Face au dérèglement

Gérer la pandémie comme une crise avec un début et une fin, c’est refuser de la regarder pour ce qu’elle est : un dérèglement. Pour y faire face, nous avons besoin d’inventer un autre rapport à la santé. Comme toujours les ressources sont déjà là. Activons-les !

Nous aimerions croire encore que nous allons y arriver. Que malgré l’imprévisibilité des variants, la puissance impressionnante de la science et de la technologique restaurera le monde d’avant grâce à la vaccination. Il n’en sera rien, je le crains. Comme nous avons appris – difficilement – à remplacer le terme de réchauffement climatique – par celui beaucoup plus juste de dérèglement (ce que les viticulteurs de France ou les habitants du Texas viennent à quelques semaines d’intervalle d’éprouver dramatiquement), il va nous falloir apprendre tout aussi douloureusement à constater le dérèglement sanitaire et le dérèglement économique qui en est le corolaire.
Parvenez-vous encore ne serait-ce qu’à entendre (je ne dis même pas écouter), les chiffres actuels et futurs de la vaccination ? Tant de millions de première dose, tant de millions de seconde dose. La comparaison avec les vaccinations anglaises ou israéliennes. L’arrivée de tant de dizaines ou centaines de millions de doses de Pfizer, de Moderna, d’Astra Zeneca ? et leurs rectificatifs récurrents : ah non moins de celui-ci mais plus de celui-là, euh, finalement, celui-là non-plus ne sera pas livré dans les temps, dans les quantités, et puis, mauvaise nouvelle, il faudra peut-être une troisième dose, et pour savoir si l’efficacité des vaccins sur les variants brésilien ou sud-africain sera au rendez-vous, il est encore trop tôt… Vous avez décroché ? J’avoue entendre encore tous les matins et tous les soirs la litanie des doses mais mon attention n’est plus là. Mon cerveau par précaution s’est débranché. Comme l’an dernier face au comptage des morts en continu. Inconscience, irresponsabilité ? plutôt un réflexe de survie qui intuite qu’il n’y a là rien de bon ni d’utile à savoir. Continuer la lecture de « Face au dérèglement »

Citoyen ou consommateur, faut-il choisir ?

Liberté de consommer, liberté d’être citoyen. De quelle liberté sommes nous privés avec le Covid ? Et si les petites « marges d’action » que nous voulons retrouver étaient en réalité une liberté fondamentale ?

Avec le Covid, nous sommes régulièrement amenés à faire des choix qui touchent à des questions fondamentales. Nous avons fréquemment évoqué ici le choix entre vivre et exister lorsque les fins de vie étaient complètement arraisonnées par la logique du « non-mourir » qui souvent entraînait un « non-exister ». Aujourd’hui, avec les fourmis dans les jambes que nous avons tous après des mois de confinement et de couvre-feu, la question qui se pose à nous est celle de la liberté, rien de moins ! Comment retrouver la liberté dans un monde où le Covid-19 subsiste, à la fois à moitié vaincu par la vaccination et les traitements et en même temps toujours vivace au travers de ses multiples variants dont on pressent qu’il n’y aura pas que l’anglais, le sud-africain ou le brésilien ?

A l’émission L’esprit public de France Culture, le politologue Dominique Reynié nous alertait : on révise à la baisse nos exigences de liberté pour pouvoir reprendre une vie « normale ». Pour lui cette vie normale était plus une vie de consommateur que de citoyen. En acceptant le passeport vaccinal et tout l’arsenal du traçage de nos faits et gestes, nous accepterions d’avoir « plus de marges d’action mais moins de liberté substantielle ». La distinction dans un premier temps correspond assez bien à ma manière de voir les choses. Notre souci de liberté est bien souvent la simple envie de reprendre notre vie d’avant et donc la possibilité de consommer sans entrave. Nos droits de citoyens ne sont évidemment pas notre préoccupation première. Mais n’est-ce pas un peu facile d’opposer le consommateur avide au citoyen avisé ? Continuer la lecture de « Citoyen ou consommateur, faut-il choisir ? »

Quelle cohésion nationale ?

« On s’est tout dit, je crois ?… » La voix de mon père est comme rajeunie par sa colère et sa peine. Sèche, elle n’autorise en réponse qu’un « oui, je crois » stupéfait mais soulagé. Je raccroche. Mon énervement retombe, aussitôt remplacé par l’abattement. Quel idiot de continuer à vouloir avoir le dernier mot… comme il y a quarante ans et plus. Ce n’est pas au vieil homme qu’il est devenu malgré sa volonté farouche d’être toujours sur la brèche que je m’adresse mais encore et toujours au père imbu de son autorité. Autorité que je conteste comme à 20 ans quand j’étais étudiant à Sciences Po, plein de mon savoir péremptoire. Cette bataille pour la suprématie intellectuelle, ça fait quarante ans qu’elle dure et malgré moi, je ne peux m’empêcher de la poursuivre. D’habitude nous faisons le point sur nos accords et tombons d’accord sur le caractère résiduel de nos désaccords. Mais là, ce matin, Il voulait avoir raison, entièrement. Et moi aussi.

Si j’ai besoin de revenir sur ce moment de crise filiale, ce n’est pas pour étaler mon intimité, c’est pour mettre l’accent sur le trouble profond que ce désaccord provoque en moi. J’aime la polémique autant que je cherche le consensus. Qu’est-ce qui a provoqué un tel disensus ? c’est bien sûr la décapitation de l’enseignant d’histoire par le fanatique tchétchène. J’ai refusé de parler de terrorisme, j’ai clamé mon refus de la rhétorique guerrière des chaînes d’info, mon dégout devant cet enfermement dans une représentation de la France assiégée par l’islamisme. J’ai affirmé avec véhémence que réduire notre vision du monde à ce combat contre le « séparatisme » nous empêchait de mener des combats autrement importants pour notre survie, que l’habitabilité du monde m’importait davantage que la focalisation sur des crimes détestables mais isolés. Je ne comprenais pas pourquoi il refusait de relativiser son point de vue opposé au mien. D’habitude nous nous concédons une part de vérité. Là, mon père ne lâchait rien… et moi non plus. Et c’est sur le caractère inconciliable de ces représentations du monde que je veux revenir. Comment se fait-il que nous arrivions à nous mettre d’accord sur les révolutions profondes du capitalisme qui sont à mener et que nous nous opposons si violemment sur l’état de la France ? Mon père pense que la France est en danger de ne pas affirmer et protéger le contrat culturel qui lie ses citoyens. Il souhaiterait que chacun ait à reconnaître les valeurs de la République … ou à quitter un pays dans lequel il refuse de s’assimiler. Il approuve le combat contre le séparatisme. Il me traite de naïf et d’idéaliste. Mon refus de la guerre est pour lui une forme de renoncement, de désertion qui fait le jeu de l’ennemi. Je crois symétriquement que la rhétorique guerrière renforce l’islamisation d’une partie de notre propre population et qu’elle accroit nos difficultés.

Ce qui me frappe ce soir c’est que ces argumentations contradictoires ne laissent pas prise au doute ni à la falsification empirique. Elles ne sont ni vraies ni fausses : elles racontent des peurs et des espoirs. Quand je cherche ce que nous avons en commun c’est le refus du déchirement de la communauté nationale. Nous ne sommes pas d’accord sur ce qui la met en cause mais nous voulons l’un et l’autre une société plus soudée, davantage tournée vers l’action. Je n’ai pas trouvé fausse la formule de Macron (à propos de son autre guerre, contre le virus) : « nous nous étions habitués à être une société d’individus libres, nous devons apprendre à devenir une nation de citoyens solidaires ». Il n’est sans doute pas très pertinent d’opposer liberté et solidarité mais il est clair que des « individus libres » peuvent oublier leurs interdépendances et leur nécessaire solidarité que la citoyenneté rend possible. Ce n’est pas la liberté que le président stigmatisait mais l’individualisme délié et indifférent au bien commun. Revenons donc à cette idée de « cohésion nationale ». Là on peut passer de l’opposition stérile à la tension féconde. Mon père voit la cohésion comme un préalable qui passe par la reconnaissance d’un héritage commun et l’exclusion de ceux qui ne s’y rallient pas. Je vois possiblement la cohésion comme un projet qui se réalise dans la construction d’un avenir commun en tendant la main à ceux qui peinent à se reconnaître dans un pacte dont ils considèrent que nous les excluons par avance. La cohésion de l’un est contractuelle, la cohésion de l’autre serait expérientielle. Avoir ensemble ou faire ensemble. Mais pour faire ensemble on a besoin de se reconnaître légitime à participer à une œuvre commune et pour avoir ensemble c’est plus simple de se le prouver mutuellement en agissant ensemble. L’écart comme dit François Jullien est une ressource !

Nous aurons d’autant plus de cohésion nationale que nous ne nous enfermerons pas dans la suspicion mutuelle mais que nous prendrons des orientations ambitieuses pour mener la métamorphose écologique et démocratique que nous avons à conduire. Détournons les jeunes de la tentation islamiste en offrant résolument une place à chacun dans le projet national de refaire le monde et châtions sans fléchir ceux qui refusent sciemment la concorde. Il ne faut pas opposer les deux dimensions de la cohésion nationale, elles sont nécessaires l’une et l’autre. Pour une fois la formule « en même temps » prend tout son sens.

PS – Je relis ce que j’ai écrit et hésité à publier. Je vais encore être traité de doux rêveur – voire d’idiot utile – mais comme toujours je refuse de me laisser emporter dans la vague de ressentiment qui peine à séparer terrorisme, islamisme et Islam ou bien dans le raidissement des républicains trop sûrs de la pureté de principes magnifiques mais que nous faisons si mal vivre au quotidien. Où est l’aveuglement, où est la naïveté ? N’est-il pas naïf ou insensé de penser pouvoir faire adhérer à un pacte républicain des jeunes qu’on laisse aux marges de la société ? On reproche aux naïfs que je suis censé représenter des années de complaisance à l’égard des dérives islamiques qui déferleraient aujourd’hui mais quelles suites ont été données au rapport Borloo, dernier en date des rapports oubliés sitôt que remis ?  Ces querelles sont vaines et dangereuses. Nous avons devant nous un chantier gigantesque, inventer le monde habitable de demain, il doit pouvoir être source de cohésion à condition d’en faire notre obsession commune. Des mots, des images, sont à trouver d’urgence pour convier les ouvriers !