« Qu’est-ce que la société ? la possession réciproque, sous des formes extrêmement variées, de tous par chacun. »
Voilà comment Gabriel Tarde, le grand oublié de la sociologie, définissait la société dans Monadologie et Sociologie (sic !). C’est Bruno Latour, le spécialiste des humanités scientifiques, comme il se définit maintenant, qui nous prend par la main pour nous faire comprendre cette affirmation a priori déroutante. Je ne peux que vous suggérer de lire les deux textes qui en donnent des développements éclairants sur le site de Latour. Quelques extraits pour comprendre comment une société peut être cette « possession mutuelle » plutôt que ce grand tout qui surplombe les individus dont parle la vulgate sociologique.
Le champ que je possède est bien « à moi » mais « sous une forme extrêmement variée » il est aussi, en un certain sens, « à lui », mon voisin, puisque demain je vais dépendre de lui pour y déplacer une moissonneuse batteuse, curer un fossé ou livrer des bêtes au foirail.
Latour poursuit :
On ne peut obtenir de société et même tout simplement d’action organisée qu’à la seule condition que chacun « se mêle de tout » mais « sous des formes extrêmement variées ».
On n’est pas très loin de la logique des « parties prenantes » du développement durable. En effet la possession de tous par chacun relativise beaucoup l’absolu de la propriété auquel nous sommes habitués (le « droit inviolable et sacré » dont parle la déclaration des droits de l’Homme).
L’harmonie n’émerge que parce qu’elle n’est justement jamais un tout supérieur aux parties, mais ce par quoi les parties, chacune prises comme un tout, parviennent à se laisser posséder, pour une fraction d’elles-mêmes et seulement pour un temps « sous des formes extrêmement variées ».
La politique reprend donc toute sa place dans cette sociologie : les « possessions » ne sont pas réparties d’en haut, une fois pour toutes, mais elles s’inter-organisent par des ajustements toujours dynamiques et toujours provisoires.
Comme le dit Latour, Gabriel Tarde nous invite à « abandonner l’être pour l’avoir, l’identité pour la propriété ». Je trouve cette formulation au premier abord perturbante : quoi ? se définir par ce qu’on a plutôt que par ce qu’on est ? n’est-ce pas tomber dans une vision utilitariste des individus, réduits à la somme de leurs possessions ? Mais en réfléchissant plus avant, je retrouve au contraire une intuition que nous avions eue lorsque nous avions animé un atelier sur la laïcité avec Guy Emerard. Nos identités religieuses ou spirituelles ne sont-elles pas composites, la somme de nos différentes… appartenances, plus ou moins prégnantes ? A titre personnel je conjugue un ancrage catholique et un goût pour l’introspection des protestants ; je partage la recherche du détachement des bouddhistes … tout en n’étant pas insensible à la profusion des orthodoxes ! Je SUIS catholique mais j’AI toutes ces influences en moi. On peut chacun se livrer à ce jeu de repérage des composantes de nos identités (pas seulement spirituelles).
En adoptant ce point de vue, on comprend à quel point est vaine la tentative de définir « l’identité nationale » comme une référence fixe. Les identités sont par nature composites et toujours recomposées. Je trouve cette approche très apaisante. Je suis en effet toujours en difficulté pour répondre aux injonctions définitives : « Qui es-tu ? », « Quelles sont tes valeurs ? » Avec toujours en arrière fond l’idée que si je suis ceci, je ne peux pas être cela, si je crois à ci je ne peux croire à ça.
Laissons la conclusion à Gabriel Tarde qui affirmait qu’on n’a pas besoin de la négativité, la différence suffit ! « Entre être ou n’être pas, il n’y a pas de milieu, tandis qu’on peut avoir plus ou moins. L’être et le non-être, le moi et le non-moi : oppositions infécondes ». Vive les identités de multipropriétaires !