L’initiative de Pierre Rosanvallon pour représenter les invisibles a eu un réel succès… et quelques critiques. Essai de décryptage.
Je reçois souvent des mails ou des sms pour me signaler un texte, une initiative. C’est pourtant la première fois que je reçois autant de signalements pour le même fait. Manifestement l’initiative de Pierre Rosanvallon est une réussite,… au moins en termes de notoriété ! Est-ce aussi une initiative qui sert la démocratie comme elle en a l’ambition ? Il est intéressant de creuser pour tenter de voir ce qui relève de la bonne idée, de l’éventuel faux-semblant,… et des suites à donner possibles.
Pour ceux qui ne sont pas au courant, un rappel rapide : partant du constat que la société n’est plus représentée dans sa diversité, Pierre Rosanvallon lance une collection de livres pour donner à voir des parcours de vie aujourd’hui invisibles dans l’espace public (un cariste dans un entrepôt comme un chercheur dans son laboratoire) et un site de type réseau social pour recueillir et partager des histoires de vie. Le site s’appelle explicitement raconterlavie.fr. Rosanvallon publie à cette occasion « Le parlement des invisibles » qui précise la philosophie du projet. « Face à la mal-représentation par les partis, qui conduit à idéologiser et à caricaturer la réalité, il faut construire une représentation-narration pour que l’idéal démocratique reprenne vie et forme ». Pour lui cette initiative sera « authentiquement démocratique parce qu’elle tissera, à partir de multiples récits de vie et proses de parole, les fils d’un monde commun ». Il ajoute : « on ne devient acteur de sa propre vie que si […] on a les moyens de resituer son expérience dans une vision plus large de l’émancipation humaine ». Il parle de « communauté d’expérience, de relier son « je » à un « nous ».
Ambition forte donc pour cette « démocratie narrative » mais complémentaire des autres formes de renouvellement démocratique, la démocratie participative et la démocratie délibérative. Pour autant, Rosanvallon insiste à juste titre, sur le fait que la refondation démocratique ne peut se limiter au régime politique, qu’il faut réinventer la démocratie « comme forme de société ». Les lecteurs de ce blog savent que je parle pour la même raison de « démocratie sociétale ».
Pierre Rosanvallon a été interrogé dans de multiples médias sur son initiative. Je reprends ici quelques extraits :
Dans Télérama
Si le monde politique perçoit à peu près les changements de mœurs, comme on l’a constaté avec la loi sur le mariage pour tous, pour le reste, la société lui est devenue terra incognita. C’est grave. […] La non-représentation nourrit le désarroi social et une indifférence, voire une haine croissante à l’égard du monde ¬politique. Si on ne rétablit pas cette demande [de représentation] dans sa justesse, on laisse grossir le fantasme d’un « peuple » uni et en colère face à un monde politique qui l’aurait abandonné. Or ce « peuple » n’est pas un bloc de marbre. Il faut décrire le monde social dans sa diversité. Il en résultera plus de solidarité, car c’est bien l’ignorance d’autrui qui produit la « désolidarité » sociale, en ravalant chacun à un stéréotype : le chômeur assisté, le Rom voleur…
Dans Philosophie magazine :
Cette « terrible ignorance » (une expression de Michelet) est entretenue par trois « écrans » constituant « le paradoxe de l’invisibilité sociale » : l’hypervisibilité de quelques-uns – dont les médias sont l’expression – fait écran aux voix les plus faibles ; la prolifération de mots «fourre-tout» – le « peuple », les « travailleurs », etc. – masque sous une réalité de papier une réalité complexe et nuancée ; les stéréotypes – « bobos », « cité », « immigrés »… – enfouissent la réalité sous les fantasmes. Un remède contre cette « terrible ignorance », qui rend la société illisible : la représentation. Et une conviction : il est temps de « s’approprier le monde et dire la vérité des existences par de multiples voies ».
Si l’intérêt pour l’initiative prise est évident, il est utile de voir aussi ce qui est reproché à Rosanvallon. Il me semble que le point de vue de Christian Salmon dans son blog de Mediapart est emblématique de cette critique. Laissons de côté l’accusation de « soumission à l’air du temps » ou au contraire l’affirmation que le projet n’a rien d’inédit ». Deux reproches sont plus consistants :
L’injonction au récit vient parachaver le projet néolibéral de transformer les individus en performer de leur propre histoire.
Une démarche politico-citoyenne irréfléchie qui prétend lutter contre la crise démocratique et l’essor du FN en mobilisant la même catégorie, le même fantasme des « invisibles ». C’est au fond la résurgence du vieux projet néolibéral qui souhaite mobiliser contre les fractions syndicalisées du salariat ou ses minorités trop « visibles » et trop bruyantes une mythique majorité « silencieuse »…
La première critique oblige à se poser la question de la « parole » en démocratie. Le récit de vie est-il une parole démocratique ? Sans doute pas si cette parole est simplement du narcissisme, comme parfois la blogosphère le laisse penser. Mais ne voir dans ces récits que de l’étalage complaisant est terriblement élitiste. Cette parole, sans la médiation du politique ou de l’universitaire (sociologue, anthropologue,…) a une valeur en soi. Je peux en témoigner comme beaucoup de participants à l’aventure des Ateliers de la citoyenneté. Elle aide les personnes à passer de l’expérience personnelle à l’aventure partagée. Pour autant, deux conditions me semblent indispensables pour qu’elle prenne toute sa valeur : qu’elle soit reçue et qu’elle soit un point de départ. Si la parole tombe dans un grand réceptacle et qu’elle s’y noie, faute de réaction, on n’a pas progressé vers la création du « commun ». Le risque de l’initiative de Rosanvallon est dans sonéventuel trop grand succès Pour que les paroles se tissent, elles doivent rester dans un cadre à taille humaine ce que ne permet pas toujours internet. Mieux vaut une multitude de lieux de mise en visibilité. Le risque de la démesure existe même dans les projets citoyens ! Il faut donc trouver en complément d’autres manières de rendre visibles les invisibles. Utopique ? pas tant que ça ! A un moment où les instits étaient devenus les « invisibles de la République », la télé a su mettre à l’écran une série (l’Instit, avec Gérard Klein) qui a eu un réel retentissement et a contribué à la revalorisation de la profession ! (j’ai appris récemment par celui qui est à l’origine de la série que cette intention était clairement affirmée au lancement du projet).
Parole reçue donc mais aussi parole point de départ. La parole permet effectivement le passage du « je » au « nous » quand les fils sont tirés. Quand on peut passer de l’expression d’un point de vue au discernement collectif. Les paroles, encore une fois, doivent se frotter pour se polir comme des galets. Elles doivent s’enrichir mutuellement pour construire du nouveau qui deviendra peut-être du commun et donc de la coopération, du projet, de l’action politique (même à toute petite échelle). Je reprends un exemple qui me revient en mémoire, un échange au cours d’une rencontre organisée sur les jardins partagés. Plusieurs personnes présentent différentes formes de jardin partagé et, au bout d’un moment, une vieille dame prend la parole pour dire que tout ça ne la concerne pas vraiment car elle, elle a un jardin mais elle n’arrive plus à s’en occuper. Un échange s’engage alors qui permet de préfigurer une autre forme de partage, celui d’un jardin privé qui s’ouvre à des personnes sans jardin mais ayant envie de jardinage. Depuis, j’ai appris que des associations avaient organisé ce type de rapprochement. La parole, même bougonne, si elle est reçue et « travaillée » peut produire du commun.
On en vient alors à la deuxième critique, celle d’une dépolitisation par le choix de faire émerger une parole des invisibles plutôt que d’entendre la parole engagée des militants politiques et syndicaux plus apte à bouleverser l’ordre établi. Oui, il faut reconnaître que la parole spontanée des invisibles n’est que rarement idéologiquement structurée. Elle peut être forte comme un cri ou un appel mais elle est trop nourrie de l’expérience de vie pour déboucher a priori sur une revendication précise. Est-ce un mal ? Oui si cela sert à contenir toute volonté de transformation du monde. Mais je crois à l’inverse que dans un monde DEJA largement dépolitisé, il est plus pertinent de partir du personnel pour construire progressivement du collectif que de tenter de rallier directement des personnes à des combats idéologiques. C’est en tous cas la voie que je privilégie avec constance tant aux Ateliers de la Citoyenneté qu’au travers de ce blog, qui ne s’appelle pas par hasard… persopolitique !
En lançant le Laboratoire de la Transition Démocratique – dont je vais très bientôt expliciter le projet et pour lequel les bonnes volontés
seront les bienvenues ! -, je cherche néanmoins à franchir une étape. Construire un cadre cohérent de réflexion et d’expérimentation pour renouveler nos pratiques démocratiques. Toute initiative isolée hors des sentiers balisés du démocratiquement correct est vite taxée d’illégitimité, même pour un intellectuel reconnu comme Rosanvallon ! C’est la raison pour laquelle je pense qu’il faut agir en même temps sur plusieurs « fronts » : celui des représentations, celui de l’ingénierie démocratique (le vote comme principal outil est décidément trop limité !), sans oublier la mise en pratique par l’expérimentation d’alliances et la médiatisation. Plus de détail… très vite !!