Sol

Sylvain ROTILLON, géographe et membre du comité de rédaction de la revue DARD/DARD inaugure les collaborations extérieures de la nouvelle formule du blog persopolitique. Il a eu envie de parler d’un des mots les plus courts de la langue française, sol, un des moins bien compris aussi. De l’étymologie à la pédologie, il nous aide à comprendre son lien étroit avec la vie (autre mot de trois lettres). Il montre bien comment l’artificialisation des sols agricoles brouille la distinction entre sol/soil et sol/floor. Un mot en français mais deux en anglais pour une distinction essentielle mais menacée.

Etude de sol

Trois lettres. Ce dont toute la vie dépend tient à chaque fois en un mot de trois lettres, comme la vie elle-même, ce qui est sans doute tout sauf un hasard, la brièveté renvoyant à quelque chose de fondamental, des mots tellement brefs qu’ils ont été forgés parmi les premiers pour exprimer les concepts essentiels. Trois lettres donc, pour trois mots, notre sainte trinité : air, eau, sol. On pourrait la compléter avec un quatrième mot de trois lettres, feu, et retomber sur les quatre éléments. Si je n’intègre pas ce dernier mot, c’est parce qu’il ne constitue pas une de ces enveloppes de notre planète, identifiées par leur nom scientifique, issu du grec comme il se doit : atmosphère, hydrosphère, lithosphère. C’est de cette dernière qu’il va être question, plus ou moins.

Le sol est des trois termes le plus mal connu, le moins clairement défini. L’air invite à la rêverie, l’eau évoque le changement, le sol nous ramène au concret. Nous en venons et nous y retournerons pour reprendre la formulation des mythes, est-ce ce destin final qui nous conduit à nous en détourner, à le méconnaître, à le mépriser ?

Le mot sol est tellement courant que l’on ne sait pas vraiment ce qu’il recouvre. Paradoxalement, ce qui lui est inférieur semble mieux identifié. Avec le sous-sol, on visualise très bien de quoi il s’agit : il faut creuser, ou descendre. Le sous-sol est mystérieux, recèle des ressources, des trésors, des créatures fantastiques, des secrets enfouis. Mais le sol ? Trop commun, trop évident pour qu’on s’y intéresse.

Et pourtant ces trois lettres sont bien plus mystérieuses qu’il n’y paraît. Le mot dérive du latin solum qui désigne tout à la fois le fond d’un objet, sa base, la surface de la terre, mais aussi la plante des pieds. La surface de la terre et la partie de notre corps qui rentre en contact avec elle sont désignées par le même terme. Le sol est le trait d’union symbolique entre l’espèce humaine et notre planète. Il nous rappelle que, bien que mobiles, nous restons liés à la planète. Si nous foulons le sol aux pieds, ce n’est pas par manque de respect, mais pour maintenir cette connexion avec la Terre. Le manque de respect qu’on lui manifeste vient à l’inverse de l’oubli de ce lien. La chaussure qui nous protège, nous isole aussi et nous fait perdre ces sensations, cette relation.

Si en anglais on distingue sans problème le sol dans son sens de la surface de la planète, soil, de celui de l’habitation, floor, le français ne s’embarrasse pas de ces subtilités. Tout est sol dans la langue de Molière, le plancher qui constitue un type de sol artificiel ne s’applique pas à tous les sols construits ; par métaphore, associé aux vaches, il qualifie même le sol naturel, comme élément supplémentaire de la confusion qui règne en français entre ce qui est naturel et ce qui est artificiel.

Mais au fond, ce qui semble être une confusion en est-elle une ? Si nous ne faisons plus de différence, peut-être est-ce qu’il n’y en a plus vraiment, que l’artificialisation, terme devenu à la mode depuis quelques années, affecte l’ensemble des surfaces, qu’entre le plancher des vaches et le sol carrelé nous sommes dans un continuum, sans changement de nature entre ce qui semble naturel et ce qui ne l’est manifestement pas.

À première vue, les choses paraissent évidentes. Entre de la terre et n’importe quel type de sol recouvert d’une matière fabriquée, bois, pierre, céramique ou autre, même un enfant fait la différence. Pourtant, ce n’est pas si simple, parce que contrairement à ce que nous dit le mot sol, ce qu’il désigne n’est pas une surface, un objet bi-dimensionnel, mais un volume, en trois dimensions. La complexité du sol vient de cette nouvelle dimension à prendre en compte. Pour le qualifier, il faut changer de langue, comme pour presque tout quand on quitte le vocabulaire commun pour celui des concepts scientifiques, et utiliser le terme grec.

Dans la langue d’Homère, on parle de πέδον / pédon, qui donne la pédologie, la science du sol. Le terme dérive du mot pied, πούς. Le sol est ainsi, comme en latin, ce qui est sous le pied (on le retrouve dans le mot podium). Le terme de piéton en est dérivé. Il faut attendre le 19e siècle pour que le terme de pédologie soit forgé par Friedrich Albert Fallou, naturaliste allemand. De création tardive, elle reste toujours méconnue. La complexité de l’objet étudié peut en partie expliquer cette méconnaissance.

Un sol, au sens pédologique du terme, est issu d’un processus de transformation de la roche-mère et la surface de la Terre, la pédogenèse, Il s’agit ainsi d’une mince couche quand on la rapporte à l’épaisseur de la lithosphère, l’ensemble des roches-mères pour simplifier ; son épaisseur se mesure en mètres quand celle de la lithosphère se mesure en dizaines de kilomètres. Dans cette fine couche interagissent atmosphère, hydrosphère, lithosphère et biosphère. La roche est transformée physiquement et chimiquement. Elle est ameublie, l’eau et l’air circulent selon la gravité du haut vers le bas, mais aussi latéralement suivant les réseaux de fissures et galeries produites en particulier par les organismes vivants, indispensables lombrics pour ne citer qu’eux, mais aussi du bas vers le haut via l’évaporation et la transpiration des organismes vivants, en particulier des plantes. À ces circulations d’eau et d’air s’ajoutent celles de la matière organique via les racines et les animaux fouisseurs. La teneur en matière organique est plus forte à mesure que l’on se rapproche de la surface.

En très rapidement résumé, un sol est ainsi un objet complexe, structuré par les interactions de ses différents constituants (minéraux, organiques, liquides, gazeux, solides), toujours en évolution pour tendre vers un équilibre entre ces différents constituants. Le processus de formation est long, les équilibres fragiles. Nos trois petites lettres cachent ainsi une complexité admirable. Sans le sol, la vie n’existe pas, sans la vie, le sol n’existe pas. On peut parler de la surface de la Lune, mais pas de sol lunaire au sens scientifique du terme. On voit que notre carrelage de cuisine, même s’il peut abriter en surface un peu de matière organique à la fin de la préparation du repas, est loin de la complexité du sol tel qu’on vient de l’évoquer. Pourquoi dès lors dire que la confusion qui est faite en français entre sol naturel et artificiel n’en est pas vraiment une ? Il faut pour répondre quitter à nouveau la surface des choses et appréhender le sol dans toutes ses dimensions.

Dans l’épaisseur du sol, on ne peut que constater l’ampleur d’un désastre qui rend le sol agricole tout aussi artificiel que celui de nos cuisines. Les pratiques agricoles modifient les sols par principe. L’agriculture simplifie le processus naturel en limitant le nombre d’espèces végétales, en luttant contre ce qui peut concurrencer la pousse des plantes cultivées. La diversité biologique qui contribue à l’apport en matière organique dans le sol s’appauvrit. Dans le même temps, en cherchant à intensifier la production, les plantes prélèvent plus qu’elles ne le feraient dans un cycle naturel, contribuant à l’épuisement rapide des sols. La réponse traditionnelle passait entre autres par des formes de jachère qui visaient à apporter des fertilisants dans le sol, laissé en repos. La réponse moderne passe par des apports d’intrants chimiques, faisant du sol un simple support de culture : les plantes croissent à partir de ces apports plus que de ce qu’elles trouvent naturellement, en plein champ. Mais le sol est aussi beaucoup moins protégé. Laissé nu une bonne partie de l’année, entre la moisson et la pousse suivante, les phénomènes d’érosion sont accentués. L’eau s’infiltre moins et ruisselle en surface. Le processus fondamental pour la pédogenèse de circulation verticale au sein du sol est limité. Ceci est accentué encore par les pratiques de labour.

Le labour en retournant la couche superficielle du sol, celle qu’en langage courant on qualifie de terre végétale, détruit la structuration naturelle.

Détour par le Littré. Dès le premier sens du mot terre, l’équivalence est établie : « sol sur lequel on marche et qui produit les végétaux. » On retrouve donc à la fois la notion d’interface entre le pied et la surface de la planète, mais aussi une vision productive, très utilitariste. Les végétaux ne poussent pas dans la terre, la terre les produit. Le végétal est ramené au rang de produit dans une sorte de négation de la spécificité du vivant. L’exploitation du sol est en germe dans cette définition. En langage moderne plus soutenu on parle plutôt d’humus, terme dérivé du latin, signifiant terre. Wikipédia précise que le terme a la même étymologie que homo et provient d’une racine indo-européenne qui signifie terre… On n’en sort pas, {Homme – terre – sol}, nous sommes liés par la conception de l’univers induite par nos racines culturelles indo-européennes.

Cette confusion entre l’Homme et la terre se retrouve dans le mythe de la création biblique. Dans Gn 2, 7, il est dit : « Alors Iahvé Élohim forma l’homme, poussière provenant du sol… ». Les deux mots découlent l’un de l’autre : ’adâmâh signifiant sol est à l’origine de ’âdâm, homme[1], qui donne notre Adam. L’auteur précise dans Gn 2, 5 que la terre avant la création de l’homme, n’a ni buisson ni herbe des champs, qu’il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol. Sol et champ ne sont pas différenciés, l’homme faisant le lien, celui-ci étant issu du sol qui va désormais pouvoir devenir champ. Le sol n’est pas une simple surface, il a une fonction, celle de produire, Littré a des racines profondes. L’homme est mis dans le jardin pour le cultiver et le garder (Gn 2,15).

L’homme vient du sol et c’est parce qu’il le cultive qu’il est homme, mais c’est aussi parce qu’il est cultivé qu’il est défini en tant que sol, la relation est bijective. Nous avons affaire à une société agraire, sédentaire, qui fait du lien au sol un élément constitutif de sa métaphysique. Le fait de cultiver est cependant lié à celui de garder pour le récit le plus ancien de la Genèse. Dans le récit dit sacerdotal, il n’est plus question que de soumettre la terre (Gn 1, 28). Soumettre la terre, c’est une formule qui peut paraître prophétique tant cette dernière a été anthropisée.

Appliquée à cet objet complexe, cette humanisation est une réduction, un appauvrissement, une artificialisation. Le travail du sol perturbe les dynamiques naturelles, particulièrement avec le labour, travail par excellence. Le terme provient du latin laborare qui signifie travailler et il a donné l’anglais labour et notre labeur, dont le sens ajoute de la pénibilité au mot travail. Retourner le sol est difficile, la terre oppose une grande résistance qui n’a pu être dépassée que par une mécanisation de plus en plus poussée. Mais en retour cette mécanisation a fini par détruire la couche superficielle du sol. Avec les méthodes modernes, s’est ajouté le poids des engins agricoles, toujours plus gros, toujours plus lourds pour faire le travail réalisé autrefois par un grand nombre de paysans. On aboutit à une compaction totale. Cette couche qui contenait la vie, l’interface entre hydrosphère, biosphère et atmosphère est devenue étanche, morte. La distinction en langue anglaise entre soil et floor a perdu de sa pertinence, presque tout est floor désormais.

Cette destruction est moins mise en avant que les atteintes portées à l’eau ou à l’air, pour revenir sur nos mots de trois lettres dont nous dépendons. Pourtant, elle est sans doute plus grave. Les cycles de formation, ou de régénération de l’eau ou de l’air sont bien plus courts que pour les sols, nos capacités de remédiations bien meilleures. Lors du confinement, la qualité de l’air s’est améliorée de façon spectaculaire. Pour les sols, les processus à l’œuvre sont longs car cette subtilité des échanges entre les différents constituants relève d’une alchimie complexe. On arrive à dépolluer l’eau, c’est même une activité rentable, pour un sol, on cache la misère ou on enlève la partie la plus polluée.

Alors que le lien entre le sol et l’espèce humaine est constitutif de nos cultures occidentales, rendu à travers les mots mêmes, nous détruisons ce patrimoine, ou matrimoine si l’on se réfère aux mythes chthoniens qui associent la terre, χθών / khthốn en grec ancien, aux divinités majoritairement féminines des premières sociétés agraires. Nous peinons à adopter une politique efficace de lutte contre la destruction des sols, pudiquement appelée lutte contre l’artificialisation. Nous continuons à passer du soil au floor au nom d’intérêts économiques forcément majeurs, ce qui traduit une vision de court terme suicidaire. En détruisant l’humus, on détruit homo, en s’en prenant à ’adâmâh on s’en prend à ’âdâm.

[1]La Bible, Ancien Testament, Bibliothèque de la Pléiade, éditée par Édouard Dhorme.

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Auteur/autrice : Sylvain Rotillon

J'écris pour comprendre et accepter ce monde.

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