Vous n’avez pas pu échapper à un ou plusieurs reportages sur la pénurie de jouets pour Noël. Aux Etats-Unis, on en parle en mode panique en incitant les gens à acheter au plus vite ! Pas un journaliste pour relativiser le drame, pour apporter ne serait-ce qu’en conclusion l’idée que peut-être ce serait l’occasion d’un Noël moins strictement enchaîné à la consommation, à la quantité de paquets sous le sapin, où le plaisir de donner pourrait s’incarner non dans des choses matérielles mais des expériences à vivre. Personne bien sûr pour rappeler que Noël est initialement la fête qui célèbre le don inouï de l’incarnation dans le dénuement complet de l’étable. Trop religieux… et surtout trop misérabiliste.
Ce qui intéresse en ce moment les journalistes c’est le « pouvoir d’achat ». Avec l’énergie, le pouvoir d’achat des Français est amputé par la flambée des prix ; ici, il l’est par la pénurie de jouets chinois. Décidément on ne peut plus consommer tranquille. Les bouleversements du monde, les ébranlements dans je parlais dans mon précédent papier, nous affectent gravement puisque notre mode de vie est touché là où nous sommes le plus sensible, le portefeuille. On n’imagine plus de vivre avec moins. Vite, un chèque (pour l’énergie), vite, un porte-conteneur (pour nos jouets). La sobriété n’est pas une option, ni l’entraide ou la débrouillardise. Le « pouvoir d’achat » est un droit à consommer, pratiquement au premier plan des droits humains. Ça va vraiment être très, très dur dans ces conditions de réussir la transition écologique. On se moquait du président des Etats-Unis quand il disait que le mode de vie américain n’était pas négociable mais nous sommes pareils. Nous ne savons plus vivre pauvres. Je le dis sans ironie ni provocation. La pauvreté n’est plus un mode de vie digne et c’est grave. Je ne parle pas de la misère qui est et reste un scandale. J’ai l’impression, avec la montée de l’opinion protestataire dont Zemmour est la dernière vague, que sans fraternité et sans espoir, l’individualisme rageur auquel trop d’entre nous sont réduits rend toute perte de revenu catastrophique. La pauvreté, même relative, dans un monde qui met l’argent au centre de tout devient inacceptable.
Alors peut-on vivre un Noël sans cadeau ? il n’est pas inutile de revenir à l’étymologie pour comprendre que le cadeau n’en est pas forcément un ! Pas grand monde ne se satisferait de ce que c’était à l’origine. L’histoire du mot est étonnante. Cadeau vient du provençal capdel, désignant la grande initiale placée en tête d’un alinéa. Il est lui-même issu du mot caput, tête en latin. Il signifie ensuite la fioriture inutile (de l’enflure du discours d’un avocat à la fête galante !). C’est alors seulement qu’il devient le cadeau que l’on connait, offert pour faire plaisir. Alain Rey à qui j’emprunte naturellement ces connaissances n’a rien trouvé pour sauver ce mot puisqu’il précise la stérilité de cadeau qui n’a pas produit de dérivé, cadeler et cadelure étant restés sans suite ! Et le chèque-cadeau n’est pas une descendance bien notable …
Un Noël sans cadeau peut ne pas être un Noël sans don, sans partage et sans joie. Ne devrait-on pas saisir l’occasion pour inventer un Noël où le don ne vire pas au potlatch ? On peut se donner en famille de l’attention réelle (au-delà des échanges de nouvelles stéréotypées) ; on peut partager des instants pleinement vécus à jouer, se promener, se raconter des histoires de famille que l’on finirait par ne plus se transmettre[1]… Et enfin rappelons-nous que si un enfant ne peut pas vivre sans jouer avec un R, il peut le faire sans jouet avec un T.
[1] Je viens de terminer le livre d’Alice Zeniter, L’art de perdre où elle raconte comment Naïma renoue les fils de son histoire familiale, depuis son grand-père Ali, parti d’Algérie dans un bateau de harkis, en luttant contre le silence de son père et de son grand-père. J’avais beaucoup hésité à le lire mais c’est intense et intelligent.