1989, 2001, 2008 : quand le siècle a-t-il débuté ?

On sait que les historiens considèrent que le XIXème siècle commence en 1815 et que le XXème siècle s’ouvre avec la première guerre mondiale, en 1914. Et le XXIème siècle ? Pour la plupart il a vu le jour avec la chute du Mur qui refermait la période des totalitarismes, pour d’autres c’est le 11 septembre qui serait la date de bascule dans un siècle d’incertitudes et de risques d’autant moins maîtrisables qu’ils viendraient d’organisations non étatiques. Les deux choix ont bien sûr du sens et ces dates resteront symboliquement fortes.

Nous ont-elles pour autant fait basculer dans un autre monde ? Fukuyama le croyait en 1989 en évoquant « la fin de l’histoire » à l’occasion de la disparition du système soviétique. Il n’y avait plus dès lors d’alternative au système libéral occidental qui pouvait donc s’étendre de proche en proche comme il commençait à le faire en Chine. L’histoire et sa dimension tragique s’est pourtant rappelée à nous en 2001 avec le retour de la peur de « l’autre », l’autre n’étant plus le communisme mais l’islamisme. En quelque sorte 2001 annulait l’espoir de 1989. On croyait être sorti de l’histoire mais 2001 nous ramenait au XXème siècle dont on pensait être sorti. Avec la peur de l’autre, cette peur idéologique d’un ennemi de notre civilisation (et pas seulement de tel ou tel Etat comme avant le XXème siècle),  nous n’amorçons donc pas une nouvelle période historique, nous changeons juste de démons. La guerre continue.

2008, c’est la chute de Lehman brothers, une crise mondiale, mais apparemment sous contrôle. Au début on la compare à la crise de 29 mais très vite on se rassure avec la reprise, obtenue pourtant à crédit. Aujourd’hui chacun s’accorde à dire que nous n’avons fait que reporter l’échéance de 3 ans et que nous sommes maintenant devant des ruptures douloureuses. Le XXIème siècle pour moi commence donc dans cet enchaînement 2008/2011 : l’effroi trop vite oublié de 2008 suivi par la résurgence des crises de 2011 qui montre que le « back as usual » n’est désormais plus de mise.

Il n’y a en effet pas de « retour à la normale » possible. Pas de marge monétaire, pas de marge budgétaire. Pas de possibilité de dévaluation compétitive. Pas de possibilité de profiter du dynamisme de pays mieux lotis car la crise va frapper aussi la Chine et les émergents. Les recherches désespérées de points de croissance supplémentaires resteront lettre morte. Ce n’est pas une crise mais le début d’une mutation majeure.

On en voit les premiers effets par la conjonction des « crises ». Leur simultanéité est désormais frappante lorsque dans la même année on assiste à une catastrophe écologique majeure (Fukushima), à une poussée démocratique inattendue (pays arabes), à un ébranlement de la zone euro. Plus encore que cette simultanéité, ce qui frappe, ce sont les interactions qui apparaissent au grand jour : la crise économique en Europe commence à se transformer en crise démocratique avec les « indignés » d’abord et maintenant avec les crises grecque et italienne débouchant sur des gouvernements d’experts préférés à d’explosifs referendums. Autre illustration de cette convergence des crises sur laquelle nous n’avons pas fini de nous écharper en France : la question nucléaire. Cette dernière est en effet l’expression achevée du monde que l’on cherche à quitter : croyance absolue dans la technoscience, fétichisme de la croissance alimentée par une énergie abondante, indifférence aux conséquences à long terme des « sous-produits » de cette industrie que sont les déchets nucléaires, gouvernance d’experts sans intervention des citoyens dans les décisions.

Nous ne pouvons plus traiter les crises comme des questions séparées. Il est ainsi effarant que les gouvernants de tous bords continuent à attendre le retour de la croissance comme seul moyen de sortir de la crise économique tout en reconnaissant par ailleurs que la crise écologique doit nous amener à revoir notre modèle de développement. Où est la cohérence ?

Le XXIème siècle a peut-être commencé mais nous souffrons d’un manque cruel de vision de ce qu’il peut être. Il me semble que la première des choses à faire serait d’arrêter de rafistoler le monde d’hier. Ainsi après les multiples plans de sauvetage des retraites, nous entrons dans la série des plans d’austérité budgétaires. En voulant préserver le modèle social français par coups de rabot successifs, nous ne sauverons pas le « modèle » et, plus grave, nous ne consacrerons pas les ressources nécessaires à l’invention du modèle d’après.

Sortir de la sidération envers la toute-puissance

Nous sommes tous obsédés depuis une semaine par l’affaire DSK. Il y a  bien sûr l’histoire d’un homme pour qui l’adage « il n’y a pas loin du Capitole à la Roche tarpéienne » semble avoir été inventé, tant sa déchéance est brutale et médiatisée.

Mais au-delà du terrible huis clos d’un homme et d’une femme dans la chambre d’un hôtel de luxe, ce qui provoque notre obsession tient sans doute au fait que s’effondre, en même temps qu’un homme, toute une série de représentions apparemment solides. Tout à coup le miroir se brise et ce qui apparaît derrière  n’a rien à voir avec l’image reflétée dans le miroir. Le paysage politique n’est pas ce qu’il semblait être. C’est le même vertige que lorsque le personnage  du « Truman show » découvre que sa vie n’était pas vraie, qu’il était sans le savoir le héros d’une émission de téléréalité.

Nous vivions au cœur de trois fictions : fiction la plus évidente de DSK déjà président ; fiction encore de la sexualité affaire purement privée ; fiction plus fondamentale de la toute-puissance. Celle-ci résiste encore. C’est celle pourtant qu’il faut faire voler en éclat.

La fiction DSK est le montage le plus grossier. Tous les commentateurs en vue considéraient Strauss-Kahn non seulement comme un favori possible, mais bien comme « l’élu », l’homme providentiel dont le cheminement vers l’Elysée ne serait qu’une double ratification par les électeurs des primaires puis par le peuple français. Même s’ils reconnaissaient qu’aucun de ceux qui avaient été favoris un an avant les élections n’avait été élu (la liste est longue : Rocard, Balladur, Delors,  Jospin,..)  cette réalité qui aurait pu inciter à la prudence ne servait en fait que de clause de style.  Il est impressionnant de voir à quel point ils s’étaient auto-intoxiqués : fidèles à leur croyance que DSK était l’homme providentiel, ils ont prédit après la chute  que les intentions de vote allaient être bouleversées. En réalité l’empêchement de Strauss-Kahn ne change rien au souhait des gens de voter pour « un » candidat socialiste l’an prochain.

Il était difficile ces derniers mois de faire entendre que DSK n’était sans doute pas l’homme de la situation. Je faisais en effet parti de ceux qui ne croyaient pas qu’il serait en situation de se présenter.  Pour moi, DSK était au fond partagé entre une pratique de la toute-puissance et une conviction que tout ça n’avait en fait pas grand sens. J’avais été frappé, alors qu’il était le brillant ministre des finances de Jospin, d’un reportage où il avouait sans fard qu’il ne maîtrisait en rien son emploi du temps et qu’il était piloté par son équipe de rendez-vous en rendez-vous. Etonnant moment de vérité d’un homme par ailleurs très convaincu de son importance.  Jouir de la vie et jouir du pouvoir sont souvent peu compatibles sauf dans des postes où l’on est plus en représentation qu’en situation d’agir. Pour moi la fonction de directeur général du FMI lui allait comme un gant. Gros revenus, prestige international, faible impact personnel face à la bureaucratie du Fonds : l’idéal ! Président de la République, en revanche, la vie est plus rude et je n’étais pas sûr qu’au fond de lui il en ait envie. J’étais par ailleurs persuadé que les électeurs des primaires (et non les sondés) hésiteraient à promouvoir le bling-bling de gauche. Le retour à la réalité a été hélas plus dramatique, avec ce que certains psychiatres n’hésitent pas à appeler un suicide politique.

La fiction de l’étanchéité de la vie privée. Toute la semaine, la presse s’est interrogée gravement sur l’attitude qu’elle aurait dû adopter à l’égard de la vie sexuelle de DSK. La plupart ont considéré que deux limites permettaient de faire la part des choses : la vie privée ne fait pas partie du champ d’investigation des journalistes ; seuls les faits faisant l’objet de poursuites judiciaires doivent être rapportés. Rares ont été les éditorialistes à remettre en cause la pertinence de ces limites apparemment de bon sens. Mais on voit bien se lézarder nos certitudes sur ces limites censées protéger la vie privée.

Quelques-uns ont osé dire que les frontières étaient plus poreuses qu’on ne le laissait habituellement entendre : dans un débat de France 2, Laurent Joffrin, Hélène Jouan ont su faire part de leurs doutes ou de leurs regrets. J’ai bien aimé aussi la fin de la chronique de Caroline Fourest dans Le Monde du 20 mai : « il faudra bien s’interroger en profondeur sur cette propension à qualifier de comportements de « jouisseur » ou de « séducteur » des comportements prédateurs et compulsifs, relevant plus de la psychiatrie que de l’hédonisme. » Elle craint « la tentation de continuer à penser en noir et blanc. Le machisme ou le puritanisme. Le viol ou l’abstinence. L’hypocrisie ou la transparence. Aucun de ces deux excès, pourtant, n’est désirable ». Oui, il faut regarder les comportements « gris », non pour s’en offusquer publiquement en « pères la vertu » mais tout simplement pour voir s’ils ne débordent pas de la sphère privée.

Et puis il faut s’interroger sur ce qu’on protégeait réellement avec l’étanchéité de la frontière public-privé. Etait-ce avant tout la vie privée ? N’était-ce  pas plutôt la haute idée qu’on se fait du pouvoir, de l’Etat ? Il y a une forme de sacralité du pouvoir qui absout les conduites privées. Trop de morale dans le pouvoir conduit effectivement à la déplorable affaire Lewinski aux Etats-Unis, mais pas assez donne à nos dirigeants et à ceux qui sont autour, médias compris, le sentiment que le pouvoir affranchit de la loi commune. Etre au pouvoir donne alors plus de liberté (de licence plutôt) que de responsabilité. Cette a-normalité est dangereuse car elle éloigne les dirigeants de la société. Le moralisme est certes insupportable mais l’amoralisme du pouvoir fait basculer les plus solides dans une coupure irrémédiable avec le monde commun. Le pouvoir n’est pas une abstraction, il se nourrit de toutes les expériences vécues au quotidien par ceux qui l’exercent. Comment imaginer qu’un comportement violent et sexiste dans la vie privée n’aura aucune résonnance dans la manière d’agir d’un homme de pouvoir ?

Il y a pour moi un lien évident entre cette prétendue étanchéité de la vie publique  et notre fascination collective pour la soi-disant toute-puissance des hommes qui nous gouvernent.

Au-delà de l’effondrement d’un homme, c’est à l’ébranlement de la croyance dans la puissance personnelle que l’on devrait réfléchir. On n’a cessé de nous dire que DSK était l’un des hommes les plus puissants du monde. Un test pour se convaincre que ce n’était là qu’une fable : qui était le prédécesseur de Dominique Strauss-Kahn à la tête du FMI ? C’est le FMI qui est puissant en tant qu’organisation, son chef n’influe qu’à la marge sur le cours des évènements.  Nos médias ne parviennent pas  à comprendre que les hommes qui incarnent les institutions… restent des hommes et n’agissent qu’à l’aune des capacités humaines. Michel Rocard, un des hommes politiques français les plus lucides, disait qu’à Matignon, il ne parvenait à avoir une influence décisive que sur une dizaine de dossiers à la fois. Il est quand même étonnant qu’à peine l’hyperprésidence rejetée, les journaux  s’enflammaient pour un nouvel homme providentiel !

Nous vivons sur le mythe de quelques rares personnages puissants et d’une multitude de gens soumis. Je crois à l’inverse que le pouvoir d’agir est largement réparti mais que notre conception de la démocratie nous  anesthésie dans la « jouissance paisible de l’indépendance privée », pour reprendre les mots de Benjamin Constant dont la clairvoyance date de bientôt deux siècles. N’oublions pas les leçons de l’actualité récente : impuissance du pouvoir japonais face à la crise nucléaire, irruption inattendue du pouvoir de la rue dans les pays arabes.

Il est plus que temps d’adopter une nouvelle grille de sélection de nos dirigeants. Je propose quelques critères simples :

  • qui dit plus souvent « nous » que « je » ?
  • qui reconnait qu’il n’a pas réponse à tout?
  • qui propose de travailler AVEC des acteurs de la société plutôt que POUR des catégories sociales ?
  • qui regarde ce qui marche ailleurs et propose de le réinventer ici ?

Si nous saisissions l’opportunité de cette profonde déstabilisation pour sortir de notre sidération face à la toute-puissance et découvrir enfin … la puissance de tous ?

L’An 1

Faut-il reprendre la querelle célèbre de Voltaire et de Rousseau à propos du tremblement de terre qui détruisit la ville de Lisbonne en 1755 ? Est-ce la faute de la nature ou la faute des hommes quand une civilisation vacille après une catastrophe « naturelle » ? Cette interrogation n’a sans doute pas de réponse et rechercher les responsables (et bientôt les coupables) rajoute souvent du malheur au malheur. Alors faut-il en rester là et parler de fatalité ? Faut-il rebondir et vivre comme si rien ne s’était passé dans l’intervalle, plus ou moins long, nous séparant de la prochaine catastrophe ?

Dans l’émotion ô combien légitime qui secoue la planète entière, dans notre quête effrénée pour comprendre ce qui est réellement en train de se passer, peu de temps reste disponible pour réfléchir au sens de ce qui arrive. Pour autant chacun sent que « quelque chose se passe » et que ce n’est pas seulement un drame japonais de grande ampleur. Ne serait-ce pas le coup de grâce après la série d’ébranlements des premières années du siècle ? N’est-ce pas la confirmation de toutes les mises en garde des écologistes que l’on entendait de mieux en mieux … mais sans trop y croire finalement. Il me semble que l’effarement qui nous saisit est moins lié à l’incrédulité face à la fragilité d’un pays aussi développé que le Japon qu’à cette confirmation de nos craintes jusque-là diffuses et désormais cristallisées par la catastrophe japonaise. « C’était donc vrai ! », tel est le cri muet qui nous étrangle. Tout ce que nous refoulions pour continuer à vivre au bord du gouffre nous saute à la figure dans les images en boucle des journaux télévisés.

Personne n’ose encore réellement le dire. Sur le seul registre du nucléaire, les écologistes ont déjà été vilipendés simplement parce qu’ils ont réaffirmé ce qu’ils disent depuis toujours sur le danger de cette énergie. Personne n’ose donc encore dire clairement que c’est le modèle occidental qui vient de sombrer et que le Japon, qui en était l’expression la plus achevée, tombe assez logiquement en premier. Décidément, alors que je me suis toujours méfié de Rousseau, je crois comme lui que nous portons collectivement la responsabilité de ce qui arrive au Japon. C’est bien notre mode de vie insoutenable qui vient de provoquer ce drame.

Alors que nous nous focalisions sur le mode de vie américain pour en dénoncer (avec raison) la non-durabilité, nous n’avions plus trop à l’esprit ce Japon qui s’enfonçait depuis 20 ans dans la crise et avait cessé de nous fasciner. Pourtant c’est sans doute au Japon que les contradictions entre le mode de développement occidental et les ressources du territoire étaient les plus fortes. Les Etats-Unis disposent d’un continent quand le Japon n’a que les côtes d’un archipel réduit en taille, montagneux et soumis au risque sismique. Au-delà du fait que l’actualité du monde se tournait davantage vers le « G2 » sino-américain, notre relatif oubli du Japon dans la quête d’un nouveau paradigme économique tenait sans doute à une vision « culturaliste » de ce pays. Nous avions le sentiment, à distance, que le Japon avait su construire un compromis pertinent entre modernité et traditions. Nous considérions que le respect de la nature inscrit dans son patrimoine culturel faisait que les accommodements avec la nature y étaient moins brutaux. Personnellement je m’étais inspiré de cet héritage japonais pour choisir le nom de mon activité professionnelle en 200I,  Kasumi-tei, ces digues qui ne cherchent pas à arrêter l’eau mais se contentent de la freiner.

En réalité le Japon vit sous pression encore plus fortement que bien des pays occidentaux, et sur tous les registres. Le nucléaire en zone fortement sismique et soumise aux tsunamis n’est que l’aspect le plus angoissant de la non-durabilité japonaise : activité économique organisée en flux tendus, pression sur les personnes dès l’école et durant toute la vie professionnelle, fracture entre un secteur protégé et des marges laissées de côté, vieillissement de la population,…

La crise  que vit le Japon apparaît comme un révélateur de la fragilité de notre mode de développement : tout se détraque de manière cumulative à une vitesse effarante. Ce que nous savons pour nos vies personnelles jamais à l’abri d’ « accidents de la vie », nous voyons que cela s’applique aussi aux sociétés. Nous sommes face à un « accident de civilisation », peut-être du même ordre que ceux que Jared DIAMOND a recensé dans Effondrement.

Les altermondialistes disent qu’un autre monde est possible. Le drame japonais est-il la catastrophe qui nous fera dire « plus jamais ça ! » et nous poussera à construire cet autre monde possible ? Ecrire cela frise, j’en ai conscience, le millénarisme catastrophiste. Je ne voudrais pas pourtant que mon propos soit réduit à cela. Il se veut plutôt un rappel de « l’impermanence des choses ».  Je laisserai la conclusion à Pierre-François SOUYRI, historien spécialiste du Japon qui écrivait dans Le Monde : « Quand un séisme majeur intervenait, signe de la colère divine contre l’impéritie des hommes, les dirigeants étaient inquiets. Les dieux signifiaient aux humains que les puissants, avides de richesse et de gloire, corrompus et immoraux, avaient failli. En hâte, on changeait l’ère du calendrier pour revenir à l’An 1 d’une nouvelle époque ».

J’espère très sincèrement que nous saurons faire advenir l’An 1.