2015-2017, … et si on faisait exister 2016 ?!

Entre 2015 l’année noire du terrorisme et 2017 l’année présidentielle, 2016 risque d’être vécue seulement comme une parenthèse. Ne nous précipitons pas sur la présidentielle ! 2016, année de la société civile ? Chiche !

Entre 2015 l’année noire du terrorisme et 2017 l’année présidentielle, 2016 risque d’être vécue seulement comme une parenthèse. Terrorisme ou présidentielle : l’État et plus encore l’exécutif sont et seront en première ligne. Ce « revival » de la puissance publique risque de faire oublier la tendance de fond qui conduit les sociétés à s’autonomiser des pouvoirs institués. Pour son efficacité même, l’action publique a pourtant toujours plus besoin de faire avec la société dans sa diversité plutôt que de faire pour des individus réduits à leur identité. Et si nous faisions de 2016 l’année d’une société mature et autonome capable de dialoguer avec tous les pouvoirs ? 2017 pourrait alors être l’année d’un contrat sociopolitique inédit.

2015

L’État et la République ont été sur tous les fronts. Celui du terrorisme bien sûr, avec l’état d’urgence. Celui des migrations, avec le retour des frontières. Mais aussi de façon plus positive, celui du climat, avec la négociation inter-étatique conclue par l’accord de Paris. Même face à la vague Marine, les institutions républicaines ont tenu malgré un mode de scrutin qui laissait une opportunité[1] de victoire inédite au Front National (et qui ne se renouvèlera pas tant que celui-ci fera semblant de croire qu’il peut gouverner tout seul). Face aux dangers, indéniablement, la République résiste. C’est bien sûr un soulagement. Mais un soulagement qui se double d’une inquiétude bien traduite dans l’éditorial signé par le directeur du Monde au lendemain des élections régionales

Pour la grande majorité du personnel politique, la tentation était déjà forte de revenir au « business as usual » : la préparation de l’élection présidentielle, échéance obsessionnelle de notre système électoral.

Les scrutins se suivent et ne cessent de le démontrer : ce déni finira par déboucher, tôt ou tard, sur une catastrophe. Et il serait profondément inconséquent de basculer dans l’interminable campagne qui se profile en 2016 sans avoir commencé à traiter les multiples colères qui se sont exprimées.

Il ajoutait :

Pour traiter cet enchevêtrement de désenchantements, les pistes sont multiples, les chantiers immenses. Ils passent par une modification du mode de scrutin, une nouvelle réduction du cumul des mandats, un renouvellement du personnel politique, une ouverture vers la société civile.

Pour moi, seul ce dernier point – l’ouverture à la société civile – est en mesure de changer la donne. Mais pas par la voie utilisée habituellement : il ne s’agit pas de « faire entrer en politique » quelques figures de la société civile pour changer la politique. Quelles que soient leurs qualités personnelles, on l’a déjà vu si souvent, ou elles se coulent dans le moule ou elles sont rejetées comme des corps étrangers.

2016

Si l’on veut que 2016 soit utile alors ne nous précipitons pas vers la présidentielle ! Donnons une chance à la société civile d’exister pleinement. Pleinement c’est-à-dire sans s’inféoder au pouvoir politique mais sans non plus se réfugier dans un associationnisme qui se voudrait « hors politique ». Comment ? En construisant une « démocratie sociétale », une démocratie qui déploie dans tous le corps social des espaces de dialogue, des lieux où s’élaborent collectivement des solutions adaptées aux situations : ici sur les question de sécurité grâce à des dispositifs inspirés du « no broken window », là avec des solutions pour une école qui sache mobiliser les parents et les ressources du quartier pour la réussite des élèves, ailleurs encore via des démarches pour sortir de la fatalité du chômage de masse. Utopique ? Non, bien sûr que non ! Ces initiatives sont DÉJÀ là en germe. Pas comme des idées nébuleuses mais bien comme des projets en voie d’être concrétisés.

J’ai déjà parlé ici de l’initiative d’ATD Quart-Monde et de ses Territoires zéro chômeur de longue durée.

Parlons également de la campagne « Mille et un territoires pour la réussite de tous les enfants ! ». Celle-ci a pour objectif de créer des dynamiques locales et collectives, en complément des accompagnements plus « individuels » qui s’engagent pour la réussite des enfants. Il s’agit de mobiliser toutes les ressources éducatives, mais aussi culturelles, sociales et citoyennes des territoires en les articulant, sans s’y limiter, aux dispositifs éducatifs portés par l’institution scolaire ou les collectivités. La Charte rédigée à cette occasion insiste : « Les complémentarités parents-professionnels, nécessaires à l’éducation partagée des enfants et des jeunes, sont à rechercher inlassablement. »

Partout la société s’outille pour faire face aux problèmes que les politiques seuls ne peuvent pas résoudre. Ce n’est plus de l’action associative locale, ce sont des mouvements reproductibles sur tout le territoire dans une logique d’alliance.

Yannick Blanc, le président de la Fonda, propose de son côté une manière de systématiser cette capacité d’intervention de la société civile dans un appel lancé après les attentats de novembre :

Nous pouvons créer, partout où il y aura des volontaires pour le faire, des communautés d’action en s’appuyant sur la méthode de l’impact collectif. Une communauté d’action est un groupe de dirigeants et de responsables issus des trois secteurs (entreprise, secteur public, ESS) qui mettent en commun leurs ressources et leur capacité d’agir pour mener à bien une stratégie d’intérêt général sur un territoire donné. Ils définissent un ensemble limité d’objectifs, mesurables par des indicateurs compréhensibles par tous (par exemple : réduction du nombre de décrocheurs, augmentation du nombre d’entrées en formation qualifiante, nombre de retour à l’emploi de jeunes chômeurs) et ils se donnent une feuille de route permettant à chacun, dans son domaine d’activité et avec ses ressources propres, de contribuer à atteindre l’objectif.

Pour ma part, en février prochain, je publierai (enfin !) chez Chronique sociale le livre que j’ai en gestation sur cette question depuis de nombreuses années. Son titre se veut explicite : Citoyen pour quoi faire ? construire une démocratie sociétale. La société civile sait se mobiliser avec les bonnes méthodes et sur à peu près tous les sujets, il lui manque le « passage à l’échelle » et elle ne peut l’obtenir que par un contrat clair avec les pouvoirs publics, les entreprises et les médias. C’est seulement par une alliance de ce type que la massification de l’engagement de « citoyens entreprenants » pourra être obtenue. Des entreprises, la société civile peut attendre un co-investissement via leur RSE ; avec les médias, elle doit apprendre à négocier une meilleure prise en compte des enjeux de société dans les programmes ; avec les pouvoirs publics enfin elle doit sortir de la domination. L’échéance de 2017 est à cet égard cruciale.

2017

Trop souvent le mouvement associatif, en voulant peser sur la présidentielle a cherché à anticiper l’échéance en interpellant les candidats sur leurs combats en leur demandant de se positionner, de signer des chartes, … Mais ce faisant on maintenait intacte la suprématie du mandat présidentiel, on se positionnait comme des sujets d’Ancien Régime avec des cahiers de doléance !

On a vu que la société civile était en mesure de prendre l’initiative au travers de campagnes bien pensées à défaut d’avoir encore le retentissement suffisant. Il faut maintenant construire le nouveau rapport au politique qui permettra d’aller plus loin. Les grecs et les espagnols explorent la voie de la rénovation via des partis citoyens. En France cette voie ne fonctionne ni à gauche (Nouvelle donne) ni à droite (Nous citoyens). Il faut donc inventer hors de la logique des partis. J’ai déjà ici évoqué l’initiative intéressante de Ma voix, portée par Quitterie de Villepin. D’autres sont en cours de montage. Rappelons pour mémoire le projet de G1000 qui n’a pas malheureusement réussi à se structurer.

Ces projets ont des ingrédients communs qu’il faut souligner : un recours au tirage au sort pour sortir des seules logiques électives ; une volonté de faire l’agenda politique sans attendre qu’il soit établi par les partis ou les institutions ; une volonté de dialogue avec les pouvoirs sans exclusive, une confiance dans la capacité délibérative des citoyens. Il y a actuellement un foisonnement d’initiatives en ce sens et c’est passionnant de les  voir émerger. J’en rendrai compte autant que possible.

Je veux rester ce soir sur cette approche positive. Certains la considéreront irénique. Je ne mésestime pas les forces antagonistes : ni la résistance, l’incompréhension ou l’incrédulité de trop de responsables politiques, ni l’atonie de nombreux citoyens plus préoccupés de s’en sortir individuellement que de construire collectivement. Des voies nouvelles peuvent être explorées pour faire face à la défiance et à l’indifférence. J’y reviendrai.

 

 

[1] Le front républicain a bien fonctionné et montre que dans un suffrage où deux candidats peuvent se maintenir au second tour (comme ce sera automatiquement le cas à la présidentielle), la prime habituelle au vainqueur du premier tour ne joue pas avec le FN. Même dans les triangulaires où les scores droite/gauche sont dans un mouchoir, le FN s’est fait (légèrement) distancer contrairement à ce que je craignais.

Le président « face » aux Français : et si on essayait « avec » ?

« Face aux Français ! » L’émission impossible et pourtant toujours re-tentée. Chirac, Villepin, Sarkozy s’y sont essayé (pour ceux dont je me souviens !). Chaque fois le même échec, tant le discours politique est incompatible avec l’exercice du dialogue d’homme à homme. Et « avec », ça donnerait quoi ?

 « Face aux Français ! » Encore ce « face à face » impossible. Chirac, Villepin, Sarkozy s’y sont essayé (pour ceux dont je me souviens !). Chaque fois le même échec, tant le discours politique est incompatible avec l’exercice du dialogue d’homme à homme. Apparemment, on a bien deux personnes face à face. Les citoyens sont souvent excellents dans l’exercice : ils parlent d’eux avec justesse, exposent simplement leur problème et attendent des réponses concrètes. Ils n’agressent pas mais relancent fermement sans se laisser impressionner, montrant une maturité étonnante.

Mais face à eux que peuvent dire nos présidents (ou premier ministre) ? Ils n’ont que deux registres à leur disposition : celui de l’élu local qui cherche une solution au cas particulier qui lui est posé en mobilisant ses connaissances des ressorts administratifs ; celui du technocrate qui évoque toutes les mesures déjà prises, toutes celles qu’il va prendre mais qui sont si loin de la demande initiale. Aucun dialogue véritable, toujours une logique de défense de l’action menée, toujours cette affreuse « pédagogie », comme si la personne en face ne comprenait pas bien tout ce qu’on fait pour elle.

Il est étonnant que des conseils en communication continuent à préconiser ce type d’émission ! Le piège est inéluctable… tant qu’on en reste à la posture politique et à sa double variante. Certains des commentateurs en appelaient à une « sortie par le haut » : il faut de la vision, de la grandeur. Ni technocrate, ni assistante sociale, le président devrait être commandeur ! Tonnant et entraînant ! Il va de soi que ce n’est pas le registre de la télévision et encore moins du face à face. Pas de harangue possible à 20h50. Alors ?

Je préfère, à la sortie par le haut, la sortie… par le côté. Et si l’élu acceptait pour un temps de sortir du face à face, de la position du sachant face à l’ignorant ? Et s’il regardait « avec » ? On connait la phrase de Saint-Ex , « Aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction ». Bon, elle semble un peu bibliothèque Harlequin maintenant, cette phrase ! Pourtant elle est intéressante, y compris pour la politique. On pourrait la paraphraser ainsi : « parler politique, ce n’est pas se convaincre l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction ». Pour faire quoi ? Pour sortir des discours convenus, faire face à la situation du moment et chercher des voies nouvelles qui laissent place à la co-construction. Avec.

Voici un dialogue que j’avais imaginé entre Villepin et un de ces citoyens mis face à lui dans une émission télé. C’était en 2005, mais c’est hélas toujours d’actualité.

 

Dialogue imaginaire entre un premier ministre et l’homme qui l’avait ému 

Octobre 2005, une émission politique en direct sur France 2. L’homme face à Dominique de Villepin est extrêmement poli (« Mes respects Monsieur le Premier Ministre »), presque aussi vieille France. Pourtant il ne vit pas dans le même monde : malgré un CDI en bonne et due forme, impossible pour lui de trouver un logement stable. Il n’est pas à la rue mais bien sans domicile fixe, SDF si l’on veut bien voir qu’un SDF n’est pas forcément un clochard. On sent que Villepin est touché par cet homme qui symbolise sans doute à ses yeux la parfaite intégration française (dignité, maîtrise de la langue) et qui pourtant ne peut accéder à un véritable logement. On se prend soudain à espérer une réponse en accord avec cet instant vrai, mais non, on en reste aux exhortations à la patience (construire ça prend du temps) aux faux-fuyants (ça fait des années que l’Etat s’est désengagé) et au rappel des engagements du gouvernement.

Qu’aurait-il pu dire ? Rêvons : « Monsieur, j’avais prévu de vous décrire toutes les mesures que nous allons prendre. Mais en vous entendant, je sens bien que je ne serais pas à la hauteur de votre propos, ni du drame que vivent comme vous des centaines de milliers de mal logés. Je mesure le risque de parler autrement sans tomber dans la démagogie des promesses intenables ou dans le lyrisme incantatoire. Mais si demain nous étions confrontés à une catastrophe naturelle qui mettait des centaines de milliers de personnes à la rue, nous saurions faire face, j’en suis sûr. Un élan national nous porterait à faire l’impossible. Je pensais en vous écoutant tout à l’heure que nous vivions une catastrophe de même ampleur mais en refusant de la voir ; une catastrophe sociale que nous devons traiter comme un tremblement de terre dévastateur.

Alors mobilisons toutes les ressources : accueil dans des familles, utilisation de locaux vacants, réquisition de mobile homes…Mettons les médias dans le coup avec un immense téléthon. Les solutions provisoires qui seront trouvées grâce à l’implication des élus, des associations et de tous les Français de bonne volonté devront nous laisser le temps de construire des logements durables. Mais pour éviter que notre attention ne retombe, que le provisoire ne devienne définitif, je propose que nous installions un village de mobile homes au cœur même de Paris, au Champ de Mars par exemple. En ayant sous nos yeux, et pas seulement au fond de nos banlieues lointaines, le rappel constant que nous n’avons pas fini le travail, nous éviterons ainsi de relâcher l’effort de construction avant son terme ».

Je suis sûr que le silence aurait suivi un tel propos. Il aurait été difficile d’enchaîner, de passer à autre chose, comme d’habitude lorsqu’un malheur chasse l’autre et nous évite toute implication réelle. A partir de ce silence inaugural, il aurait été possible d’engager le dialogue sur le fond. Je crois même que Patrick de Carolis serait venu sur le plateau pour dire qu’il était prêt à monter ce « téléthon des toits ».

Songe creux ? Idéalisme béat ? A l’aune de l’eau tiède technocratique qui nous sert habituellement de grand dessein, sans doute. Mais si on y regarde de plus près n’y a-t-il pas le juste mélange d’émotion (on sort du rationalisme étroit des réponses techniques), de vision (on traite le problème à la hauteur de l’enjeu, comme une catastrophe naturelle) et de modestie (on compte autant sur les médias et l’opinion que sur les pouvoirs publics) pour créer le cocktail qui nous redonnerait goût à la politique ?

Regarder « avec » ne suppose pas d’abdiquer sa position de Président de la République ; ça ne signifie pas nier la différence, ni jouer la complicité comme l’ont fait, chacun à leur manière, les deux derniers Présidents. C’est simplement se mettre en situation de com-préhension, en situation de « prendre avec ». La parole dite reste la parole présidentielle, il n’y a pas de confusion des genres, mais c’est une parole vivante, vivifiante, pas cette langue de bois, cette langue morte, comme le disait si justement Manuel Valls de la parole politique (dommage que sa parole à lui ne soit pas si différente de celle qu’il fustige !).

 

PS – juste un mot d’étymologie, puisque, me focalisant sur cette petite conjonction, je trouvais qu’ « avec » sonnait bien étrange… Alors que le « cum » latin et le « syn » grecs sont si familiers, pourquoi n’avons nous pas utilisé le « con » comme les Italiens ou les Espagnols ?Alain Rey donne l’origine latine d' »avec » : apud chez et hoc cela. Il n’en dit pas réellement plus mais j’aime bien l’idée qu’ « avec » soit apparenté à « chez ». « Avec » n’indique plus la simple conjonction mais la proximité de celui qui s’invite chez soi…

Autorité ? et si on se trompait de quête ?

Notre quête légitime d’autorité conduit à rechercher « l’homme providentiel ». Et si on prenait la question autrement ?

 

Reculade, couac, renoncement, enterrement : le report de l’examen du projet de loi sur la famille donne une nouvelle occasion à la presse de se gausser d’un exécutif jugé décidément incapable d’autorité. On sait cependant que la critique inverse est immédiatement faite quand un exécutif « passe en force », est « sourd aux demandes de la rue »,… Mais ici ce qui frappe et qui a priori légitime le point de vue des éditorialistes, c’est que le gouvernement a vraiment vite reculé. La loi sur le mariage homosexuel avait été maintenue alors que les mêmes étaient dans la rue, depuis plus longtemps et beaucoup plus nombreux. On avait donc cette fois-ci plutôt l’impression d’assister à un baroud d’honneur qu’à une pression irrésistible. Le recul du gouvernement semble donc sans réelle logique.

Pourquoi alors ce sentiment de malaise devant le déferlement de critiques puisque je suis, comme chacun, frappé de cette conduite brouillonne de l’action gouvernementale ? Sans doute parce que ce qui ressort de tout ça est moins une demande de conduite efficace de l’action publique qu’une demande de chef que l’on suit. L’éditorial de Thomas Legrand sur France Inter disait à la fois quelque chose de très juste par rapport à la réalité de notre régime politique…. et en même temps de totalement inacceptable si l’on veut une démocratie vivante.

Dans la Vème République il faut que le président dise ce en quoi il croit. Et il y a encore trop de domaine pour lesquels on ne sait pas quelle est la conviction profonde de François Hollande ! Sa volonté de ne pas brusquer la société de ne pas être péremptoire et cassant est mal exprimée et ressemble à de la faiblesse ou du calcul cynique.

Il insiste :

Le sentiment général est, encore une fois, que l’exécutif a raté, dans les grandes largeurs, ce débat de société. Pour une raison principale, toujours la même : manque de clarté dans l’affirmation des convictions ! Le travail de clarification présidentielle tout azimut, débuté avec l’année 2014 n’est donc pas encore totalement achevé !

Quel paradoxe ! On veut être pris en compte dans le cadre d’un débat démocratique où chacun peut s’exprimer et on veut tout autant que le chef parle, pour s’aligner ou contester. Le principe majeur de la démocratie est pourtant ce que les grecs appelaient « l’iségoria », le droit à la parole égale pour tous. Nulle préséance du chef qui dirait sa conviction en préalable à toute discussion. Si c’est ça, la démocratie vire au plébiscite.

On m’objectera (et on l’a déjà fait lorsque j’ai testé mon propos avec celle qui partage ma vie mais pas toujours mes opinions !) : les réformes de société ne sont faites que lorsqu’un exécutif assume son rôle d’éclaireur.  C’est bien parce que Mitterrand le voulait contre l’avis de l’opinion que la peine de mort a été abolie. L’argument porte mais il faut tenter d’aller plus loin.

Opposer la vision du dirigeant politique clairvoyant au conservatisme de la population ne tient que parce qu’on confond l’opinion telle qu’elle s’exprime dans un sondage et l’expression collective des citoyens. Celle-ci n’a de réelle portée que lorsqu’elle est issue d’une délibération collective après un débat contradictoire. Force est de constater que le sondage d’opinion ne correspond pas à ces critères. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’une technique très utilisée aux Etats-Unis mais très peu en France, celle du sondage délibératif montre qu’il y a un écart notable entre l’opinion mesurée avant la délibération d’un jury tiré au sort et l’opinion mesurée à nouveau à l’issue du débat collectif. Confondre l’opinion avec l’expression politique des citoyens est donc extrêmement dommageable. Cela ne veut pas dire pour autant que le résultat d’une délibération citoyenne serait nécessairement progressiste mais cela veut dire que l’on peut sur des sujets où l’opinion d’un seul, même s’il a été élu, ne garantit pas l’acceptabilité sociale d’une réforme, chercher à construire collectivement ce qu’on appelle légitimement un « choix de société ». Rien n’empêchera le Président de peser dans le débat, d’affirmer clairement l’option qu’il préfère mais il acceptera que le choix final ne lui appartienne pas. Ce qui, soit dit en passant, est normalement déjà le cas puisque c’est le Parlement qui est censé avoir aujourd’hui le dernier mot. (On a d’ailleurs vu un début de rébellion parlementaire chez les socialistes à propos de la loi sur la famille qui me semble pleinement légitime)

Ce débat sur le manque d’autorité de l’exécutif est donc révélateur de notre incapacité à sortir de la monarchie républicaine. Dominique de Montvallon le constatait avec justesse dans une analyse publiée dans Le Monde à propos de la propension des Français à attendre l’homme providentiel pour les sortir d’une situation politique qui leur apparaît bloquée.

L’aspiration à un « vrai » chef, clé de voûte d’un système qui fonctionne mal : on ne saurait mieux décrire en si peu de mots ce qu’est devenue notre Ve République, rongée de l’intérieur par l’illusion sur laquelle elle a été bâtie. Cette illusion, qui est restée très prégnante dans l’imaginaire collectif, est celle de l’homme providentiel.

Il pointe bien l’écart entre la réalité des pouvoirs et notre pratique politique

Dans la « vie réelle », les centres de décision se sont déplacés, complexifiés et multipliés, sous l’effet conjugué des traités européens et de la mondialisation. Un tel contexte aurait dû nous inciter à moderniser nos institutions, renforcer les contre-pouvoirs et rétablir des lieux de débats. Mais nos règles du jeu ne s’y sont pas adaptées, bien au contraire. La personnalisation du pouvoir a renforcé le caractère monarchique du régime.

le président [normal]s’est remis sur le devant de la scène afin de raffermir une autorité dont on n’a eu de cesse de répéter qu’elle lui faisait défaut. Derrière lui, plus aucune tête ne dépasse ; ni au gouvernement ni dans la majorité. […] Point de débat, sauf ceux – si peu structurés – qui sont orchestrés en marge de cette vie politique, sur les réseaux sociaux et/ou dans la rue.

Il concluait d’une manière que je ne peux qu’approuver :

N’aurait-on pas besoin de nouvelles règles du jeu plutôt que de l’illusion d’un « vrai chef » ?

Dominique Rousseau, le constitutionnaliste que je citais récemment, disait aussi en novembre dans Le Monde

Les présidents sont enfermés dans le temps de l’Etat, incapables de saisir le rythme de la société. La « décision » Leonarda – inviter la jeune fille à revenir mais laisser ses parents au Kosovo – en est le parfait exemple : elle est une belle synthèse rationnelle dans la tête de l’Etat, mais un salmigondis dans la tête de la société.

Il voit dans les institutions « un bouclier » qui protège le Président. Et il s’interroge :

Mais un bouclier protège des ennemis. Les citoyens seraient-ils les ennemis dont il faudrait se protéger ? Les institutions doivent être, à l’inverse d’un bouclier, les canaux de communication entre les gouvernants et les gouvernés. Or, aujourd’hui, ces canaux sont bouchés et la société en cherche d’autres pour se faire entendre.

Si l’on veut éviter que la solution ne soit trouvée dans le recours à l’homme providentiel (ou pire au Lepénisme qui en est la version désespérée et désespérante), il faut bien remettre sur le tapis la question des institutions ou plus largement des « règles du jeu démocratique ». Là encore je partage l’avis de Dominique Rousseau :

En France, on bricole : un jour, on modifie la durée du mandat présidentiel, un autre les compétences du Parlement, un autre encore les pouvoirs du Conseil constitutionnel. Résultat : aucune vision d’ensemble. […] La question institutionnelle est considérée comme secondaire ».

Pour lui c’est au contraire une question essentielle :

C’est une question sociale car les institutions sont ce qui fait tenir debout une société. Sans elles, la société ressemblerait aux montres de Salvador Dali !

OUI, il faut revoir les règles du jeu démocratique pour que l’on sorte de l’alternative impossible entre l’impuissance gouvernementale  et l’autorité de l’homme providentiel. Et comme le disait excellemment Etienne Chouard :

Ce n’est pas aux hommes au pouvoir d’écrire les règles du pouvoir

Nous sommes tout un groupe, autour de Patrice Levallois à travailler à la concrétisation de cette idée… à suivre !