Quelle cohésion nationale ?

« On s’est tout dit, je crois ?… » La voix de mon père est comme rajeunie par sa colère et sa peine. Sèche, elle n’autorise en réponse qu’un « oui, je crois » stupéfait mais soulagé. Je raccroche. Mon énervement retombe, aussitôt remplacé par l’abattement. Quel idiot de continuer à vouloir avoir le dernier mot… comme il y a quarante ans et plus. Ce n’est pas au vieil homme qu’il est devenu malgré sa volonté farouche d’être toujours sur la brèche que je m’adresse mais encore et toujours au père imbu de son autorité. Autorité que je conteste comme à 20 ans quand j’étais étudiant à Sciences Po, plein de mon savoir péremptoire. Cette bataille pour la suprématie intellectuelle, ça fait quarante ans qu’elle dure et malgré moi, je ne peux m’empêcher de la poursuivre. D’habitude nous faisons le point sur nos accords et tombons d’accord sur le caractère résiduel de nos désaccords. Mais là, ce matin, Il voulait avoir raison, entièrement. Et moi aussi.

Si j’ai besoin de revenir sur ce moment de crise filiale, ce n’est pas pour étaler mon intimité, c’est pour mettre l’accent sur le trouble profond que ce désaccord provoque en moi. J’aime la polémique autant que je cherche le consensus. Qu’est-ce qui a provoqué un tel disensus ? c’est bien sûr la décapitation de l’enseignant d’histoire par le fanatique tchétchène. J’ai refusé de parler de terrorisme, j’ai clamé mon refus de la rhétorique guerrière des chaînes d’info, mon dégout devant cet enfermement dans une représentation de la France assiégée par l’islamisme. J’ai affirmé avec véhémence que réduire notre vision du monde à ce combat contre le « séparatisme » nous empêchait de mener des combats autrement importants pour notre survie, que l’habitabilité du monde m’importait davantage que la focalisation sur des crimes détestables mais isolés. Je ne comprenais pas pourquoi il refusait de relativiser son point de vue opposé au mien. D’habitude nous nous concédons une part de vérité. Là, mon père ne lâchait rien… et moi non plus. Et c’est sur le caractère inconciliable de ces représentations du monde que je veux revenir. Comment se fait-il que nous arrivions à nous mettre d’accord sur les révolutions profondes du capitalisme qui sont à mener et que nous nous opposons si violemment sur l’état de la France ? Mon père pense que la France est en danger de ne pas affirmer et protéger le contrat culturel qui lie ses citoyens. Il souhaiterait que chacun ait à reconnaître les valeurs de la République … ou à quitter un pays dans lequel il refuse de s’assimiler. Il approuve le combat contre le séparatisme. Il me traite de naïf et d’idéaliste. Mon refus de la guerre est pour lui une forme de renoncement, de désertion qui fait le jeu de l’ennemi. Je crois symétriquement que la rhétorique guerrière renforce l’islamisation d’une partie de notre propre population et qu’elle accroit nos difficultés.

Ce qui me frappe ce soir c’est que ces argumentations contradictoires ne laissent pas prise au doute ni à la falsification empirique. Elles ne sont ni vraies ni fausses : elles racontent des peurs et des espoirs. Quand je cherche ce que nous avons en commun c’est le refus du déchirement de la communauté nationale. Nous ne sommes pas d’accord sur ce qui la met en cause mais nous voulons l’un et l’autre une société plus soudée, davantage tournée vers l’action. Je n’ai pas trouvé fausse la formule de Macron (à propos de son autre guerre, contre le virus) : « nous nous étions habitués à être une société d’individus libres, nous devons apprendre à devenir une nation de citoyens solidaires ». Il n’est sans doute pas très pertinent d’opposer liberté et solidarité mais il est clair que des « individus libres » peuvent oublier leurs interdépendances et leur nécessaire solidarité que la citoyenneté rend possible. Ce n’est pas la liberté que le président stigmatisait mais l’individualisme délié et indifférent au bien commun. Revenons donc à cette idée de « cohésion nationale ». Là on peut passer de l’opposition stérile à la tension féconde. Mon père voit la cohésion comme un préalable qui passe par la reconnaissance d’un héritage commun et l’exclusion de ceux qui ne s’y rallient pas. Je vois possiblement la cohésion comme un projet qui se réalise dans la construction d’un avenir commun en tendant la main à ceux qui peinent à se reconnaître dans un pacte dont ils considèrent que nous les excluons par avance. La cohésion de l’un est contractuelle, la cohésion de l’autre serait expérientielle. Avoir ensemble ou faire ensemble. Mais pour faire ensemble on a besoin de se reconnaître légitime à participer à une œuvre commune et pour avoir ensemble c’est plus simple de se le prouver mutuellement en agissant ensemble. L’écart comme dit François Jullien est une ressource !

Nous aurons d’autant plus de cohésion nationale que nous ne nous enfermerons pas dans la suspicion mutuelle mais que nous prendrons des orientations ambitieuses pour mener la métamorphose écologique et démocratique que nous avons à conduire. Détournons les jeunes de la tentation islamiste en offrant résolument une place à chacun dans le projet national de refaire le monde et châtions sans fléchir ceux qui refusent sciemment la concorde. Il ne faut pas opposer les deux dimensions de la cohésion nationale, elles sont nécessaires l’une et l’autre. Pour une fois la formule « en même temps » prend tout son sens.

PS – Je relis ce que j’ai écrit et hésité à publier. Je vais encore être traité de doux rêveur – voire d’idiot utile – mais comme toujours je refuse de me laisser emporter dans la vague de ressentiment qui peine à séparer terrorisme, islamisme et Islam ou bien dans le raidissement des républicains trop sûrs de la pureté de principes magnifiques mais que nous faisons si mal vivre au quotidien. Où est l’aveuglement, où est la naïveté ? N’est-il pas naïf ou insensé de penser pouvoir faire adhérer à un pacte républicain des jeunes qu’on laisse aux marges de la société ? On reproche aux naïfs que je suis censé représenter des années de complaisance à l’égard des dérives islamiques qui déferleraient aujourd’hui mais quelles suites ont été données au rapport Borloo, dernier en date des rapports oubliés sitôt que remis ?  Ces querelles sont vaines et dangereuses. Nous avons devant nous un chantier gigantesque, inventer le monde habitable de demain, il doit pouvoir être source de cohésion à condition d’en faire notre obsession commune. Des mots, des images, sont à trouver d’urgence pour convier les ouvriers !

VIVRE, avec le virus !

Persopolitique n’a pas vocation à libérer son auteur de ses énervements mais avouons que le climat de cette rentrée ne conduit pas à la sérénité ! Or nous avons bien besoin de vivre la crise sur un tout autre registre que celui qui domine actuellement.

« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? », « Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, et l’herbe qui verdoie. » Tous les jours, avec le même ton angoissant et la même répétition que la femme de Barbe bleue dans le conte de Perrault, les médias s’interrogent sur la venue de la deuxième vague. Dans le conte l’arrivée des frères est le seul espoir d’échapper à la mort sous la lame de Barbe bleue. Dans notre « réalité médiatisée », c’est l’arrivée de la vague qui serait meurtrière. Dans un cas la menace est là, immédiate, et l’espoir hypothétique (les frères vont-ils surgir dans le poudroiement du soleil ?). Dans l’autre la menace est très hypothétique mais elle finit par anéantir l’espoir. Nous vivons comme si la deuxième vague était inéluctable, avec les mêmes effets qu’au printemps. Une autre analogie vient alors à l’esprit : ne sommes-nous pas plutôt dans Le désert des tartares à attendre, comme les habitants du fort imaginé par Dino Buzzati, un ennemi qui ne vient pas, complètement suspendus à cette attente, empêchés de vivre par l’obsession d’une Nouvelle vague ?

« Apprendre à vivre avec le virus », tel était le programme raisonnable auquel nous souscrivions tous largement avant l’été en nous disant que nous devrions cohabiter au moins jusqu’au printemps prochain avec le virus, sinon en bonne intelligence, du moins dans un évitement prudent et avisé.

Las ! la rentrée ne se passe pas du tout dans cette ambiance ! Encore une fois, nous ne serions que des enfants qu’il faut guider dans leurs moindres gestes et chapitrer au moindre écart ! Où est la confiance dont on nous assurait que nous en étions dignes ?! Nous avions été exemplaires, nous disait-on ! Nous avions adopté, malgré notre réputation de Gaulois rétifs à toute autorité, la plupart des gestes-barrières qui nous avaient été prescrits. Mais le ton de cette rentrée n’est pas à la confiance. Les obligations se multiplient et se généralisent. Normalement je devrais porter le masque dès que je sors de chez moi, puisque j’habite à Lyon. Mais dans ma rue, vers 8h, quand je sors prendre mon café du matin, il n’y a pas foule… et je me refuse à porter un masque. Je n’aime pas me mettre dans l’illégalité (j’ai scrupuleusement respecté la durée et le périmètre de sortie pendant le confinement) mais là, c’est trop ! Ce masque c’est bien sûr une protection des autres face à mes postillons et je me suis habitué à le mettre dans les transports, les lieux clos et les rues fréquentées. Je trouve ça civique et prophylactique mais laissez-moi une marge d’appréciation ! Toute obligation absurdement générale entraîne nécessairement le type de réaction que j’ai. J’ai discuté avec beaucoup de personnes qui partagent cette exaspération sans être des anti-masques par principe. Hier matin j’entendais que le procès des attentats de janvier 2015 allait se dérouler avec des masques ! Imaginer une justice masquée me semble une aberration. Il vaut mieux créer des distances physiques, limiter le nombre de personnes dans la salle d’audience mais il faut voir et entendre les protagonistes des débats ! On en vient à des acceptations folles d’une norme sanitaire.

L’autre jour, devant la débauche de signalétique autocollante dans le métro, sur les vitres des rames, sur les quais, dans les couloirs, avec des cheminements et des indications de distanciation absolument inapplicables, j’éprouvais également ce sentiment de malaise, ce manque d’air qu’on ressent quand on se trouve envahi par des injonctions multiples et contradictoires. Laissez-nous respirer ! Je crois qu’on a compris ce que nous devions nous efforcer de faire. Inutile de nous faire vivre chaque instant sous le registre de la prescription répétée ad nauseam.

Plus grave encore, nous retrouvons comme au printemps la litanie quotidienne des chiffres de la maladie. Tous les jours on nous alerte sur le nombre croissant de personnes touchées par le virus avec l’interrogation rituelle pour savoir si nous sommes entrés dans la deuxième vague. Jean-François Toussaint est bien seul à nous rappeler que nous ne regardons plus les mêmes chiffres qu’au moment du confinement ! Il a beau montrer les courbes des admissions en soins intensifs et des morts du Covid qui restent strictement plates, rien n’y fait. Oui, le virus circule, oui des gens sont infectés en nombre mais c’est bien ça « apprendre à vivre avec un virus ». Qui peut sérieusement croire qu’on puisse vivre avec un virus et ne jamais entrer en contact avec lui ? Notre apprentissage, côté médical, est pourtant bien engagé : on sait mieux soigner (on vient d’apprendre par exemple que les corticoïdes sont réellement efficaces), on gère mieux le passage en soins intensifs sans recourir aussi massivement aux respirateurs… En revanche nous n’avons pas encore trouvé le rythme de croisière pour tester de manière efficace et isoler les porteurs du virus ; sans doute cela viendra vite avec les tests plus simples qu’on nous promet. Bref, on s’organise pour faire avec. Il devient urgent que nous trouvions aussi les modalités d’information et de prévention qui n’accentuent pas inutilement la peur ou les contraintes infondées. C’est une excellente occasion de renforcer notre aptitude au discernement personnel et à la régulation par la multiplication des ajustements à toutes les échelles, familiale, professionnelle, de voisinage, locale et nationale.

Je me refuse à croire ce que certains disent : la peur étant un gage de tranquillité publique, les pouvoirs seraient tenter de maintenir un niveau élevé d’angoisse. Ce calcul serait un calcul de Gribouille au moment où la confiance en l’avenir est indispensable à la « relance » que promeut le gouvernement. On ne peut avoir en même temps la peur et la confiance dans l’avenir. Notre responsabilité à tous, et pas seulement aux gouvernants, est de privilégier la confiance.

Convention citoyenne pour le climat : une autre !!

Le bilan de la Convention citoyenne pour le climat que je propose amène à dire qu’il faut dès maintenant prévoir une nouvelle convention !

Adepte de longue date du tirage au sort pour renouveler la démocratie et co-rédacteur de la lettre ouverte qui a incité le président de la République à créer la Convention citoyenne, je me suis bien sûr réjoui que cette pratique démocratique trouve enfin une reconnaissance au plus haut niveau. Il faut souligner la responsabilité avec laquelle les citoyens se sont acquittés de leur tâche montrant cette fois de manière largement médiatisé ce que tous ceux qui ont animé des jurys citoyens savent : la compétence initiale n’est pas nécessaire à la qualité de la délibération démocratique. Cette reconnaissance est la vraie nouveauté et devrait faire des jurys tirés au sort une des formes habituelles de la démocratie, si le président confirme bien son souhait de créer de nouvelles conventions sur d’autres sujets. Même si je suis convaincu de l’effet positif que peut avoir la démarche sur nos pratiques démocratiques et même sur la lutte contre le dérèglement climatique, il me semble important de voir les limites de l’exercice dans sa forme actuelle pour tenter de l’améliorer afin qu’il devienne pleinement légitime aux yeux du plus grand nombre. Il est donc intéressant de repartir des critiques qui ont été formulées pour voir ce qui peut servir à avancer.

Sans prétendre être exhaustif, voici une liste de critiques qui ont été formulées sur la production de la convention et donc les 149 propositions. Il y a en effet des critiques sur le principe même du recours à la Convention mais ce ne sont pas celles qui m’intéressent ici puisque je cherche à voir comment améliorer le processus d’implication des citoyens dans l’action publique.

  • 1/ La convention n’a fait que reprendre des propositions faites depuis longtemps par les experts de l’écologie, c’est une perte de temps
  • 2/ Elle propose des mesures sans qu’on sache si elles répondent à la commande de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40% d’ici à 2030 faute d’évaluation de l’impact des mesures proposées
  • 3/ Elle fait un usage punitif du droit en multipliant les interdictions
  • 4/ Elle ajoute de nouveaux outils juridiques alors que le souci est plutôt d’appliquer ceux qui existent déjà
  • 5/ Elle limite ses propositions à des actions qui impactent la vie des gens sans introduire les transformations structurelles nécessaires
  • 6/ Elle ne remet pas en cause la commande initiale en en relevant les impasses

Continuer la lecture de « Convention citoyenne pour le climat : une autre !! »