Religion et démocratie

Encore un texte ! Mais je crois essentiel de continuer à échanger, surtout sur un sujet difficile comme celui-là. Bonne lecture.

 

Sorti un moment sur le balcon d’où j’avais envie de regarder la ville (j’habite à la Croix-Rousse et j’ai une belle  vue sur Lyon, à condition de mettre le nez dehors), je me suis aperçu de l’extraordinaire douceur de cette après-midi ensoleillée. J’ai ressorti un transat et me suis mis à lire au soleil. Un moment d’intense douceur, tellement en contraste avec ce que nous avons vécu depuis trois jours que j’ai eu besoin de partager ça avant d’entrer dans le vif du sujet.

Nous recevons tous dans nos boîtes mail depuis 3 jours, les multiples contributions écrites et partagées pour mettre en mots ce que nous éprouvons et ce que nous comprenons de la situation.  Je l’ai fait au travers de ce blog, et tous ceux qui ont posté des commentaires avec moi.

Je ne sais pas si ce que je vous envoie aujourd’hui ne risque pas de dépasser votre seuil de saturation mais je tente quand même  l’envoi car j’ai envie de revenir sur ce qui constitue le cœur du problème, le rapport entre démocratie et religion et leur commune acceptation. C’est à nouveau Didier Livio qui est le déclencheur car il vient de m’envoyer un texte de Philippe Herzog et Claude Fischer dont je partage l’argument

La guerre de type nouveau qui nous est imposée appelle tout autant un renouvellement de notre approche de la laïcité. Si l’on ne conçoit la religion que comme une affaire privée, on ne pourra pas faire face aux évènements. […] Pour faire reculer la radicalité islamique, on ne doit pas s’arrêter à la proclamation des valeurs républicaines. Un vaste travail d’éducation et d’information sur les rapports entre religion et politique est indispensable. Cela passe notamment par un dialogue public en profondeur et permanent avec les communautés musulmanes : le meilleur soutien que l’on puisse offrir à un islam démocratique réside dans cette coopération.

J’ai aussi partagé ce texte avec Guy Emerard dans un tout autre contexte et il m’a fait la gentillesse de le trouver utile, y compris de manière opérationnelle pour un établissement d’enseignement de tradition chrétienne. Enfin, c’est le sujet d’un des chantiers que nous avons ouvert au Laboratoire de la transition Démocratique.

Voici donc ce texte rédigé pour mon livre sur la démocratie sociétale (toujours en instance de publication) :

Faire de la laïcité un questionnement partagé plutôt qu’une règle imposée de l’extérieur

Le débat sur la question de la laïcité n’est jamais facile, comme nous l’avons constaté aux Ateliers de la Citoyenneté lorsque nous avons abordé le sujet. Pour autant il nous semble que nous avons pu explorer des pistes de réflexion utiles. Les éléments ci-dessous en découlent directement.

Pour une laïcité de la reconnaissance mutuelle

La laïcité a surtout été définie jusqu’à présent comme un principe « négatif », en creux. Il permet la séparation de deux ordres ayant chacun leur autonomie, le politique et le spirituel. Il s’agit avant tout d’EVITER les interférences que ce soit de la religion dans les affaires publiques ou de l’Etat dans les affaires religieuses.

Il ne s’agit pas de remettre en cause cette séparation mais plutôt de proposer une étape nouvelle : maintenir la séparation tout en ajoutant la RECONNAISSANCE mutuelle.

Pour cela, il semble important de bien distinguer croyance et savoir. Il ne s’agit pas de considérer les croyances comme une façon qu’a l’esprit humain de compenser une absence de savoir, la progression du savoir devant à terme éliminer tout « besoin » de croyance. (Cette vision scientiste des croyances…est aussi une croyance). Les sociologues commencent d’ailleurs à se réinterroger sur le religieux dans le monde contemporain. Ils ne raisonnent plus en termes de « sortie » de la religion mais en prennent en compte la permanence (très renouvelée) du phénomène religieux. « L’importance de la religion en tant que composant du changement social, et non pas considérée comme un simple obstacle à ce changement ni comme la voix, obstinée mais condamnée, de la tradition, fait de l’époque actuelle un moment particulièrement gratifiant » pour les sciences sociales affirmait ainsi Clifford Geertz, anthropologue, professeur à Princeton lors d’une communication reprise dans Le Monde en mai 2006[1].

Si on accepte de ne pas considérer les croyances comme une infirmité, on ne doit pas pour autant les considérer comme bonnes en elles-mêmes. Il y a des croyances dangereuses. Elles doivent donc être passées au filtre des règles qui régissent le « vivre ensemble ». Une des principales règles à faire observer à toute croyance est le droit à l’apostasie, autrement dit la réversibilité de l’engagement. Sans possibilité reconnue par la religion elle-même de « sortir » de sa croyance, il ne peut y avoir de réel respect de la laïcité.

Cette précaution prise, il est souhaitable de reconnaître que les croyances religieuses, spirituelles, philosophiques peuvent contribuer au bien commun car elles sont une aide au discernement de ce qui donne du sens à la vie, parce qu’elles savent aussi promouvoir l’importance de l’engagement. Il ne s’agit pas pour autant de confondre les rôles, ce sont bien les citoyens qui agissent dans la Cité et non les religions en tant que telles. Leur rôle est auprès de leurs adeptes. La première encyclique de Benoît XVI était assez explicite sur ce point. « L’Église ne peut ni ne doit prendre en main la bataille politique pour édifier une société la plus juste possible. Elle ne peut ni ne doit se mettre à la place de l’État. Mais elle ne peut ni ne doit non plus rester à l’écart dans la lutte pour la justice. Elle doit s’insérer en elle par la voie de l’argumentation rationnelle et elle doit réveiller les forces spirituelles, sans lesquelles la justice, qui requiert aussi des renoncements, ne peut s’affirmer ni se développer ».

On voit bien que les croyances peuvent respecter la primauté du politique dans l’organisation de la vie sociale sans pour autant s’en désintéresser. En quelque sorte l’absolu de la croyance se laisse questionner par le principe démocratique. On peut donc très bien vivre avec un double système de référence, l’un de l’ordre de la croyance intime, l’autre de l’ordre de la vie commune en société. Le questionnement permanent que cela suppose est sans doute un bon antidote à toute prétention à imposer LE système de référence universel. L’intérêt d’avoir un double système de référence (politique et spirituel), chacun ayant la primauté dans son champ mais acceptant d’être second dans l’ordre d’en face, oblige à ne penser qu’en termes d’ « absolus relatifs » (le plus beau – et le plus utile – des oxymores puisqu’il oblige à un questionnement permanent de ses propres valeurs, ce qui évite de les imposer aux autres !)

On voit ainsi que si nous pouvons aborder positivement le rapport aux religions, cela ne doit pas conduire à confondre les deux ordres de références, par exemple en mettant en compétition le prêtre et l’instituteur dans la transmission des valeurs. Pour nous, ils ont l’un et l’autre à transmettre des valeurs mais construites sur des absolus propres à l’ordre dans lequel ils se placent, politique ou spirituel. On ne gagne rien ni à confondre ni à opposer ces deux dimensions de l’humanité, on gagne au contraire fortement à les reconnaître comme utiles mutuellement, à la fois pour s’enrichir et pour se limiter.

On retrouve cette vision du rapport entre religion et démocratie chez Barack Obama comme le note Michael C. Behrent dans un article consacré à « Obama philosophe »[2] paru dans la La Vie des Idées : Évoquant le sentiment du « vide » qu’éprouvent nombre de ses concitoyens à l’égard de la vie moderne, le futur président reconnaît que la religion peut jouer un rôle indispensable en le comblant. Mais il ajoute que le caractère absolu de la croyance religieuse – qui, sur le plan individuel, peut justement être son atout – peut s’avérer problématique pour la vie en commun : « La démocratie réclame que ceux qui sont animés par la religion traduisent leurs préoccupations dans un langage universel plutôt que religieux. Elle nécessite que leurs propos soient soumis au débat et soient ouverts à la raison ».

Rendre visibles nos identités composites

Les choses sont, pour beaucoup de nos contemporains, rendues encore plus complexes car nous vivons tous, peu ou prou avec des croyances composites. Même lorsque nous acceptons d’appartenir à une communauté spécifique, notre identité ne s’y détermine pas totalement. Notre identité spirituelle se présenterait comme une composition, différente pour chacun, de références, au-delà des (éventuelles) adhésions à une doctrine ou à une foi. Cette réalité risque d’être occultée par la nécessité où nous sommes de nous positionner dans des catégories définies : croyant ou athée, catholique ou protestant, pratiquant ou non …

Il ne s’agit pas pour autant de relativisme : tout ne se vaut pas. Mais on peut considérer que notre identité spirituelle est composite, complexe, multiple et changeante et qu’on gagne à être au clair sur ce sujet. La reconnaissance par chacun de ses multi-appartenances, religieuses/spirituelles/idéologiques procure une grande sérénité. Partager cette conscience de notre commune expérience du caractère composite de nos identités spirituelles serait une belle approche d’une laïcité fraternelle.

Les conséquences politiques à en tirer

La laïcité reste un pilier de la République mais on constate que le mot n’a pas le même sens pour tous. Plutôt que de sacraliser le texte d’une loi de circonstance (la loi de 1905), il est important de refonder la laïcité en tenant compte des évolutions de la société.

Les évolutions sociales à prendre en compte ne se limitent pas à la seule montée en puissance de l’Islam comme on l’entend trop souvent. Il faut prendre en compte la sécularisation ET le besoin de repères éthiques et spirituels manifestés par les individus « désinstitutionnalisés ». De ce fait la loi pourrait acter la participation des croyances à l’élaboration du bien commun :

  • en intégrant un véritable enseignement du fait religieux dans le temps scolaire,
  • en créant UN jour de fête COMMUN pour partager les croyances
  • en autorisant explicitement les collectivités locales à prendre des initiatives politiques associant les croyances,
  • en donnant aux collectivités la responsabilité d’assurer aux cultes des conditions de réunion équivalentes.

Il serait tout aussi nécessaire de prévoir un plan d’action (non législatif) en complément de la loi autour de deux pistes :

  1.  une incitation à organiser des échanges sous diverses formes sur les croyances qui donnent sens à nos vies, notamment en utilisant la ressource du jeu qui permet, on le sait, une certaine mise à distance, souvent indispensable pour parler sereinement de ce qui nous est le plus personnel. Le jeu sur les identités professionnelles que nous utilisions aux Ateliers pourrait utilement être décliné et diffusé pour mieux réussir à partager nos identités spirituelles.
  2. un programme public visant à développer les initiatives en matière d’aide au discernement des personnes en situation d’autorité, par exemple, un maire qui doit ou non autoriser (aider) une réunion ayant un rapport avec la religion. Aujourd’hui les responsables décident seuls alors qu’on devrait avoir recours à l’intelligence collective, au discernement, à l’accommodement raisonnable… en multipliant les approches en fonction de la situation locale avec un centre ressource mutualisant les pratiques possibles.

 

[1] Clifford Geertz, « LaReligion, sujet d’avenir », Le Monde, 5 mai 2006.

[2] Michael C. Behrent, « Obama philosophe », La Vie des idées, 10 mai 2011.

 

Le président « face » aux Français : et si on essayait « avec » ?

« Face aux Français ! » L’émission impossible et pourtant toujours re-tentée. Chirac, Villepin, Sarkozy s’y sont essayé (pour ceux dont je me souviens !). Chaque fois le même échec, tant le discours politique est incompatible avec l’exercice du dialogue d’homme à homme. Et « avec », ça donnerait quoi ?

 « Face aux Français ! » Encore ce « face à face » impossible. Chirac, Villepin, Sarkozy s’y sont essayé (pour ceux dont je me souviens !). Chaque fois le même échec, tant le discours politique est incompatible avec l’exercice du dialogue d’homme à homme. Apparemment, on a bien deux personnes face à face. Les citoyens sont souvent excellents dans l’exercice : ils parlent d’eux avec justesse, exposent simplement leur problème et attendent des réponses concrètes. Ils n’agressent pas mais relancent fermement sans se laisser impressionner, montrant une maturité étonnante.

Mais face à eux que peuvent dire nos présidents (ou premier ministre) ? Ils n’ont que deux registres à leur disposition : celui de l’élu local qui cherche une solution au cas particulier qui lui est posé en mobilisant ses connaissances des ressorts administratifs ; celui du technocrate qui évoque toutes les mesures déjà prises, toutes celles qu’il va prendre mais qui sont si loin de la demande initiale. Aucun dialogue véritable, toujours une logique de défense de l’action menée, toujours cette affreuse « pédagogie », comme si la personne en face ne comprenait pas bien tout ce qu’on fait pour elle.

Il est étonnant que des conseils en communication continuent à préconiser ce type d’émission ! Le piège est inéluctable… tant qu’on en reste à la posture politique et à sa double variante. Certains des commentateurs en appelaient à une « sortie par le haut » : il faut de la vision, de la grandeur. Ni technocrate, ni assistante sociale, le président devrait être commandeur ! Tonnant et entraînant ! Il va de soi que ce n’est pas le registre de la télévision et encore moins du face à face. Pas de harangue possible à 20h50. Alors ?

Je préfère, à la sortie par le haut, la sortie… par le côté. Et si l’élu acceptait pour un temps de sortir du face à face, de la position du sachant face à l’ignorant ? Et s’il regardait « avec » ? On connait la phrase de Saint-Ex , « Aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction ». Bon, elle semble un peu bibliothèque Harlequin maintenant, cette phrase ! Pourtant elle est intéressante, y compris pour la politique. On pourrait la paraphraser ainsi : « parler politique, ce n’est pas se convaincre l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction ». Pour faire quoi ? Pour sortir des discours convenus, faire face à la situation du moment et chercher des voies nouvelles qui laissent place à la co-construction. Avec.

Voici un dialogue que j’avais imaginé entre Villepin et un de ces citoyens mis face à lui dans une émission télé. C’était en 2005, mais c’est hélas toujours d’actualité.

 

Dialogue imaginaire entre un premier ministre et l’homme qui l’avait ému 

Octobre 2005, une émission politique en direct sur France 2. L’homme face à Dominique de Villepin est extrêmement poli (« Mes respects Monsieur le Premier Ministre »), presque aussi vieille France. Pourtant il ne vit pas dans le même monde : malgré un CDI en bonne et due forme, impossible pour lui de trouver un logement stable. Il n’est pas à la rue mais bien sans domicile fixe, SDF si l’on veut bien voir qu’un SDF n’est pas forcément un clochard. On sent que Villepin est touché par cet homme qui symbolise sans doute à ses yeux la parfaite intégration française (dignité, maîtrise de la langue) et qui pourtant ne peut accéder à un véritable logement. On se prend soudain à espérer une réponse en accord avec cet instant vrai, mais non, on en reste aux exhortations à la patience (construire ça prend du temps) aux faux-fuyants (ça fait des années que l’Etat s’est désengagé) et au rappel des engagements du gouvernement.

Qu’aurait-il pu dire ? Rêvons : « Monsieur, j’avais prévu de vous décrire toutes les mesures que nous allons prendre. Mais en vous entendant, je sens bien que je ne serais pas à la hauteur de votre propos, ni du drame que vivent comme vous des centaines de milliers de mal logés. Je mesure le risque de parler autrement sans tomber dans la démagogie des promesses intenables ou dans le lyrisme incantatoire. Mais si demain nous étions confrontés à une catastrophe naturelle qui mettait des centaines de milliers de personnes à la rue, nous saurions faire face, j’en suis sûr. Un élan national nous porterait à faire l’impossible. Je pensais en vous écoutant tout à l’heure que nous vivions une catastrophe de même ampleur mais en refusant de la voir ; une catastrophe sociale que nous devons traiter comme un tremblement de terre dévastateur.

Alors mobilisons toutes les ressources : accueil dans des familles, utilisation de locaux vacants, réquisition de mobile homes…Mettons les médias dans le coup avec un immense téléthon. Les solutions provisoires qui seront trouvées grâce à l’implication des élus, des associations et de tous les Français de bonne volonté devront nous laisser le temps de construire des logements durables. Mais pour éviter que notre attention ne retombe, que le provisoire ne devienne définitif, je propose que nous installions un village de mobile homes au cœur même de Paris, au Champ de Mars par exemple. En ayant sous nos yeux, et pas seulement au fond de nos banlieues lointaines, le rappel constant que nous n’avons pas fini le travail, nous éviterons ainsi de relâcher l’effort de construction avant son terme ».

Je suis sûr que le silence aurait suivi un tel propos. Il aurait été difficile d’enchaîner, de passer à autre chose, comme d’habitude lorsqu’un malheur chasse l’autre et nous évite toute implication réelle. A partir de ce silence inaugural, il aurait été possible d’engager le dialogue sur le fond. Je crois même que Patrick de Carolis serait venu sur le plateau pour dire qu’il était prêt à monter ce « téléthon des toits ».

Songe creux ? Idéalisme béat ? A l’aune de l’eau tiède technocratique qui nous sert habituellement de grand dessein, sans doute. Mais si on y regarde de plus près n’y a-t-il pas le juste mélange d’émotion (on sort du rationalisme étroit des réponses techniques), de vision (on traite le problème à la hauteur de l’enjeu, comme une catastrophe naturelle) et de modestie (on compte autant sur les médias et l’opinion que sur les pouvoirs publics) pour créer le cocktail qui nous redonnerait goût à la politique ?

Regarder « avec » ne suppose pas d’abdiquer sa position de Président de la République ; ça ne signifie pas nier la différence, ni jouer la complicité comme l’ont fait, chacun à leur manière, les deux derniers Présidents. C’est simplement se mettre en situation de com-préhension, en situation de « prendre avec ». La parole dite reste la parole présidentielle, il n’y a pas de confusion des genres, mais c’est une parole vivante, vivifiante, pas cette langue de bois, cette langue morte, comme le disait si justement Manuel Valls de la parole politique (dommage que sa parole à lui ne soit pas si différente de celle qu’il fustige !).

 

PS – juste un mot d’étymologie, puisque, me focalisant sur cette petite conjonction, je trouvais qu’ « avec » sonnait bien étrange… Alors que le « cum » latin et le « syn » grecs sont si familiers, pourquoi n’avons nous pas utilisé le « con » comme les Italiens ou les Espagnols ?Alain Rey donne l’origine latine d' »avec » : apud chez et hoc cela. Il n’en dit pas réellement plus mais j’aime bien l’idée qu’ « avec » soit apparenté à « chez ». « Avec » n’indique plus la simple conjonction mais la proximité de celui qui s’invite chez soi…

Peut-il encore y avoir un monde commun ?

La lecture des journaux est souvent un exercice d’endurance ! Le risque est toujours de succomber à la résignation face à un monde si visiblement fracturé qu’on finit par penser qu’on n’y peut rien changer. Je partage ici un de ces moments vécu… grâce à une « difficulté d’acheminement du personnel » [il faut lire pour comprendre 😉 ]

Ce matin-là mon train a du retard, d’abord, 10 mn , puis 15, puis 30, puis 45, puis 1h. Finalement nous partons avec 1h10 de retard pour « une difficulté acheminement du personnel » notion toujours un peu mystérieuse surtout quand il ne faut que 10 mn pour rejoindre Part-Dieu depuis Perrache. J’ai profité de ce retard prolongé pour … prolonger ma lecture du Monde.

La liste des articles lus est plutôt hétéroclite:L’Afrique de l’Ouest dans l’engrenage meurtrier d’Ebola – Les Jouyet un couple au pouvoir – Comment l’économie du partage s’est fourvoyée – Le milliardaire qui voulait priver les surfers des vagues – L’interview de Bernard Arnault sur la Fondation Louis Vuitton – Le soleil se lève à nouveau sur la Villa Kujoyama

J’ai commencé par l’article sur cette partie de l’Afrique de l’Ouest sortie à peine d’années de monstrueuses guerres de factions (je ne supporte pas le terme de guerre civile qui laisse penser que c’est une société qui décide de faire la guerre alors que ce sont évidemment des chefs de guerre qui enrôlent de gré ou de force les populations qu’ils contrôlent. Je recommande un petit livre sur cette folie sanguinaire d’Ahmadou Kourouma, « Allah n’est pas obligé (d’être juste dans toutes ses choses ici-bas) ». L’enfant-soldat narrateur la décrit allégrement (oui, oui !).  Entre mille atrocités, je n’ai pas oublié la manière dont on empêchait la participation aux élections : par la technique des « manches longues » ou des  « manches courtes », l’amputation des bras ou (seulement) des mains …). Ebola les replonge dans  un « mal total », la maladie ayant des conséquences en chaîne : développement d’autres maladies faute de soignants disponibles, dépeuplement de zones agricoles qui perdent leur récolte, départ des entreprises étrangères et réduction des liaisons aériennes qui dévitalisent le reste d l’économie, risques de famine dans des pays déjà victimes de malnutrition.

Tous les autres articles lus ce matin-là parlaient de l’entre-soi des puissants. Que ce soit celui des Jouyet dont les dîners avec les patrons et les politiques de tous bords sont décrits avec minutie, celui de nos milliardaires français dont la philanthropie reste centrée sur l’Art (la Fondation Louis Vuitton pour Arnault, la rénovation de l’équivalent de la Villa Médicis au Japon pour Bergé), celui du patron de Sun qui s’est offert une partie de la côte californienne à San Francisco (32 millions de dollars)  et qui n’accepte pas la décision de justice rétablissant le libre accès à la côte à la demande des surfers.

Il ne s’agit pas pour moi de me lancer dans une paraphrase des Pinçon-Charlot, qui décrivent livre après livre cette capacité des plus riches à bâtir un monde clos, sans commune mesure avec celui vécu par tous les autres. Pourtant cette présence massive des heurs et malheurs des puissants (2 pages sur les Jouyet, une page sur Arnault, une demi-page sur la baie privatisée du milliardaire californien, une page enfin sur la Villa rénovée grâce à Pierre Bergé) face à ce mal total d’Ebola dépassait l’habituel télescopage de l’actualité. J’ai ressenti un malaise si puissant qu’il m’a poussé à écrire séance tenante.

Mais je crois que je n’aurais pas entrepris d’écrire sans la lecture du dernier texte mentionné, « Comment l’économie du partage s’est fourvoyée ». J’ai décidé une fois pour toute de prendre le parti de la positivité, pour ne pas céder à la pente facile de l’atrabilaire ou du cynique face aux désordres du monde. Je me dis régulièrement que le monde court peut-être à sa perte mais qu’il porte malgré tout en lui les germes de ce qui peut le sauver (Hölderlin l’a très bien exprimé dans la formule : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve »).

Alors, oui, la lecture de cet article sur l’économie du partage m’a ébranlé. Nous sommes de plus en plus nombreux à regarder avec espoir les différentes facettes d’une économie en train de se réinventer. Or l’article pointait les dérives d’entreprises de l’économie du partage, comme Airbnb. Ces entreprises ont constitué d’abord une formidable opportunité de développer les échanges directs entre pairs, Airbnb a ainsi permis à beaucoup de faire des voyages grâce à des tarifs que l’hôtellerie ne leur aurait pas offerts. Mais maintenant ce modèle apparemment vertueux révèle ses limites : une utilisation abusive de certains de ceux qui proposent des hébergements pour en faire un business sans avoir à assumer les charges qu’ont les professionnels, une concurrence déloyale mais surtout une économie qui ne contribue pas à la prise en charge des coûts de la vie collective, puisqu’elle échappe largement aux impôts et aux cotisations.

L’article en restait à ces constats désabusés sans signaler les pistes sur lesquelles économistes et politiques réfléchissent pour réguler le système. Et c’est sans doute cela le plus terrible : l’absence de perspectives données… alors qu’il y en a, même embryonnaires (voir sur ce point le dossier consacré par Socialter n°6 à l’économie collaborative avec une interview de l’économiste Arun Sundararajan qui travaille sur les hybrides « entreprises-marchés » que sont ces plateformes peer to peer).

J’avais l’impression à travers toutes ces lectures qu’on ne me disait qu’une chose : résigne-toi ! Les riches vivent entre eux mais sont « gentils » (le mot utilisé pour qualifier Jean-Pierre Jouyet) ; les pauvres sont frappés par une maladie épouvantable mais l’engrenage qui les broie est inéluctable ; des espoirs de renouveau sont portés par les nouvelles formes d’économie mais ils sont fallacieux. Point final. C’est ainsi, il n’y a qu’à se réjouir d’être lucide à défaut d’être vraiment humain !

Le malaise est là ! dans cette acceptation tacite que le monde n’est pas un « monde commun » et qu’il ne peut pas l’être puisque même les velléités de le changer  ne sont que fourvoiement ! Alors il faut se ressaisir, refuser la sidération de l’impuissance et reprendre patiemment les voies explorées.

J’en cite trois, déjà évoquées dans ce blog ou d’autres écrits, mais qu’il nous appartient de populariser autour de nous si nous voulons affirmer qu’un monde commun est toujours possible :

  1. Face à la sur-richesse, populariser l’idée d’un impôt sur la fortune librement affecté aux expérimentations sociales. Un système hybride entre la culture américaine des fondations et la culture française de l’impôt. Les détenteurs de grandes fortunes retrouveraient aux yeux des citoyens une légitimité sociale qu’ils ont largement perdue, ils pourraient montrer par leur investissement personnel dans les projets financés qu’ils vivent bien encore dans la même société que leurs contemporains ;
  2. Face au dévoiement des pratiques de l’économie du partage, imaginer de nouvelles régulations en s’inspirant par exemple de ce qui a été fait pour les services à la personne ou pour les auto-entrepreneurs. Des contributions forfaitaires, peu élevées, prélevées à la source, sont sans doute plus efficaces qu’une prise en compte dans les déclarations fiscales ouvrant la voie à des oublis ou des fraudes ;
  3. Face à l’épidémie d’Ebola, accompagner les efforts de santé communautaire. J’ai trouvé une tribune dans Le Monde sur le sujet dont voici un extrait :

Le premier réflexe, naturel, de se concentrer sur une réponse médicalisée conjuguant isolation et exclusion ne doit pas se faire aux dépens des savoirs locaux et communautaires. Dans le cas du sida, l’implication des personnes atteintes et des activistes a accéléré, sur le plan de la recherche, le développement de traitements et de modèles de soin efficaces. Dans le cas d’Ebola, l’hésitation à confier aux populations touchées les moyens de soigner (par exemple à domicile) traduit certes un souci lié aux risques de contamination, mais aussi un mépris envers les communautés qui font déjà ce travail, héroïquement, sans aucune aide extérieure, et en inventant des approches astucieuses – tel l’étudiante libérienne qui a soigné quatre membres de sa famille sans être contaminer, vêtue de sacs-poubelle, ou les villageois sierra-léonais qui ont pensé le modèle « 1+1 », pour que dans chaque famille atteinte un membre seulement soigne les malades pour éviter de contaminer les autres.

 

 

persopolitique.fr
Résumé de la politique de confidentialité

Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.