Déconfinons le débat !

Je ne parle pas ici du confinement face au Covid mais de la nécessité de sortir du confinement de notre débat à l’égard de l’islamisme que je trouve particulièrement étouffant alors que nous avons des enjeux autrement lourds, j’ose le dire même si ça heurte certains …

Si nos corps sont à nouveau confinés, nos esprits n’ont malheureusement pas attendu l’annonce présidentielle pour se confiner dans un débat stérile et obsessionnel. Depuis l’assassinat de cet enseignant dont on a bien vite fait un héros comme pour se rassurer, j’assiste, silencieux, à ces tempêtes véhémentes autour de principes tellement assénés qu’ils en perdent toute réalité concrète. Chacun cherche à enfermer l’autre dans des catégories définitives et vaines : islamogauchistes, islamophobes, laïcards, naïfs aveugles, idiots utiles de l’internationale djihadiste … Et ces qualificatifs ne sont pas échangés seulement sur les réseaux sociaux, je les ai retrouvés tels quels sur une liste de débat entre intellectuels a priori de bonne volonté.

La décapitation d’un enseignant d’histoire par un tchétchène fanatisé a ouvert un nouveau cycle de violences atroces, mais limitées. Le risque pour chacun d’être égorgé est infime et pourtant la psychose collective finit par nous faire croire que nous risquons personnellement notre vie… alors que statistiquement c’est évidemment infondé. Comme à chaque vague d’attentat, la rationalité est balayée. Comme à chaque fois, la rhétorique guerrière des chaînes d’info et des politiques me semble incroyablement disproportionnée en raison de l’effroyable caisse de résonnance qu’on offre systématiquement aux barbares. Ce qui donne automatiquement la victoire au « djihadisme d’atmosphère » selon la juste formule de Gilles Kepel.

Je ne peux ni ne veux me résoudre à réduire notre vision du monde à ce combat contre le « séparatisme ».  Des combats autrement importants pour notre survie sont à mener, même s’ils ne sont même plus mentionnés par le président quand il nous rappelle dans sa dernière allocution que « très peu de génération auront eu comme la nôtre autant de défis ensemble ». Il cite : « Cette pandémie historique, les crises internationales, le terrorisme, les divisions de la société et une crise économique et sociale sans précédent liée à la première vague » mais pas un mot sur la crise écologique et le combat pour le maintien de l’habitabilité de la terre ! Cet oubli me paraît plus gravement significatif que l’absence du mot « culture » qui lui a été reproché.

Comme toujours je refuse de me laisser emporter dans la vague de ressentiment qui peine à séparer terrorisme, islamisme et Islam ou bien dans le raidissement des républicains trop sûrs de la pureté de principes magnifiques mais que nous faisons si mal vivre au quotidien. Où est l’aveuglement, où est la naïveté ? On reproche aux « naïfs » des années de complaisance à l’égard des dérives islamiques qui déferleraient aujourd’hui mais n’est-il pas naïf ou insensé de penser pouvoir faire adhérer à un pacte républicain des jeunes qu’on laisse aux marges de la société ? Le social et le religieux sont bien sûr deux sphères distinctes mais qui peut nier qu’elles interagissent ? Oui le djihadisme international se nourrit de l’absence d’idéal d’un monde où la croissance de la consommation semble le seul horizon, quels que soient les pays. Et la France n’a pas le monopole des terreaux fertiles pour le fanatisme.

Comment se fait-il que nous nous enfermions à ce point dans un débat sans fin ?  Ce qui me frappe c’est que ces argumentations contradictoires ne laissent pas prise au doute ni à la falsification empirique. Elles ne sont ni vraies ni fausses : elles racontent des peurs et des espoirs. Peur pour les uns que l’islamisme détruise notre modèle social et espoir qu’une laïcité de combat réussisse à vaincre l’hydre terroriste. Peur pour les autres que la logique de guerre détourne une partie de la jeunesse du pacte national et espoir qu’une laïcité apaisée réduise l’attractivité du salafisme chez les moins intégrés.

Quand je cherche ce que nous avons en commun, par delà nos oppositions, je trouve le refus du déchirement de la communauté nationale. Nous ne sommes pas d’accord sur ce qui la met en cause mais nous voulons les uns et les autres une société plus soudée. Partons de là pour essayer d’avancer ! Je n’ai pas trouvé fausse la formule de Macron (à propos de son autre guerre, contre le virus) : « nous nous étions habitués à être une société d’individus libres, nous devons apprendre à devenir une nation de citoyens solidaires ». Il n’est sans doute pas très pertinent de sembler opposer liberté et solidarité mais il est clair que des individus libres peuvent oublier leurs interdépendances et la nécessaire solidarité que la citoyenneté rend possible. Ce n’est pas la liberté que le président stigmatisait mais l’individualisme délié et indifférent au bien commun. Revenons donc à cette idée de « cohésion nationale ». Là on peut passer de l’opposition stérile à la tension féconde. Les uns voient la cohésion comme un préalable qui passe par la reconnaissance d’un héritage commun et l’exclusion de ceux qui ne s’y rallient pas. Les autres voient possiblement la cohésion comme un projet qui se réalise dans la construction d’un avenir commun en tendant la main à ceux qui peinent à se reconnaître dans un pacte dont ils considèrent que nous les excluons par avance. La cohésion des uns est contractuelle, la cohésion des autres serait davantage expérientielle. Autrement dit encore : avoir ensemble un patrimoine ou faire œuvre ensemble. Mais pour « faire ensemble » on a besoin de se reconnaître légitime à participer à une œuvre commune et pour « avoir ensemble » c’est plus simple de se le prouver mutuellement en agissant ensemble. L’écart, comme dit François Jullien, est une ressource ! Travaillons donc A LA FOIS à recréer de la cohésion par l’accueil d’un héritage et par la construction d’un futur. Ne vouloir agir que sur la transmission des valeurs risque sans doute de rester vain.

Nous aurons d’autant plus de cohésion nationale que nous prendrons des orientations ambitieuses pour dessiner un avenir commun. Or nous le savons, nous avons à mener une métamorphose écologique et démocratique sans précédent dans les dix ans à venir. Détournons les jeunes de la tentation islamiste en offrant résolument une place à chacun dans le projet national de refaire le monde et châtions sans fléchir ceux qui bafouent sciemment la concorde. Il ne faut pas opposer les deux dimensions de la cohésion nationale, celle qui suppose l’attachement à un pays et celle qui relie des citoyens mus par un même dessein, elles sont nécessaires l’une et l’autre. Pour une fois la formule « en même temps » prend tout son sens. Mais pour que ce « en même temps » ait un sens, nous devons urgemment retrouver « le goût de l’avenir » selon la belle expression qu’avait proposée Jean-Claude Guillebaud !

Nous avons devant nous un chantier gigantesque, inventer le monde habitable de demain, il doit pouvoir être source de cohésion à condition d’en faire notre obsession commune. Des mots, des images, sont à trouver d’urgence pour convier les ouvriers ! Ce n’est certainement pas en ressassant nos peurs que nous y parviendrons. Nos corps sont aujourd’hui hélas confinés mais il nous appartient de déconfiner nos esprits ! Même si les réflexions du printemps sur le « monde d’après » étaient souvent à trop courte vue, réduites le plus souvent à la manière de restaurer le monde d’avant, elles avaient le mérite de nous projeter dans un futur à construire. Si nous ne regardons que le pire, le pire devient notre seul horizon. Détournons-nous de cette fascination morbide à laquelle les terroristes cherchent à nous assigner. Il ne s’agit pas de « regarder ailleurs » pour se distraire et oublier, il s’agit bien de construire résolument un monde commun. Raphaël Glucksmann en proposait une première étape concrète – dans le texte le plus équilibré que j’ai lu ces derniers jours – avec la mise en place d’un « service civique universel et obligatoire, mixant toute une classe d’âge en la mettant au service du commun, de la transformation écologique, de la solidarité sociale. Pas quelques jours en uniforme de policier pour faire trois photos et rassurer un électorat déboussolé en quête d’autorité, non : une longue sortie de nos meubles et de nos certitudes, de nos quartiers et de nos préjugés ».

Je reprends sa conclusion à mon compte, entièrement :

Dans une société post-épique, ayant fait du bien-être des individus l’horizon de toute chose, la quête de transcendance n’a plus de débouché politique, mais elle n’a pas disparu pour autant. L’idéologie islamiste fournit une vision du monde totale, conciliant aventure collective et promesse de salut personnel. Face à elle, la République n’est plus qu’un faisceau d’institutions et de règles dont le sens n’est plus clair pour personne. Or, seule une vision du monde arrête une vision du monde. Seul un récit terrasse un récit. La répression policière du terrorisme est nécessaire. Elle n’est pas suffisante. Combattre l’idéologie qui le sous-tend est vital. Combler le vide qui la fait prospérer l’est aussi.

Dès maintenant, pendant ce confinement n°2 (en attendant très sûrement le n°3 au printemps), nous devrions nous livrer à une heure de déconfinement intellectuel par jour – et pas besoin d’attestation dérogatoire pour ça ! – en lisant ou mieux en écrivant sur le monde désirable que nous voulons construire. Imaginarium-s va proposer un exercice collectif en ce sens au cours de la semaines prochaine. La liberté d’expression ne passe pas seulement par des caricatures obscènes, elle peut aussi s’incarner dans des œuvres qui donneront le goût de l’avenir.

PS / Petite page de PUB personnelle : si vous voulez vous exercer à jouer avec les mots, n’hésitez pas à vous procurer « 40 mots persopolitiques ». Vous y retrouverez fortitude et ipséité, frugalité et succès mais aussi platane, candidat, bureau sans oublier tsimtsoum ou gyrovague ! De quoi nourrir les textes que vous allez écrire pendant le confinement n°2 ou n°3 ! (dans les ateliers d’écriture, on propose souvent en guise d’entraînement de composer un texte en y introduisant quelques mots improbables, je vous en propose quelques-uns !)

PS 2 / Alain Caillé vient de publier sur le site des Convivialistes une intéressante analyse de nos « guerres civiles larvées » en s’appuyant sur la théorie du don et celle de la reconnaissance. A lire ici.

Notre-Dame, memento de l’avenir

L’incendie de Notre-Dame, en sortant le monument de sa pétrification dans un passé immuable et inactuel, peut-il nous aider à nous dégager du présent perpétuel qui est le drame de notre monde ?

Comme toujours face à un événement dé-mesuré, hors de la mesure des jours ordinaires, j’ai une boulimie de lectures. Celles qui m’ont le plus marqué parlaient du temps remis en mouvement. Gilles Finchenstein l’a très bien dit en pointant combien Notre-Dame représentait l’antithèse de nos vies contemporaines (le temps long, la lenteur, le silence, le collectif, la douceur, le sacré) https://www.franceinter.fr/emissions/le-grand-face-a-face/le-grand-face-a-face-20-avril-2019 (32’30’’)

Mais c’est dans Le Monde que je trouve la formule qui dit le plus justement ce que nous avons été nombreux à percevoir confusément :

Notre-Dame qui brûle, c’est le surgissement brutal et forcément inattendu d’un passé, qu’on croyait infaillible et qui fait irruption en même temps qu’il s’annihile. Notre-Dame qui brûle, c’est la tyrannie du présent qui devient insupportable.

L’historienne Fanny Madeline disait également dans le même article :

Lundi soir, l’image de Notre-Dame qui s’embrase apparaît soudain comme la manifestation inattendue mais évidente d’un effondrement. Ce mot, qui est là, dans l’air du temps, qui nous menace et nous projette dans un avenir inimaginable, vient s’imposer pour décrire ce qui arrive à l’un des édifices les plus emblématiques de notre histoire, frappant notre mémoire, ouvrant cette faille temporelle où l’avenir vient percuter le passé. Et là, impuissants devant nos écrans, tout se passe comme si nous assistions à ce que nous ne voulons pas voir : les flammes de Notre-Dame, c’est notre monde qui brûle. C’est l’Effondrement, avec un E majuscule, celui de la biodiversité, c’est la grande extinction des espèces, la fin des démocraties libérales occidentales.

Continuer la lecture de « Notre-Dame, memento de l’avenir »

3 malaises face à la guerre

Je comprends bien la nécessité de l’état d’urgence pour pouvoir faire rapidement des perquisitions. Alors pourquoi, alors que j’accepte les mesures prises par le gouvernement, je me sens aussi peu en phase avec ce qui est en train de se passer ?

Donc la France est en guerre. J’ai déjà écrit ici la réticence que j’avais à nommer « guerre » la situation. J’ai concédé, en commentaire à une interpellation vigoureuse, que l’organisation Etat Islamique nous fait bien la guerre mais que je m’interroge sur la pertinence de lui faire en retour la guerre sur notre territoire. Je comprends bien nécessité de se battre contre les terroristes. De mener des assauts y compris avec des militaires. Je comprends bien la nécessité de l’état d’urgence pour pouvoir faire rapidement des perquisitions. Pourtant le malaise persiste. Pourquoi, alors que j’accepte les mesures prises par le gouvernement, je me sens aussi peu en phase avec ce qui est en train de se passer ?Quand les symptômes persistent, on dit qu’il faut consulter un médecin. Il n’y a pas de médecin face à ce type de malaise ! Le seul remède que je connaisse, c’est de m’arrêter, de réfléchir et de me mettre à écrire. Un malaise ? en réalité plutôt trois, que je résume ainsi : « eux », « nous », et moins ce que nous faisons que « ce que nous ne faisons pas ». Voilà mes trois malaises. Détaillons.

« Eux ».

« Eux », ce sont les terroristes et Daech. Écoutons comme nous parlons d’eux. « Il faut les éradiquer, les détruire ». On ne parle plus d’ennemis qu’il faut vaincre mais de nuisibles qu’il faut éliminer. Ce ne sont plus des humains mais des parasites. On trouvait Poutine caricatural et dangereux lorsqu’il disait qu’il allait « poursuivre les tchétchènes jusque dans les chiottes ». N’est-on pas en train d’adopter le même langage ? Un ennemi, aussi terrible soit-il, doit être compris. On n’en fait même plus l’effort. Pourtant sur les nombreux plateaux télé que j’ai suivis, les multiples points de vue que j’ai lus, des intellectuels et des chercheurs ont tenté d’éviter les simplismes… sans apparemment être beaucoup entendus. J’ai retenu une notion qui me semblait a priori utile. Xavier Crettiez parlait d’un « terrorisme apocalyptique ». Après le terrorisme idéologique des années de plomb, serait venu le temps d’un terrorisme religieux tourné vers la réalisation, ici et maintenant, de la Révélation de la fin des temps. Pas des fous, pas de monstres, des êtres rationnels mus par une rationalité qui nous est désormais totalement étrangère.

Même s’il y a sans doute une part de vrai dans cette mystique, cet ésotérisme de la lutte armée, je pense avec le sociologue Raphaël Liogier qu’il ne faut pas écarter la dimension sociale de la réalité du terrorisme. Il disait sur un plateau télé qu’il y avait deux salafismes relativement étanches l’un à l’autre, celui qui a trait aux mœurs qui contraint les corps et les esprits (voile, barbe, rigorisme, soumission des femmes,…) et celui du jihad, qui ne nait pas dans les mosquées. La désintégration le film de Philippe Faucon (l’auteur de l’excellent Fatima) qui raconte comment trois jeunes se radicalisent, décrit bien ce processus avec un « instructeur » très critique à l’égard de l’islam des mosquées.

Raphaël Liogier a répondu longuement aux journalistes des Inrocks. Allez voir son argumentation, elle est assez convaincante. Voici juste la manière dont il résume son point de vue :

Le jihadisme ne vient pas du communautarisme, mais au contraire de la désocialisation, y compris de la communauté. On dit radicalisation, mais ce n’est pas le cas non plus. On prend le problème du mauvais côté. Les jihadistes ne commencent pas par le fondamentalisme, ils commencent par l’intention de nuire, par l’intention du combat. Il ne faut donc pas s’attacher aux milieux islamistes en premier lieu, car c’est déjà trop tard, les jihadistes potentiels y sont imperceptibles. Il faut prendre le processus en sens inverse.

Ce matin je lisais l’entretien de Bernard Stiegler dans Le Monde. Il pointe, lui, les raisons économiques de la dérive actuelle :

Ce n’est pas de guerre contre Daech qu’il s’agit, mais de guerre économique et mondiale, qui nous entraînera dans la guerre civile si nous ne la combattons pas. L’emploi va s’effondrer, notamment auprès des jeunes. Et le désespoir engendre la violence… On ne produit plus de raisons d’espérer aujourd’hui.

heracles_hydre3-15b2ed8Si nous pensons que les terroristes sont des monstres que l’on peut éradiquer, si l’on croit que vaincre militairement Daech suffira à éteindre l’envie de Jihad du Moyen-Orient et d’ailleurs, c’est se tromper lourdement. Le jihadisme est une hydre dont les têtes repoussent au fur et à mesure qu’on les coupe. Nous avons la mémoire courte ! Al Qaida était l’ennemi n°1 depuis 2001 alors que personne en dehors des spécialistes ne la connaissait avant le 11 septembre. Sa déchéance a-t-elle mis fin au Jihad ? Daech éliminé, Boko Haram ou d’autres chercheront à prendre le relais. Sans manquer de candidats à l’attentat-suicide en Europe.

Ne pas voir qui sont réellement ces « eux », que ces « eux » sont aussi des « nous », c’est se condamner à couper des têtes toujours plus nombreuses. Je me demandais comment Herakles avait réussi à vaincre l’hydre. On se rappelle qu’il l’a tuée mais (est-ce un hasard ?) on ne mémorise pas qu’il se fit aider pour vaincre l’hydre, sur les conseils d’Athena. Sans son frère jumeau, Iolaos, qui cautérisait les cous tranchés avant que des têtes ne repoussent, Herakles n’aurait pas pu venir à bout de l’hydre de Lerne. Intéressant, non ?

« Nous »

Qui est ce « nous » que l’on a attaqué ? Une réponse s’est imposée reprise en boucle par tous. Je la résume : c’est notre art de vivre français qui est attaqué parce qu’il est à la fois haï ouvertement et secrètement envié. Voir par exemple l’éditorial de Thomas Legrand de jeudi. J’ai moi-aussi sur le moment trouvé formidable la résistance façon bravache : #TousEnTerrasse , #JeSuisAuBistrot,… On aurait pu avoir des appels à la haine, on a eu des appels à boire !

C’était aussi réjouissant de voir comment dans de nombreux pays, on soutenait la France. Les couleurs françaises sur les monuments du monde entier, Obama citant en français les trois termes de notre devise nationale, Madonna chantant la vie en rose, même la Marseillaise au Metropolitan Opera de New York,… tout ça remontait indéniablement le moral et on se sentait fier d’être français ! Alors, où est le malaise ? Ce « nous » conforté, réaffirmé, c’est bien une chance ?

Effectivement je suis heureux de cette rupture avec le pessimisme habituel. Mais de même que je trouvais le déclinisme inapte à rendre compte de la réalité d’une société, beaucoup plus active et innovante que la société frileuse décrite couramment, de même aujourd’hui la découverte soudaine d’une identité « bobo » me semble largement factice.

Ce fantasme médiatique d’un France rassemblée pour défendre son art de vivre n’est pas grave en soi. Encore une fois j’aime mieux ce reflet qu’on me tend que celui d’avant. Mais si le propos se fait trop insistant, si on commence à travers ce « ça, c’est la France » à entendre que tout ce qui est différent n’est pas la France, on aura juste troqué une identité fermée pour une autre. La France n’est ni bobo ni rassie, elle est avant tout multiple. J’entendais hier soir une jeune femme voilée répondre à une question sur son identité par une série de « je suis ». Musulmane, femme, mère, Française,..et bien d’autres choses. Ayons un « nous » inclusif !

Et puis cette logique identitaire, même new look, nous amène à nous définir par rapport aux autres. La France serait « à part » et c’est pour ça qu’elle serait visée. C’est un peu vite oublier les morts russes de l’avion explosé dans le Sinaï, les morts libanais de l’attentat de Beyrouth… et tous les autres avant. Ce qui est visé n’est pas seulement une spécificité nationale, c’est un mode de vie occidental, bien plus général. Londres, Francfort, Barcelone ou New York seront peut-être demain visées. Toute cette glose sur l’art de vivre français apparaîtra alors bien vaine.

Dernier élément de mon malaise à propos de ce « nous », finalement si sûr de lui, c’est qu’il laisse entendre qu’il faut défendre l’existant sans plus se poser de question sur ses failles. Ne risque-t-on pas sous prétexte d’union nationale de ne plus accepter la critique du monde actuel ? Si « nous » sommes en guerre, toute critique risque d’apparaître comme une remise en cause du pacte républicain ou comme une tentative de détournement de l’effort de guerre.

Lorsqu’on s’est ainsi interrogés sur ce « eux » et ce « nous », on voit bien que les distinctions radicales que nous faisons entre « eux les barbares » et « nous les civilisés » ne sont plus si nettes. Qu’on me comprenne bien je ne dis pas que nous sommes semblables mais nous sommes, malgré tout, humains les uns et les autres. Et notre commune humanité nous oblige à nous regarder comme tels. Dans un papier écrit avant les attentats (le 27 octobre) Abdennour Bidar nous interpelait :

Donner à chaque être humain les moyens de cultiver sa propre part d’infini : tel est aujourd’hui ce qu’aucune de nos civilisations ne sait plus prendre en charge mais qu’elle laisse à l’abandon, livrant les uns à une terrible solitude dans leur quête, et tous à une inculture spirituelle qui expose les plus fragiles aux séductions du djihadisme !

Notre crise majeure n’est ni économique, ni financière, ni écologique, ni sociopolitique, ni géopolitique : c’est une crise spirituelle d’absence radicale – dans les élites et dans les masses – de vision d’un sublime dans l’homme qui serait partageable entre tous, athées, agnostiques, croyants. Et s’il y en a un, voilà le vrai visage du totalitarisme aujourd’hui : la conspiration terrible, tyrannique et secrète de toutes les forces intellectuelles et sociales qui condamnent l’être humain à une existence sans aucune verticalité.

« Ce que nous ne faisons pas ».

Je l’ai dit plus haut, je comprends bien la nécessité de mesures comme l’état d’urgence. Le juge administratif, le juge européen sont là pour en surveiller l’usage. Les abus seront donc sanctionnés à défaut d’être toujours évités. On n’a pas créé non plus de zone de non-droit comme avec Guantanamo. Si la vigilance est nécessaire, la question sécuritaire n’est pas ce qui m’inquiète le plus. Pour moi le plus grave est de limiter la réaction aux attentats aux seuls volets policiers, militaires et diplomatiques. Le régalien est bien sûr premier. Pour autant ne doit-on pas questionner enfin radicalement notre modèle occidental si l’on veut « cautériser les plaies de l’hydre avant que les têtes ne repoussent » comme je le disais plus haut ? On peut être pris de vertige face à la multitude des chantiers à ouvrir sur le plan social et économique d’une part, mais aussi sur le plan politique et spirituel. On voit bien que tout se noue autour des deux fléaux de notre modernité : l’hubris et la prédation. La tâche est si immense que nous sommes tétanisés, gouvernants ou citoyens.

Il me semble que la situation dans laquelle nous sommes, nous y avons tacitement consenti par facilité, par démission de notre responsabilité. Nous nous sommes « dépris » du pouvoir. Nous avions le confort et la liberté, ça nous suffisait (même  si nous savions qu’une part de plus en plus importante de la  population en était exclue). On arrive à un moment où ce confort et cette liberté nous sont retirés, avec violence. Nous sommes à la fois désemparés devant la perte de nos acquis et désarmés pour les reconquérir. Si l’on veut reprendre la main, le chantier prioritaire est pour moi celui de la démocratie. Face à notre perte de maîtrise de l’avenir nous devons réinventer un « pouvoir d’agir ». Sans laisser en dehors, ni les plus pauvres ni les plus riches, puisque c’est notre monde excluant qui amène  à la  guerre.

C’est la raison pour laquelle je trouve capitale la réflexion lancée par Démocratie Ouverte à la suite des attentats. Armel Le Coz invite ainsi à une action « complémentaire [à la réaction sécuritaire/militaire] sur le plan social/sociétal et le long terme (quelque chose qui prenne en compte les causes profondes qui mènent certains jeunes français à prendre les armes contre d’autres jeunes français) ».

La première urgence est pour moi celle de la réappropriation de la parole politique par les citoyens eux-mêmes. Notre « capacité relationnelle », cette habileté sociale, comme disent les Québécois, est capitale. On a trop négligé l’importance des mots, de leur maniement, de leur ajustement. Et si la suppression de tout apprentissage de la rhétorique avait été une de nos plus graves erreurs collectives ?  La parole argumentée est la brique de base de la démocratie. Elle est à la portée de tous les citoyens. Les Grecs faisaient de cet égal accès à la parole, l’isegoria, le principe de base de leur démocratie.

En janvier dernier, j’avais évoqué avec Jean-Pierre Worms la nécessité d’un téléthon de la fraternité pour faciliter la création de temps/espaces de dialogue entre citoyens partout sur le territoire. Et si on s’y mettait cette fois ?

La seconde urgence est celle de l’activité (et non de l’emploi). Je pense qu’il faut soutenir l’initiative d’ATD Quart-Monde et de ses Territoires zéro chômeur de longue durée. Nous continuons à raisonner en termes d’emploi alors qu’il est urgent de regarder la question à l’inverse, par l’entrée « activité », Jean Boissonnat le disait déjà il y a 30 ans. L’expérimentation lancée par ATD Quart Monde a une ambition à la hauteur de l’enjeu mais à une échelle trop restreinte. Ne peut-on regarder avec eux comment lui donner plus d’ampleur avec l’appui des mouvements citoyens ?

Troisième urgence enfin : contribuer à ramener les plus riches d’entre nous dans la construction d’un monde commun. J’ai déjà dit ici qu’il devrait y avoir une contribution librement affectée sur tous les revenus du capital. Ne pourrait-on pas lancer une campagne pour que les grandes fortunes françaises abondent un fonds ou une fondation abritée par la Fondation de France pour financer les deux urgences précédentes ?