Les politiques ont une responsabilité énorme et souvent sous-estimée : celle de désigner les problèmes auxquels nous devons faire face et donc par voie de conséquence les solutions qui y répondent. Si le problème est mal posé, il ne peut avoir de bonne solution. Deux lectures dans Le Monde et une intervention malheureuse du premier Ministre l’illustrent avec une actualité tragique.
Ce sont en effet trois des problèmes majeurs du temps qui sont mal analysés, mal nommés et qui conduisent à prendre des décisions plus qu’inefficaces, dangereuses à terme pour le maintien de la confiance dans la pertinence du régime démocratique.
Frontières et migrations
Le premier sujet concerne les frontières. On ne peut accueillir toute la misère du monde, nous devons donc nous protéger des migrations clandestines, renforcer les contrôles, ériger des murs, faire la guerre aux passeurs,…. Nous connaissons tous ces « raisonnements », ressassés à l’envi sur tous les bords de l’échiquier politique avec de moins en moins de variantes entre les camps et de plus en plus de raideur martiale !
Le Monde culture publiait utilement ce week-end les premières conclusions du programme de recherche « Mobilité globale et gouvernance des migrations » qui propose de réfléchir à une question que personne n’imagine possible : « Et si on ouvrait les frontières ? » Cette étude est dirigée par Hélène Thiollet et Catherine Wihtol de Wenden, avec quatre autres chercheurs : anthropologues, politistes, géographes et sociologues : Michel Agier (EHESS), François Gemenne (IDDRI-Sciences Po), Thomas Lacroix (Migrinter CNRS), Antoine Pécoud (Université Paris 13). Ses conclusions vont à l’encontre des représentations habituelles. Non, l’ouverture des frontières ne provoquerait pas de migrations massives. Toutes les variantes étudiées laissent penser que l’absence de frein aux migrations changerait leur nature : migrations pendulaires, nomadisme, démultiplication des destinations y compris sud-sud remplaceraient ces allers sans retours faits la peur au ventre.
L’article de Maryline Baumard est passionnant et vaut la peine d’être lu de bout en bout ! Voici juste deux citations qui montrent les idées fausses sur lesquels on construit nos représentations :
« On vit sur des idées fausses, affirme Catherine Wihtol de Wenden. L’opinion croit encore que les migrants vont prendre le travail des Français, que les immigrés coûtent cher. Ces mensonges ne sont jamais contredits par les politiques. Tétanisée par la montée de l’extrême droite, la classe politique ne veut pas ouvrir le débat. Pire, elle ajuste son discours et son action sur l’opinion publique, ce qui rend nos solutions aussi décalées qu’inadaptées. »
« Une chose est claire, que les politiques ne semblent pas avoir intégrée : une migration se joue bien ailleurs que sur une frontière, rappelle le politologue Bertrand Badie, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI). Rendre les passages d’un pays à l’autre plus poreux ou plus contrôlés ne change rien à la décision de partir. Cela modifie en revanche le choix d’une trajectoire, cela fait prendre plus de risques et augmente le coût – financier et humain – du voyage en obligeant à se mettre entre les mains de passeurs, ajoute-t-il. La continuité des flux, même lorsqu’on construit des murs ou qu’on surmilitarise une zone, en est la preuve la plus manifeste »
Pauvreté et mixité
Depuis des années des sociologues comme Jacques Donzelot dénoncent une erreur de diagnostic en matière de politique de la Ville. On se bat pour plus de mixité dans l’habitat alors que le problème est ailleurs, dans le développement du pouvoir d’agir des personnes. Les personnes et non les lieux. Pourtant toute la politique de l’ANRU a consisté à rénover les lieux pour y attirer des « classes moyennes » et le débat politique s’est focalisé sur le pourcentage de logements sociaux par commune.
Thomas Kirszbaum, sociologue, chercheur associé à l’École normale supérieure de Cachan a coordonné un livre « En finir avec les banlieues ? » dans lequel Hélène Balazard[1], entre autres jeunes chercheurs, présente les politiques d’empowerment (de développement communautaire) alternatives à notre politique de la Ville. Interviewé dans le même supplément Culture & Idées du Monde, Thomas Kirszbaum est explicite :
[…] invoquer la mixité sociale, c’est faire référence à une norme de vie urbaine dans laquelle les blancs auraient vocation à constituer un groupe majoritaire. C’est une lecture obsolète. […] on assiste à la formation permanente et durable d’espaces où les minorités sont majoritaires. Ces quartiers connaissent toute une série de difficultés mais ils remplissent aussi une fonction d’accueil résidentiel et de promotion sociale […] Il est temps de faire le deuil du retour des classes moyennes blanches par la rénovation urbaine.
Et il en conclut :
Plus que de politiques de peuplement, on a besoin de politiques d’accès. L’enjeu est de faciliter l’accès des pauvres et des minorités à des écoles, des services publics et des emplois de qualité.
Le collectif Pouvoir d’agir, déjà évoqué ici, se bat sur cette ligne déjà depuis plusieurs années mais il peine à être entendu au-delà d’un premier cercle.
Police et guerre
Manuel Valls, avec son goût de dire les choses sans langue de bois, a choisi de parler de guerre de civilisation pour parler de la lutte contre le terrorisme. Cette posture est particulièrement grave car elle veut signifier qu’on appelle un chat un chat… alors que ce n’est pas un chat ! Beaucoup de commentateurs s’en sont offusqué mais plutôt pour pointer le terme de « civilisation » en restant bloqué sur la critique faite à Huntington lorsqu’il parlait de « choc des civilisations ». Mais c’est là aussi se tromper de combat. Manuel Valls ne stigmatise pas l’Islam puisque son choc de civilisation est entre tous les civilisés, quels qu’ils soient, et les barbares qui pratiquent le terrorisme.
Ce n’est donc pas là qu’est le problème mais bien dans l’utilisation du mot « guerre ». Cela fait des années que je m’énerve contre l’expression de « guerre au terrorisme ». J’entendais dimanche Alain Bauer dire qu’il faudrait parler de police et non de guerre. Il a cent fois raison ! L’idée de guerre suppose un ennemi avec des buts de guerre comme la conquête d’un territoire. Les personnes qui pratiquent le terrorisme en France relèvent bien de la police. Ils mènent des entreprises criminelles, pas des actes de guerre. Toute la journée de vendredi on a essayé de faire passer le déséquilibré de Saint-Quentin Fallavier pour un soldat au service de l’islamisme. On a en fait découvert qu’il utilisait l’alibi islamiste pour régler des comptes personnels et pour tenter de donner un sens à son suicide (raté).
En disant cela, je ne cherche pas à banaliser le terrorisme ni à la justifier, au contraire ! La guerre, on le sait, peut être juste, il y a même une forme de noblesse dans la guerre (et c’est ce qui la rend si dangereusement séduisante !). Avec le terrorisme, on ne trouve que pratiques criminelles et lâcheté. Ceux qui s’y livrent sont des hors-la-loi pas des combattants ! Confondre les deux comme le fait le Premier Ministre risque de renforcer paradoxalement l’image des terroristes, assimilés à des guerriers et non des criminels. Parler de police, ce serait aussi parler de la « polis », de la Cité. La police n’est pas que répression du crime, elle est aussi prévention (on l’oublie trop depuis que Sarkozy avait nié l’utilité de la police de proximité). On voit qu’en passant de « police » à « guerre », on se trompe de diagnostic et on se prive de moyens d’action.
Trois travers à surmonter
Pourquoi n’arrivons-nous pas à poser les problèmes de façon correcte ? Refusons là aussi les visions simplistes ! les politiques ne sont pas « coupables » au sens où ils choisiraient intentionnellement de nous tromper. Ils sont victimes de trois travers majeurs mais pas impossibles à surmonter :
- Ils ne prennent pas le temps de réfléchir à la question, ils se focalisent sur la solution. au rebours de la formule de tous les vendeurs de services : « vous avez un problème, j’ai la solution », j’ai l’habitude de dire : « vous avez des solutions ? j’ai le problème ! ». J’avais choisi le mot Kasumi Tei pour dire mon activité d’innovateur sociétal. Ce mot japonais désigne les digues qu’on construisait autrefois au Japon pour protéger les villes des inondations. Les Japonais ne cherchaient pas à stopper l’eau, mais plus modestement à réduire son impact destructeur. Avec des digues en chevrons de part et d’autre du fleuve, ils freinaient les crues tout en laissant l’eau ainsi assagie, s’épandre sans dommage dans les rizières environnantes. Quand on pose bien le problème (ici, éviter l’inondation et non arrêter l’eau), on trouve des solutions créatives. Notre croyance prométhéenne dans les capacités humaines à maîtriser la nature nous ont fait faire régulièrement des choix erronés à partir d’une question trop rapidement ramenée à un problème d’ingénieur.
- Ils croient trop au « bon sens », à l’évidence. Parce qu’ils ont besoin d’être compris par le plus grand nombre, les responsables politiques préfèrent souvent une solution qui est attendue par l’opinion. On sait pourtant qu’on ne peut pas seulement se fier à ses sens pour comprendre la réalité. Toute la physique quantique est contre-intuitive. Elle est pourtant scientifiquement fondée. On ne devrait pas non plus oublier ce que provoquent les « changements d’état ». L’eau reste toujours de l’eau mais chacun sait qu’elle n’a pas les mêmes propriétés si elle est sous forme de glace, de liquide ou de vapeur. Il faut accepter qu’un problème sociopolitique change aussi d’état selon la manière dont il est abordé : les migrations si elles sont libres deviennent un nomadisme relativement rationnel, si elles sont interdites, un pari cauchemardesque sur la possibilité de survie à la traversée (qu’elle se fasse sur un esquif en Méditerranée ou dans le train d’atterrissage d’un avion en provenance d’Afrique du Sud).
- Ils ne voient pas l’intérêt de la pluralité des points de vue étant donné qu’ils sont les gardiens vigilants de l’intérêt général. C’est pourtant cette multiplicité des regards qui permet de découvrir d’autres manières de prendre le problème. Lorsqu’on n’a qu’un marteau à sa disposition, tous les problèmes ont la forme de clous ! je n’insiste pas sur cette question des « points de vue », j’y ai consacré un papier l’an dernier.
Si les politiques faillissent dans la désignation des questions politiques, il faut d’urgence revoir la manière dont les questions sont mises à l’agenda. De nombreuses voies peuvent être explorées mais toutes doivent contribuer à sortir des trois travers que je viens de mentionner. Prenons le temps de poser les questions (les problématiques pour prendre un mot plus savant et plus juste) ; méfions-nous des idées toutes faites, du « bon sens » qui conduit aux yakas ; multiplions les points de vue sans chercher nécessairement le graal représentatif, la diversité est le plus souvent une ressource suffisante.
On a coutume de dire qu’un problème sans solution est un problème mal posé. Regardons le nombre de questions aujourd’hui insolubles et remettons sur le métier les questionnements qui conduisent aux impasses actuelles. Voilà ce que l’on pourrait attendre de partis politiques faisant réellement leur boulot ! en cas de carence, il nous appartient à nous citoyens de reprendre l’initiative.
[1] Hélène Balazard est intervenue dans le cadre du groupe Empowerment que nous avons animé avec Philippe Bernoux en 2011. Elle publie également Agir en démocratie: vers de nouvelles mobilisations citoyennes