Catalogne, Ecosse, Flandre,… et si l’Europe était en train de se reconstruire ?

Beaucoup ont écrit pour pointer les différences entre les mouvements qui remettent en cause les Etats-nations au sein de l’Europe : Catalogne, Ecosse, Flandre,… Ces différences faisaient qu’on ne pouvait pas les comparer. Je trouve à l’inverse que c’est parce qu’ils sont très différents que leur commun rejet de l’Etat dont ils dépendent est significative.

Si l’aspiration à l’indépendance n’était le fait que d’une catégorie homogène de Régions, si le rejet ne concernait que des Etats ayant le même rapport à leurs composantes territoriales, on pourrait se dire que c’est une exception, une particularité anecdotique. Mais que la Catalogne, qui n’a rien à voir avec la Flandre et pas davantage avec l’Ecosse, veuille faire sécession se révèle de ce fait plus intéressant et ne peut plus être balayé du revers de la main. Il y a bien un problème à traiter et ce problème n’est pas celui de l’Espagne, du Royaume-Uni ou de la Belgique, il devient un problème global pour l’Europe, si tant est que l’Europe souhaite rester un ensemble démocratique.

Précaution nécessaire pour bien me faire comprendre. Quand je dis qu’il y a bien un problème de l’Etat-Nation, je ne donne pas pour autant automatiquement raison aux indépendantistes, catalans ou autres. Comme le disait très justement Patrick Viveret dans un texte partagé avec le réseau des Convivialistes,

nous sommes en présence de deux voies également inacceptables : celle d’un étatisme autoritaire se prétendant propriétaire des peuples vivant sur un territoire, et celle d’un nationalisme identitaire se considérant lui-même propriétaire de la Catalogne.

Il fait le lien avec le domaine religieux et la conquête démocratique du droit à l’apostasie (la sortie volontaire d’une religion) : comme nous n’appartenons pas à une religion, nous n’appartenons pas à quelque entité politique que ce soit. Il ne peut y avoir de communauté politique démocratique que librement consentie. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est la possibilité d’une apostasie politique.

Et en France ? La situation française, avec des Régions faibles, peut donner l’illusion d’un Etat fort. Le sujet du démantèlement des Etats-Nation nous parait, à nous Français, quelque eu exotique tant nous semblent loin les velléités indépendantistes que nous avons connues en Bretagne ou au Pays Basque. Plus globalement la décentralisation qui a été la grande affaire du dernier quart du XXème siècle fait face à une recentralisation rampante depuis plus de quinze ans même lorsqu’on prétend renforcer les Régions comme Manuel Valls et François Hollande. Force est de constater que nous avons largement raté notre régionalisation.

Quand j’ai commencé ma vie professionnelle au conseil régional Rhône-Alpes, nous avions tout un discours sur l’Europe des Régions. C’était le début de l’institution régionale comme collectivité territoriale, et l’ambition d’en faire des interlocuteurs directs de l’Europe pour moderniser l’action publique et faciliter le développement était extrêmement motivante. Hélas, on a vu ce que les Régions sont devenues, empêtrées progressivement dans des fonctions de gestion alors qu’elles avaient été conçues pour être des « administrations de mission », ce que nous traduisions par acteurs politiques de premier plan. La création des grandes régions n’y a évidemment rien changé, au contraire : elle focalise les Régions sur leur réorganisation interne pour des années encore au lieu de les pousser à prendre plus d’autonomie à l’égard de l’Etat. Ce sont des géants géographiques mais des nains administratifs qui vont perdre énormément de temps à essayer de faire travailler de Biarrots et des Limougeauds en Nouvelle Aquitaine ou des Troyens et des Strasbourgeois dans le Grand-Est, de façon purement artificielle tant les synergies sont faibles à cette échelle géographique.

Mais la faiblesse actuelle des Régions ne fait pas pour autant la force de l’Etat-Nation. L’impuissance de l’Etat est un temps masquée par le volontarisme du nouveau président mais les questions majeures qui sont à traiter ne pourront l’être efficacement qu’à l’échelle de l’Europe d’un côté (le climat, le modèle économique, la recherche,…) ou à celle des régions et des bassins d’emploi de l’autre (la transition écologique, l’activité et les compétences,…). L’Etat a en réalité très peu de marges de manœuvre puisque ses « outils » traditionnels, le budget, la monnaie et la loi sont très largement DEJA européens. Ce qu’il devrait pouvoir faire de nouveau, il le fait souvent très mal, tant la culture de l’Etat jacobin ne l’y prépare pas : être stratège sans être planificateur, être facilitateur sans être décideur unique. Depuis des années, les rapports se sont multipliés pour décrire cet Etat accompagnateur d’une société en mouvement mais ils n’ont quasiment eu aucune traduction concrète.

Et l’Europe dans tout ça ? Elle prend ostensiblement le parti de Madrid. L’Europe est devenue paradoxalement le meilleur rempart des Etats. Elle n’a plus de vision propre si ce n’est dans un Parlement inaudible. La Commission Juncker pas plus que la Commission Barroso n’apporte la moindre vision d’avenir tant elle s’est enfermée dans son seul rôle de garant du marché libre et non faussé.

Le blocage de l’Europe depuis la création de la monnaie unique et les derniers élargissements est affligeant. J’ai toujours été pro-européen mais exaspéré par la manière dont elle est dirigée depuis le départ de Jacques Delors. Du coup je me suis largement désintéressé du sujet et je crois que je n’ai jamais rien écrit sur l’Europe dans ce blog

Si j’écris aujourd’hui sur ce sujet c’est parce que je pense que la crise catalane est une formidable opportunité de relancer l’Europe. L’Europe peut aider à relativiser l’alternative Catalan ou Espagnol puisque dans les deux options, l’appartenance à l’Europe est revendiquée. Quand une alternative est une impasse, il faut trouver une sortie par le haut : l’Europe est cette sortie par le haut si elle prend enfin l’initiative. La crise pourrait avoir un double effet positif : obliger l’Europe à sortir de sa léthargie face à une menace sérieuse de violences en son sein ; faire baisser la tension parmi les peuples en mal d’autonomie par une perspective de relativisation du rôle des Etats.

Emmanuel Macron disait clairement dans son discours à la Sorbonne que nos Etats n’étaient pas à même de répondre aux enjeux :

Tous les défis qui nous attendent – du réchauffement climatique, à la transition numérique, en passant par les migrations, le terrorisme, tout cela, ce sont des défis mondiaux face auxquels une nation qui se rétrécit sur elle-même ne peut faire que peu de chose. […] Nous ne pouvons pas nous permettre de garder les mêmes habitudes, les mêmes politiques, le même vocabulaire, les mêmes budgets. […] La seule voie qui assure notre avenir, […] c’est la refondation d’une Europe souveraine, unie et démocratique. […] L’Europe que nous connaissons est trop faible, trop lente, trop inefficace, mais l’Europe seule peut nous donner une capacité d’action dans le monde, face aux grands défis contemporains.

Dire cela c’est accepter dans le même temps que les Etats perdent une part de leur souveraineté. Si notre communauté politique de référence devient l’Europe alors mécaniquement nous aurons besoin d’ancrages locaux plus forts. Ce ne seront pas les grands Etats-nations qui nous donneront cet ancrage. Il devra se situer plus près de l’action à l’échelle des régions et des bassins de vie (Métropoles et territoires ruraux pilotés par des départements renouvelés). Dire cela n’est pas faire disparaître l’Etat, c’est le recentrer sur les ressorts culturels, sur les combats sociétaux, sur les grandes mobilisations collectives qui nos ferons vibrer en tant que Français. Il y a beaucoup à faire pour accompagner la vitalité de nos sociétés en renforçant la solidarité la créativité et la fierté d’être Français. Pas besoin pour cela de piloter l’économie, laissons ça à l’Europe et aux Régions !

Irréaliste ? Peut-être pas si l’alignement des planètes se poursuit comme amorcé depuis quelques mois : un président français enfin volontariste et audible sur l’Europe avec des pistes intéressantes puisqu’il met clairement la transition écologique au cœur de sa démarche ; l’évolution de l’Allemagne avec le départ de Schauble, le ministre des finances qui bloquait toute évolution ; l’affaiblissement du contre-modèle anglais avec l’impossible Brexit ; la reprise économique qui redonne quelques marges de manœuvre (même si je suis loin de croire que la croissance soit la panacée) …

Pour que l’énergie de réformes ambitieuses soit là, nos sociétés civiles européennes doivent se saisir de la perche tendue par le président Macron lors de son discours du 26 septembre dernier. Il nous invite à participer à des « conventions démocratiques » organisées en 2018 dans tous les pays volontaires. Et si nous sortions de notre apathie ou de notre hostilité à l’égard de l’Europe pour indiquer quelle Europe nous voulons ?

Cet article doit beaucoup à l’impulsion d’une longue conversation avec mon père qui reste un indéfectible européen, comme beaucoup d’hommes et de femmes de sa génération. Sur ce plan, ils sont peut-être restés plus jeunes que les générations qui les suivent.

Et si vous voulez poursuivre la réflexion dans ce sens, lisez l’entretien rafraîchissant accordé au Monde par Robert Menasse. Il se conclut par ces mots

Est en train de naître quelque chose de nouveau. L’unification des provinces par les Etats n’était pas la fin de l’histoire. Un jour, toutes les provinces s’uniront dans une grande fraternité. Ce sera la République européenne.

 

 

 

 

Les Roms, l’Europe et le tirage au sort

Un courrier reçu récemment mérite, je crois, d’être partagé et commenté… et peut-être de déboucher sur une initiative inédite. Plus encore que d’habitude, vos commentaires seront précieux pour sentir s’il est pertinent d’avancer sur ce sujet délicat, puisqu’il lie des questions elles-mêmes propices aux polémiques !

Un courrier reçu récemment mérite, je crois, d’être partagé et commenté… et peut-être de déboucher sur une initiative inédite. Voici donc d’abord le courrier. Il a été envoyé par Guy E avec qui nous pratiquons le ping pong intellectuel depuis déjà plus de 20 ans !

Même si cela ne se manifeste guère, je continue d’être attentif à tes réflexions. Et notamment à tes récurrentes allusions à un éventuel système de jury plutôt que d’élection pour penser et fabriquer la loi. Oui, c’est une suggestion d’autant plus intéressante que les assemblées législatives issues des élections montrent chaque jour un peu plus leurs limites. Mais comment faire avancer cette proposition autrement qu’en la confrontant à un cas concret, à une mise à l’épreuve ? Or il est, me semble-t-il, une thématique qui s’y prêterait; je veux parler de la question des Roms ou préfèrerais-je dire du « peuple tsigane », à partir d’un article de Andrzej Stasiuk paru dans l’Espresso et repris par le Courrier international (n°926 d’août 2008) intitulé: « Sans eux nous ne serions rien »

j’intercale ici dans le texte de Guy quelques extraits pour mieux suivre son propos. L’article complet est là.

J’ai toujours pensé que l’Europe unifiée était la solution idéale pour les Tsiganes. Qui davantage qu’eux a subi l’oppression de frontières étroitement surveillées ? Qui davantage qu’eux a fait l’expérience d’être des hôtes à peine tolérés des Etats-nations ? Qui davantage qu’eux s’est senti étranger partout, de l’Oural à Gibraltar ?

Cela ne sert à rien de les obliger à être comme nous. Le vrai défi européen consiste à faire survivre les Tsiganes sous la forme qu’eux-mêmes voudront choisir. C’est là que nous ferions la preuve de notre européanité.

Après sa lecture je m’étais dit que les Tsiganes devraient être considérés comme un peuple à part entière, le 29° de l’UE, et non comme le sous-ensemble de divers pays (Roumanie, Bulgarie, Hongrie…). L’histoire a fait qu’ils s’y sont concentrés sans pour autant s’y sentir citoyens à part entière et comme tels représentés par leurs institutions. De plus, il est assez injuste de demander à ces pays de régler le problème alors même qu’ils ont été finalement plutôt plus hospitaliers à l’égard de ces nomades que d’autres pays, comme le nôtre, qui eux n’ont su (et continuent de ne savoir) que les chasser.

Le problème est que l’UE ne connait que des Etats-nations avec des territoires et des peuples sédentaires. Ah les pauvres nomades: Caïn ne saura-t-il donc jamais en finir avec Abel qu’en le tuant ? D’où le questionnement à poser à un éventuel « Jury » législateur » : « Quelle place en Europe pour un 29° Etat sans territoire ? Quelles institutions pour le représenter ?…. « 

Il semble que la question dite « des Roms » soit en passe de devenir suffisamment grave pour qu’il devienne nécessaire de la traiter au fond. Et ce, en particulier parce qu’à partir du 1° janvier prochain ils seront citoyens européens à part entière et devront être traités comme tels; ils ne pourront plus être renvoyés manu militari dans leur(s) (faux) pays. C’est la raison pour laquelle M. Valls a fait la sortie que l’on sait, appuyé par de nombreux élus locaux (dont G. Collomb) qui ne savent plus comment s’en sortir. Ce qui veut dire que ces élus seront peut-être enfin attentifs aux idées neuves et à l’affectation de moyens pour les faire émerger. Et donc pourquoi pas à celles qui se dégageraient d’un procès sur l’avenir du peuple Tsigane européen. Je verrai bien la Fondation des Sciences Politiques s’associer avec son aura, ses chercheurs… à une telle opération.

Ce n’est qu’une idée. Comme toujours et plus encore qu’habituellement, elle ne représente que 1% (et encore) d’inspiration au regard des 99% de transpiration nécessaires pour la faire avancer…

 

Je trouve comme souvent l’intuition de Guy séduisante : elle procède de deux qualités indispensables pour innover :

  1.  savoir faire le pas de côté pour arrêter de faire « toujours plus de la même chose » (les Roms ne s’intègrent pas alors forçons-les à s’intégrer … et s’ils ne veulent pas forçons les à partir !). Si on renonce à imposer cette alternative, l’intégration ou l’exil, l’imagination peut se déployer. L’idée d’un 29ème Etat non territorialisé stimule la réflexion. A la fois pour ce qui concerne les Tsiganes dont la singularité prendrait de la valeur puisqu’on inventerait pour eux une altérité enfin positive. Mais aussi pour l’Europe dont la citoyenneté deviendrait concrète puisqu’elle serait la condition de cet Etat sans terre, le territoire européen tout entier devenant l’espace de référence des Tziganes.
  2. proposer des liens entre deux questions sensibles qui se confortent ainsi mutuellement. L’addition de la question Roms et de la question du Tirage au sort est intéressante ! Pour réussir à traiter la question Roms de manière complètement neuve, il serait effectivement utile de sortir de l’habitude bien française de convoquer une commission d’experts ou de sages ! Pour réussir à populariser l’idée du Tirage au sort au-delà des tentatives faites sur des sujets plus obscurs, il est astucieux de prendre appui sur la question polémique du moment.

Doit-on alors s’engager sans plus tarder dans l’expérimentation de cette idée ? A ce stade, une chose me dérange : on est encore à vouloir faire le bonheur des autres malgré eux. Que pensent les Tziganes ? Quelle vie veulent-ils vivre ? Quels rapports veulent-ils nouer avec les populations qu’ils côtoient ? On entend souvent les gens qui protestent du voisinage subi, on entend encore les associations qui viennent en aide aux Roms… mais la parole des intéressés est beaucoup plus rare. Rien ne serait pire que de « réussir » un superbe exercice démocratique sans partir d’une attente des personnes directement concernées. Ce serait de la rhétorique pure. N’oublions pas le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ! Nous qui cherchons à promouvoir une démocratie sociétale, bottom-up misant sur l’empowerment, il serait intéressant de commencer par dialoguer avec les Tziganes.