Ce qui reste

Ce qui subsiste de nos œuvres, nous l’imaginons volontiers intangible à travers le temps. De l’art roman à Bardot, balade dans la réinterprétation permanente de « ce qui compte vraiment ». Loin des assignations identitaires…

Michel Pastoureau, l’historien de la couleur et médiéviste, note dans un livre consacré aux tympans des plus belles églises romanes (Conques, Aulnay, Autun, Vézelay,…) que les sculpteurs de ces œuvres qui ont traversé le temps étaient moins payés que les peintres qui les mettaient en couleur ! Avec notre regard d’humains du XXIème siècle cela nous semble incroyable. Ceux qui ont sculpté des jugements derniers aussi expressifs, qui ont imaginé ces bestiaires faits de sirènes, de dragons et de sagittaires, qui ont montré des chasseurs rôtis à la broche par des lapins, des moines montrant leur derrière, … avaient moins de valeur aux yeux de leurs commanditaires que ceux qui « se contentaient » de badigeonner l’ensemble de couleurs criardes ! Parce que c’est bien ça, « ce qui reste » 800 ans après : une valorisation de la sculpture romane et une méfiance à l’égard des couleurs qui seraient forcément l’équivalent de la colorisation des films en noir et blanc du début du XXème siècle. D’ailleurs les tentatives de reconstitution faites au XIXème siècle, par Viollet-le-Duc particulièrement, ont bien souvent été vues comme une Disneyisation avant l’heure.

Et pourtant à l’époque médiévale ce qui importait était bien la couleur plus que la sculpture. La couleur valait pour son impact visuel et sa capacité catéchétique : il fallait distinguer aisément les bons et les méchants, les élus et les maudits. La couleur était pour cela essentielle. Mais la peinture a disparu, le rôle pédagogique des tympans aussi. Demeurent des sculptures qui nous émeuvent sans doute pour des raisons très différentes que celles qui animaient les fidèles des XIème et XIIème siècle. Ces pierres pour moi si vivantes et expressives, mes ancêtres, s’ils les découvraient comme elles sont aujourd’hui, n’y verraient probablement que ruine et désolation sans la couleur qui mettait en scène leur foi.

Une chose est sûre : « ce qui reste » est une réinterprétation, éloignée des intentions des auteurs. Et cette réinterprétation est réversible. Il n’y a qu’à voir le jugement aujourd’hui beaucoup plus nuancé sur le travail réalisé par Viollet-le-Duc dont je parlais plus haut. Nous acceptons maintenant de voir que les monuments sont faits de couches successives et qu’elles ont toutes un sens et un intérêt. Il n’y a plus à restituer « la » vérité d’un monument puisque sa vérité est faite de toutes ses vies et qu’en privilégier une n’a pas de sens. Avec le risque paradoxal, dans ce refus de juger, de figer le monument dans son état actuel par peur de remettre en cause l’une de ses vies antérieures. La richesse du patrimoine tient pour une part au fait que l’on n’a pas hésité à détruire pour agrandir, pour recomposer, pour mettre au goût de l’époque,… (le Louvre étant en ce sens un fabuleux exemple de ces… destructions créatrices pour reprendre la maxime de Schumpeter dans un autre contexte !)

« Ce qui reste », au-delà des intentions des auteurs/artistes et des premières impressions qu’ils suscitent… on se la pose encore plus à propos d’autres « monuments », les monuments de la littérature, du cinéma ou de la chanson (monument ne veut en effet pas dire « bâtiment » mais ce dont garde la mémoire, très exactement « ce qui reste » !). Après chaque disparition de personnalité (et nous n’en avons pas manqué ces dernières semaines), les éloges et les hommages se multiplient, souvent au-delà du raisonnable, au-delà de la trace qu’ils ou elles laisseront dans l’histoire. En célébrant nos morts nous disons avant tout les vivants que nous sommes et les fantasmes qui nous constituent. Nul doute que notre lecture émotionnelle dictée par la disparition sera revue au gré des nouvelles émotions que susciteront (ou pas) les œuvres laissées. Il était intéressant du coup de lire l’entretien accordé récemment par Brigitte Bardot au Monde… jugeant sa vie de son vivant et ne succombant pas par anticipation à l’inévitable « Bardomania » qui déferlera à sa disparition. Elle parlait de ses années de star comme du « brouillon de sa vie » qui n’avait pour elle réellement commencé qu’avec son retrait de la vie publique et son recentrement sur les animaux et leur défense. Mais qu’elle le veuille ou non, « ce qui restera » sera sans doute l’image qu’elle a donné de la femme libérée quand la France vivait encore dans la geste gaullienne.

Pour les personnes plus encore que pour les monuments on est attaché à une identité-fiction. Peu importe la complexité de la réalité. Il n’y a qu’à voir le refus viscéral de beaucoup de fans de croire qu’une idole comme Johnny Halliday ait pu déshériter ses enfants. Ça ne correspond pas au Johnny qu’ils ont fantasmé, alors ça n’a pas eu lieu. On ne sait rien mais on fait comme si. Peut-être serait-il utile de regarder nos monuments humains comme nous regardons maintenant nos monuments historiques, comme des agrégats complexes qui seuls ont un sens et une réalité. En fantasmant nos héros, ne nous condamnons-nous pas à refuser pour nous-mêmes cette réalité de nos identités multiples ? Ne nous enfermons-nous pas dans un monde factice ou l’autre est toujours catalogué, assigné à une identité et où nous-mêmes sommes figé dans une identité professionnelle, nationale, religieuse ou philosophique, produisant certes une apparente stabilité mais souvent au prix de bien des auto-limitations ? Il y a longtemps que je ne crois plus à cette notion d’identité qui nous fait tant de mal (Je l’écrivais à la fin de l’année encore en parlant du mot Nature). Nous sommes faits nous aussi de multiples couches qui toutes nous constituent jusqu’au moment où un événement, une circonstance, une rencontre nous amènera à réévaluer les couches antérieures et à procéder à toute une série de réajustements.

J’ai écrit une première version de ce texte en janvier quand j’étais moi-même en plein doute sur ce que je voulais être. Je concluais alors : Pourquoi j’écris ce texte aujourd’hui ? sans doute parce que je suis dans une phase de réévaluation de ce que je suis et de ce que je veux être. J’ai connu déjà plusieurs ruptures/recompositions professionnelles. Celle que je suis en train de vivre est la moins facile à vivre. Peut-être parce que mon identité était en train de se solidifier ? Peut-être parce que l’âge me fait craindre que je n’aie pas l’énergie de me réinventer ? Peut-être parce que je me sens plus responsable des relations créées et des conséquences de mes choix sur la vie des autres ?

Aujourd’hui je vais mieux et j’ai envie de partager ce texte et sa conclusion initiale. Ma « recomposition » n’est pas achevée mais, compte tenu de ce que je viens d’écrire, j’espère bien qu’elle ne s’achèvera pas.

J’aurais pu finir ce texte comme ça mais je n’arrivais pas à me décider à le publier. Il manquait quelque chose. Je viens de trouver. Ce qui m’avait donné envie d’écrire, c’était le parallèle entre les peintres dévalués des églises romanes et Brigitte Bardot dévaluant elle-même sa vie de star. « Ce qui reste » n’est pas ce qu’on avait imaginé qui resterait. Mais j’ai arrêté l’histoire en disant « ce qui reste ». j’ai envie d’ouvrir sur un autre « ce qui reste » envisageable pour après-demain. Imaginons. Avec la vision différenciée on pourra demain choisir de voir le patrimoine comme au XIIème siècle ou comme au XXIème mais aussi avec les caractéristiques de la vision de la mouche ou l’œil d’un peintre nabi (merci à Emile Hooge qui m’a fait découvrir une designeuse indienne Anab Jaïn de Superflux qui a imaginé cette vision différenciée bien plus intéressante que la « banale » vision augmentée cf video). Et Bardot ? Je disais que le plus probable serait que reste la star de cinéma. Mais dans 50 ans quand le bien-être animal ne sera plus une cause mais une réalité respectée par tous, Bardot sera peut-être vénérée comme la pionnière de l’anti-spécisme et sa carrière au cinéma ne sera alors plus vue que comme le « brouillon de sa vie »…

Allez, j’arrête là, je vous laisse imaginer d’autres suites possibles, cauchemars pour tous les identitaires, mais bouffées d’air pour tous ceux qui ne se résignent pas à l’assignation

Avatar photo

Auteur/autrice : Hervé CHAYGNEAUD-DUPUY

Je continue à penser que l’écriture m’aide à comprendre et à imaginer.

 

Une réflexion sur « Ce qui reste »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *