auteur qui appelait en réalité la société civique à suppléer l’incurie des politiques en faisant de l’anti-parti  un parti entrant dans le jeu représentatif.

Pour moi la notion d’anti-parti ne devrait pas conduire à construire un parti cherchant à conquérir des suffrages contre les autres partis (on ne changerait rien en faisant ça !). Continuer la lecture de « Se compter, être décompté, compter »

Lieu

J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire ici, j’aime les mots courts. Leur brièveté même signale leur usage intense et leur importance pour nous : eau, air, vie… Lieu fait partie de ces mots, loin, si loin des assignations identitaires des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part ».

Lieu
lieu de retrouvailles @hcd

Lieu est un mot usé, poli comme un galet. Il n’a plus rien avoir avec le locus latin dont il est originaire. Avec locus, on pense à la localisation, c’est le cadastre et l’enregistrement. Le grec topos, de la même manière, nous a laissé la topographie. Des mots scientifiques, des mots sans histoire et sans âme.

Paradoxalement lieu est plus référencé au temps qu’à l’espace. Un lieu c’est le souvenir d’un moment. Pour moi comme pour Joëlle Zask [1]et avant elle Georges Perec[2], le lieu est avant tout lié à une expérience vécue et à son souvenir (cf. l’expression « avoir eu lieu » qui ne se préoccupe pas franchement du lieu où ça s’est passé). La notion de « lieu de mémoire » proposée par l’historien Pierre Nora a sans doute connu le succès parce qu’elle tissait des liens affectifs entre temps et espace.  Un lieu de mémoire n’est en effet pas n’importe quel lieu dont on se souvient, mais un lieu où la mémoire peut nous réunir.

Deux expressions créées à partir du mot lieu font valoir la plasticité du mot et sa capacité à évoquer encore et toujours l’expérience vécue, ce que ni espace ni endroit ne rendent possible.

J’aime particulièrement le lieu-dit, ce lieu situé et pourtant si imprécisément défini. Il peut être un hameau mais parfois un simple carrefour, un endroit que l’on a choisi de « dire », que l’on conserve dans la mémoire collective avec ce simple petit panneau bleu qui n’oblige même pas à ralentir. Je parlais ici des affouages après avoir vu un de ces panneaux dans la campagne bourguignonne. Les lieux-dits sont des aide-mémoires.

Depuis quelques années les tiers-lieux sont à la mode et se multiplient en ville comme à la campagne. Dans le livre qu’il leur a consacré, Antoine Burret insiste sur leur caractère informel et refuse leur enfermement stérilisant dans un rôle prédéfini. Un tiers-lieu est un lieu qui se vit et qui s’invente au gré de ceux qui y viennent. Le mot agace ceux qui aiment les définitions positives et définitives, ceux qui préfèrent les espaces de loisirs aux lieux interlopes ! Lieu-dit, tiers-lieu, une survivance et une création, deux mots aux univers apparemment tellement éloignés et qui pourtant tissent autour du lieu cette même relation à l’expérience vécue.

Encore une remarque : on dit prendre place on ne peut pas dire prendre lieu, en revanche on peut dire donner lieu. J’aime ce mot qui donne et ne prend pas…

[1] Se tenir quelque part sur la Terre :: Premier Parallele Lu avec jubilation, comme beaucoup des essais de Joëlle Zask, j’avais envisagé d’y revenir sur ce blog. Il a fallu un post estival sur LinkedIn d’Isabelle Chenevez pour que je le fasse. Merci à elle. Zaxk insiste sur le fait que les lieux sont avant tout l’endroit où l’on a vécu des expériences, terrains d’aventure ou lieux d’engagement.

[2] Georges Perec, cité par Zask, avait entrepris un travail fou, décrire douze lieux parisiens sur une période de douze ans, mêlant observations directes et souvenirs.

Frayer un chemin

Un texte pour réfléchir à une pratique courante de ce temps de vacances : emprunter un chemin. Il y a évidemment de nombreuses manières d’aborder ce thème, ce texte m’a été inspiré par la lecture du dernier livre de l’anthropologue et philosophe Tim Ingold, Le Passé à venir, repenser l’idée de génération. Et vous, qu’auriez envie de dire sur le sujet ? Je serais heureux de rassembler ici quelques réactions…

Frayer un chemin
Zack Silver @Unsplash

Je ne sais pas vous mais moi, quand j’entends « il frayait son chemin », je vois tout de suite Indiana Jones ouvrir un passage à coups de machette dans la forêt vierge ! Un aventurier solitaire, un effort individuel et forcément héroïque, une jungle impénétrable qui se referme derrière lui, un moment fort mais circonscrit dans le temps : nos images mentales racontent notre culture contemporaine et s’éloignent sensiblement du sens des mots employés, sans qu’on n’y prête attention. Frayer un chemin est beaucoup plus ordinaire, collectif et inscrit dans la durée. L’exact inverse en somme de notre représentation spontanée ! Frayer nous fait évidemment penser au poisson femelle qui pond ses œufs et l’on a du mal à voir le lien avec frayer un chemin. Il faut se représenter la truite au fond de la rivière en train de frotter son ventre sur les graviers pour faciliter la ponte. Frayer vient en effet du latin fricare, frotter. On comprend alors que pour le chemin, le frottement vient des pieds qui passent et repassent, laissant progressivement une trace. Frayer un chemin, c’est le tracer par une action collective, commune – à la fois collective et banale – inscrite dans le temps long par la succession des pas et des passants.

Tim Ingold nous invite  dans Le passé à venir à regarder ce chemin tracé, frayé par tant de passages successifs comme il regarde la tradition. Dans son dernier essai, il rend à la tradition un sens qui la sort du conservatisme : « Car le sens propre de la tradition – du latin tradere,  faire passer ou transmettre, comme dans un relais – n’est pas de vivre dans le passé mais de suivre ses prédécesseurs vers l’avenir. » Le chemin s’inscrit dans cette logique : « il peut continuer à se faire de génération en génération, les descendants suivant les pas de leurs ancêtres ». Le chemin ne se fige pas pour autant et laisse place à la création. « Vous pouvez emprunter des chemins anciens, mais chaque trace est un mouvement original qui pourra à son tour être suivi. » Il note un point auquel je n’avais pas pensé : un chemin ne s’hérite pas, parce qu’il ne s’objective pas, ce n’est pas un bien achevé c’est à la fois une trace et une prolongation d’un élan vital.

Je rajouterais la différence que l’on peut faire entre chemin et voie. Il ne s’agit pas d’opposer monde rural et monde urbain. Le chemin départemental (selon l’ancienne dénomination des routes départementales) reliait des villes entre elles tout autant que les voies romaines qui traversaient le territoire de la Gaule.  J’ai envie de dire que le chemin est « bottom up » quand la voie est « top down » pour reprendre des catégories propres à la gouvernance mais qui me semblent ici pertinentes. Je m’explique : le chemin est d’abord pragmatique – nous l’avons vu – fait d’explorations successives et rassemblées sous forme de traces dans la mémoire collective alors que la voie est portée par un idéal extérieur et lointain, inscrit dans la réalité d’en haut. C’est intéressant pour cela de noter que chemin vient du gaulois et voie est d’origine latine. Le chemin reliait des tribus gauloises sans hiérarchies entre elles, les voies romaines étaient tracées pour affirmer la suprématie de César, pour mener de Rome jusqu’aux confins de l’empire.

Nous profiterons sans doute de l’été et du relâchement des obligations pour délaisser les voies rapides et explorer des chemins ancestraux. Nous serons sans doute heureux de le faire, loin des manifestations de puissance des César contemporains mais, espérons-le, en prenant le temps de nous inscrire modestement dans les pas de ceux qui nous auront précédé, attentifs à ces histoires inscrites dans le paysage, bien loin de l’héroïsme des Indiana Jones qui tracent leur route, sans prendre soin du monde, seulement attentifs à leur performance individuelle. J’espère que nous saurons, une fois rentrés et lorsque nous échangerons avec nos amis sur nos vacances, renoncer aux fanfarons « j’ai fait le GR 20 en 5 jours » ou « j’ai fait le chemin de Saint-Jacques par la côte» pour préférer d’allusifs « oh, je me suis un peu perdu sur les chemins du Morvan (ou des Landes) ». Vos semelles auront ainsi contribué à frayer des chemins que vous n’aurez fait qu’emprunter, laissant à d’autres anonymes le soin de suivre vos traces.

PS/ « Emprunter », le mot qui m’est venu naturellement sous la plume pour parler d’une balade sur un chemin donne raison à Ingold : le chemin n’est pas censé être appropriable, on ne peut que l’emprunter ! Mais hélas les clôtures prolifèrent et, quand on les interdit pour des raisons écologiques, on maintient souvent les interdictions aux humains d’emprunter ces chemins que nul pourtant ne devrait s’approprier.

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