J’ai longtemps aimé élucider les énigmes policières. Dans la maison familiale où nous passions nos étés, je faisais une pause systématique, laissant de côté les lectures que j’avais prévues, pour sortir un des volumes de la collection reliée des Agatha Christie. Tard dans la nuit, pris par le suspens, je découvrais enfin la mécanique implacable de la révélation quand Poirot réunissait tous les protagonistes et désignait enfin le coupable. Parfois je m’agaçais quand la révélation tenait à un indice que le détective avait trouvé sans qu’on n’en ait eu connaissance mais le plus souvent la manifestation de la vérité me séduisait par son évidence, par la limpidité de la démonstration. Il y a quelque chose de l’épiphanie dans cette révélation. On passe miraculeusement de l’ombre à la lumière (élucider, c’est au sens premier, rendre lumineux). Et puis je me suis lassé de ces constructions trop parfaites qui obscurcissent d’abord à dessein la vue du lecteur pour mieux l’éblouir à la fin. J’ai repensé à ces élucidations en lisant, dans les dernières pages du Mage du Kremlin[1], l’observation de Vadim Baranov lors de sa dernière balade, à la nuit tombante, dans une ville européenne :
[…] la grandeur un peu hautaine des façades qui surplombaient les surfaces glacées de la mer s’est faite plus affable, tout à coup radoucie par le charme des mille fenêtres étincelantes qui s’allumaient l’une après l’autre. Les lumières d’en bas, je pensais, voilà la vraie différence. En Russie elles n’existent pratiquement pas. Vous pouvez vous promener même dans les plus beaux quartiers de Moscou et de Saint-Pétersbourg, vous verrez partout les faisceaux impitoyables des plafonniers qui descendent d’en-haut et illuminent les fenêtres. Les plafonniers sont pratiques. Il suffit d’appuyer sur un bouton pour que toute la pièce soit éclairée par la même luminosité uniforme et brutale. […] Les petites lumières d’en bas, en revanche, sont peu commodes. Vous devez les allumer une par une et il en faut au moins trois ou quatre pour générer la même quantité de lumière qu’un plafonnier. Cependant le jeu des ombres portées sur les meubles et les murs crée une atmosphère propice à la conversation et à la lecture de vieux livres, au feu de bois et à la musique de chambre.
La lumière indirecte des lampes disposées aux quatre coins d’une pièce « n’élucident pas » le lieu ! A l’inverse, le plafonnier est comme Hercule Poirot, il ne laisse rien dans l’ombre avec sa lumière zénithale. On sait bien aussi le rôle que joue la lumière aveuglante dans l’obtention des aveux d’un prisonnier.
Notre monde aime trop la lumière blanche des leds qui aseptisent nos intérieurs. Nous revendiquons toujours plus « que la lumière soit faite », sur les dépenses publiques ou sur les comportements privés. Plus rien ne doit rester dans l’ombre à l’heure du soupçon généralisé et de la transparence exigée. La lumière n’est plus chaude mais froide, voire glaçante. Peut-être que cela tient à cet usage du singulier : LA lumière et non LES Lumières comme on préférait dire au XVIIIème siècle. La lumière de plafonnier est totalitaire, les lumières basses sont propices à la conversation (comme le pointait le Mage du Kremlin). La conversation, cette brique de base de la démocratie.
En questionnant cette élucidation policière du monde, je mets en garde contre la séduction que j’ai aussi éprouvée pour la compréhension instantanée d’une situation. On a l’impression d’être particulièrement lucide, de voir mieux que les autres alors que la simplicité n’est qu’un artifice de récit (que ce soit celui d’une excellente énigme policière ou d’une douteuse médiatisation de l’actualité). La lumière sans ombre, dans la nature, ça n’existe pas sauf au mitan du jour, quand toute nuance est abolie. Acceptons de ne pas tout appréhender d’un coup ! L’intelligence permet de de composer avec les zones d’ombre, elle n’exige pas leur disparition.
Nous sommes tous victimes de l’interprétation commune du Mythe de la caverne, avec cette idée trompeuse que « la » lumière peut nous guider. Pire, le mythe semble glorifier une forme de douleur et de dangerosité de l’éblouissement. Seuls les philosophes seraient capables d’affronter la lumière de la vérité et de l’apporter aux hommes apeurés, restés dans la caverne.
Acceptons ce que nous dit la culture orientale : l’ombre et la lumière sont inséparables et se complètent pour constituer la trame de la vie.
Le monde n’a pas à être élucidé, il devrait simplement être éclairé patiemment et sous différents angles en sachant ménager les zones d’ombres nécessaires au contraste. Et gardons exceptionnelle, non pas l’élucidation, mais l’illumination, moment de grâce où la lumière se fait magique, spectaculaire feu d’artifice du 14 juillet ou simple rayon de soleil après la pluie. Epiphanies toujours temporaires, belles parce qu’éphémères sans autre vérité que la joie d’un instant, partagé ou solitaire.
[1] Je reviendrai sur Le mage du Kremlin. Je n’avais pas lu à sa sortie le roman de Giuliano da Empoli. Il faut lui reconnaître une belle capacité à mettre en mots la marche de Poutine vers l’empire. C’est saisissant à l’heure où plus personne ne peut douter de la réalité de l’implacable lutte à mort qu’il a engagée avec les régimes démocratiques européens.