La profondeur du temps

Un documentaire sur Souchon – mais oui ! – m’a irrésistiblement ramené à ce blog que j’ai pourtant décidé de laisser de côté. Comme si avoir annoncé son arrêt me donnait l’envie d’y revenir… à l’occasion. Ici, pour parler du temps qui passe (ou pas) et de l’implication que j’y vois sur nos vies en transition.

J’ai éprouvé le besoin de m’asseoir à mon ordinateur. Et d’écrire. Le besoin de mettre en mots une émotion vague, une tristesse heureuse. C’est bizarre mais j’ai éprouvé pratiquement le même sentiment à chaque fois que j’ai regardé (souvent par désœuvrement mais avec ensuite l’impossibilité de décrocher) le récit de la carrière d’un chanteur : Montand, Reggiani, Berger, Gall, Hardy… Je ne suis pas fan de chanson pourtant, je n’écoute pratiquement pas les paroles, je n’ai pas de playliste et le silence ne me fait pas peur. En fait la chanson est pour moi le temps qui passe, les refrains d’une époque. Par exemple, mon service militaire, c’était Thriller de Mickael Jackson parce qu’à la cafet’ où se débouchaient les « Kros » de fin de journée, le tube passait en boucle. En réalité pour moi c’est même l’inverse : Thriller n’est rien qu’une grande salle carrelée éclairée au néon dans une caserne de Mourmelon-le -Grand !

Et quand un documentaire reprend toute la chronologie d’un chanteur que j’ai connu depuis ma jeunesse, c’est en fait une succession, plutôt un empilement d’émotions simples : des tranches de vie qui s’empilent. Comme je me projette plutôt dans l’avenir, le potentiel et l’anticipation par choix politique et existentiel, je n’ai pas tellement d’occasions de ressasser le passé. Le « à mon époque » ou pire encore le « c’était mieux avant » ne m’ont pas encore atteint malgré l’âge qui avance. En fait la plongée dans les chansons par ordre chronologique donne l’occasion de mesurer la profondeur du temps. La profondeur plus que la durée puisque toutes ces couches de temps sont bien là aujourd’hui simultanément. En 120 minutes à peu près, la vie ne défile pas comme dans un film, elle se creuse, se fore… d’où sans doute à la fin ce léger vertige, cette presque nausée.

J’ai ressenti ça aussi avec les cérémonies liées à la mort d’Elizabeth II. Cette sensation de plongée dans le temps. Beaucoup de commentateurs ont parlé d’un personnage « historique » qui symbolisait tout le XXème siècle. Mais ce n’est pas vrai, la reine n’était pas un personnage historique. Elle n’a pas fait l’histoire de son pays. Elle n’est pour rien dans le Thatchérisme, le Blairisme ou le Brexit. La reine n’est pas prise dans le temps événementiel, celui qui passe et dont on tente de mesurer les traces pour l’Histoire. Elle est l’Histoire déjà là, le temps qui ne passe pas, un condensé du temps. La monarchie anglaise a la capacité de faire ressurgir au cœur du XXIème siècle une profondeur de temps qui remonte au moins au Moyen-âge. Hallebardes, costumes de la Tour de Londres, trompettes, voutes en ogive… Nous comprenions que le temps ne passe pas mais qu’il s’accumule. Pour des contemporains, condamnés à l’immédiateté des réseaux sociaux et des chaînes info, c’est forcément perturbant ce temps qui ne passe pas. Il n’y avait que dans les interstices des minutes de silence, des chants grégoriens ou des marches militaires qu’on le percevait, quand la logorrhée des commentaires se taisait un instant, prise malgré elle dans l’épaisseur d’un temps qui s’abstrait de l’accélération.

Je suis né dans une famille qui, a connu une forme de dilatation du temps qui sans doute me rend sensible au fait que le temps ne passe pas. Mes trois vieilles tantes, non mariées, ont vécu ensemble la seconde moitié du XXème siècle dans un monde encore largement rattaché au XIXème siècle : bourgeoisie provinciale avec l’usine comme repère et comme ressource commune, des tableaux de famille, des cahiers où l’on conserve la mémoire familiale depuis la fin du XVIIIème siècle, des jeux d’autrefois (croquet et jacquet), des qualités surannées : discrétion, distinction et autarcie… Jusqu’à la vente de la maison familiale à la mort de ma dernière tante en 2020, j’ai passé mes étés dans cette atmosphère hors du … J’allais utiliser l’expression convenue « hors du temps » mais elle est absurde. C’était l’inverse : la vie à Bragette n’était pas hors du temps, elle était au contraire plongée dans le temps, dans une pluralité de temps qui cohabitaient.

C’est notre monde contemporain qui est aussi follement « hors du temps » qu’il est « hors sol » au sens que lui a donné Bruno Latour. Atterrir, comme il le demande, c’est aussi se souvenir, renouer avec la richesse des temps multiples. Pas de transition possible sans mémoire vive. Face aux pénuries d’eau, face à l’énergie chère, nous allons devoir convoquer les ressources de temps qu’on croyait à tort balayés par le progrès : les toilettes de chat, les cuissons à feu doux dans des marmites en fonte, les vêtement reprisés (ou upcyclés pour faire moderne)… Drame d’’une rupture avec l’insouciance ou réincorporation dans nos vies de l’attention aux choses ? Souchon, et c’est sans doute ce qui m’a tant ému hier soir, a capté tant d’airs du temps – sur cinq décennies déjà – sans jamais être ni ringard ni à la mode ! Sa nostalgie, sa capacité à faire vivre des temps apparemment passés, je la vois plutôt aujourd’hui comme une alerte face à nos oublis et nos inconséquences. Il nous appelle à ne plus balancer nos petits moments magiques !

 

Tous ces petits moments magiques

De notre existence

Qu’on met dans des sacs plastique

Et puis qu’on balance

Tout ce gaspi de nos cœurs qui battent

Tous ces morceaux de nous qui partent

Merci à tous ceux qui m’ont envoyé un mot à la parution du texte sur la « fin de persopolitique », ça m’a touché. Je ne sais pas encore ce que je vais faire. Peut-être que j’avais juste besoin d’exprimer la frustration de mon ego… On verra si l’envie d’écrire ici revient comme avant. Et pourquoi pas après tout ?! 

La fin de Persopolitique

Au cours de cette rentrée 2022 où les sujets d’actualité brûlants ne manquent pas, je suis resté silencieux. Quelques explications et une envie d’échange sur la suite avec vous qui me lisez.

252 textes publiés entre mars 2010 et juillet 2022. Près de deux papiers par mois, sauf pendant l’été, pendant 12 ans. Sans doute plus de mille heures d’écriture. J’ai continué toutes ces années parce que ça m’était utile pour avancer dans ma réflexion et que j’avais quelques échos, modestes il faut bien le dire. Dans ce vaste mouvement de transformation qui nous entraîne sans que nous ne le maîtrisions vraiment, j’ai quand même eu le sentiment de « faire ma part » : essayer de mettre en mots ce qui nous arrive. Fukushima, Notre-Dame de Paris, Trump, les Gilets jaunes, le Covid, la guerre en Ukraine mais aussi le tissage plus discret des espoirs et des craintes qui font nos vies de citoyens…

Le fil tiré est resté le même : nous avons des ressources, un potentiel pour inventer des vies plus riches en prenant part à la résolution des problèmes qui nous concernent dans l’échange et l’action commune. Santé, alimentation, déplacements, travail tout peut servir de base au développement de notre pouvoir d’agir mais hélas rien ne nous y encourage, rien ne nous y prépare et, quand nous osons nous lancer, nous ne sommes valorisés en rien par la société. J’ai dénoncé ce gâchis, ce gaspillage d’énergie dans un monde où nous devrions comprendre que cette énergie citoyenne est notre principal atout pour réussir les transitions. Je l’ai expliqué, illustré, réaffirmé à chaque fois que je trouvais que nous nous éloignions de ce chemin qui est pour moi la seule voie permettant de traverser debout nos effondrements en cours.

Mais voilà, vient un moment où les questions récurrentes sur l’utilité de ce qu’on fait prennent plus de place. Avec l’impression aussi que le lien aux lecteurs s’est délité. J’ai encore de temps en temps un encouragement sincère d’un ou une lectrice fidèle mais l’usure est là. Fin août j’avais commencé un papier à propos du livre de Graeber et Wengrow qui m’a tant enthousiasmé cet été mais je l’ai abandonné. Trop de travail par ailleurs, des soucis sur le plan personnel et ce doute qui fait que l’énergie se reporte ailleurs.

Je pense donc arrêter Persopolitique pour explorer d’autres manières d’écrire puisqu’évidemment je ne peux me passer de l’écriture.
Sans doute avec DARD/DARD où j’ai commencé à publier des récits d’anticipation (j’en ai un en cours sur les usages de l’eau), peut-être également avec UP Magazine qui a republié plusieurs des papiers écrits pour Persopolitique. J’aimerais aussi continuer à écrire sur les mots avec une meilleure visibilité, peut-être en créant un collectif de passionnés de mots… Mais je pense qu’il est temps surtout de contribuer à l’élaboration de fictions grand public. Une intuition que j’ai depuis longtemps et qui a conduit à la création d’Imaginarium-s. Des contacts sont en cours pour avancer dans ce sens.

Difficile pour moi d’abandonner tout à fait Persopolitique qui pourrait rester une boîte à idées à disposition de tous. Mais pour éclairer mes choix, pour imaginer peut-être d’autres voies que celles que j’envisage d’explorer, je serais heureux d’avoir vos avis (et peut-être aussi vos encouragements !). Mon silence va-t-il vous inciter à prendre la parole ? Merci d’avance à celles et ceux qui le feront.

Désoublier

Les crises qui s’accumulent nous poussent à l’oubli. Simplement pour ne pas nous effondrer. Mais l’oubli, on le sait bien, ne résout rien, au contraire. il nous faut parvenir à en sortir. Et si nous apprenions à désoublier ?

Replongé dans les débuts de la guerre en Ukraine avec le documentaire de Guy Lagache, je me rendais compte avec stupéfaction à quel point ma mémoire était défaillante : l’Irpin découvert au début de la  guerre comme point limite de l’avancée des Russes aux portes de Kiev était la ville où plus tard les cadavres jonchaient les rues… et je n’avais pas fait le lien ; le sommet de Versailles m’était complètement sorti de la tête, etc. Il y a quinze jours, je partageais l’émotion et la colère d’Abdennour Bidar face à l’oubli dans lequel on rangeait rapidement le Covid comme s’il était temps de passer à autre chose sans faire l’indispensable retour sur ce qui s’est passé depuis deux ans.

Oubli personnel, oubli collectif. Nous oublions de plus en plus vite, assommés par une actualité qui ne nous laisse aucun répit : catastrophes climatiques en série, épidémie, guerre, crise économique… Face à l’oubli, le pire, le tragique même, Jacques Brel l’a très bien résumé : On n’oublie rien de rien / On n’oublie rien du tout / On n’oublie rien de rien / On s’habitue c’est tout… C’est un peu ce qui m’est arrivé avec Irpin. Avec l’habitude, on ne traite plus l’information : on la reçoit, elle vous ébranle mais elle n’est plus intégrée, reliée. En quelque sorte, elle reste à l’extérieur, on « refuse » de l’assimiler. Cette habitude n’est pas de l’indifférence, c’est une protection, un réflexe de survie face à l’agression de trop. On a tous vécu cette bulle de protection qui nous offre de rire avec nos proches alors qu’on est en train d’enterrer un membre aimé de la famille. Cet oubli ou plutôt cette mise à distance du chagrin contribue aussi à notre sauvegarde. Oui, nous avons besoin de l’oubli et les vacances qui approchent, on le sait, vont nous couper utilement de cette actualité tellement anxiogène. Le vide, la vacance, que nous offrent les vacances sont des ressources précieuses.

Mais on ne peut pas en rester là, naturellement. L’oubli est un moment mais il ne doit être qu’un moment. Il faut sortir de l’oubli. Se rappeler ? se souvenir ? Aucun de ces deux mots ne dit vraiment le travail que nous avons à faire. J’oublie / je me rappelle. Comme s’il y avait une inversion naturelle de l’oubli. On/Off. J’oublie  / je me souviens. C’est un autre registre, le passé revient à la mémoire et reste un souvenir, il ne fait que colorer le présent de nostalgie. Plaisant et triste, le souvenir n’est qu’une carte postale jaunie, la consultation de ses archives personnelles. Le travail contre l’oubli dont nous avons besoin est d’un autre ordre. Il nous faut… « désoublier ». Et ce n’est pas ce qu’on appelle le « devoir de mémoire » un mot qui m’a toujours agacé par son caractère injonctif, moralisateur (le bien et le mal sont connus et figés dans l’éternité). Il ne s’agit pas ici d’un « plus jamais ça » mais plutôt d’un effort pour examiner à nouveaux frais ce qu’on a trop vite choisi d’oublier. Abdennour Bidar le dit très justement à propos du Covid dans la tribune publiée par Le Monde que j’évoquais plus haut :

Il nous faut un très large débat démocratique « pour prendre soin et nous soigner collectivement de tous les traumatismes qui nous ont été imposés, pour retisser les liens déchirés, pour réparer les injustices subies, pour être particulièrement attentifs aussi aux risques futurs de la suspension certes provisoire mais inquiétante de nos libertés pendant la crise ».

Plus que le terme de débat, toujours chez nous indissociable de la confrontation des opinions, j’utiliserais volontiers le terme de conversation. Une grande conversation à travers tout le pays au cours de laquelle on peut se dire les choses franchement mais dont on attend surtout la capacité à imaginer un avenir où la santé devient véritablement notre affaire à tous.  Et là nous saurons inventer d’autres manières de vieillir que dans des Ehpad, d’autres manières de rester en bonne santé qu’en ingurgitant toujours plus d’antidouleurs, d’autres manières d’interagir avec les soignants que de les applaudir à 20h et de les injurier aux urgences.

Désoublier, nous devons le faire tout autant à propos de la guerre en trouvant des manières d’être solidaires des Ukrainiens, peut-être, par exemple, en acceptant collectivement de rouler seulement à 100 km/heure sur la route de nos vacances (pour consommer moins d’énergie et réduire ainsi très sûrement les ressources de Poutine).

Désoublier est bien sûr encore plus indispensable par rapport à la crise du Vivant et la crise climatique pour avancer vraiment vers la frugalité qui nous rendra enfin possiblement heureux hors des addictions multiples qui sont celles de la société de consommation. Multiplions les conversations, les échanges pour que naissent des envies d’agir à la hauteur de l’enjeu qui est le nôtre pour maintenir l’habitabilité de notre monde. L’oubli nous aide à survivre mais il est urgent que nous comprenions que le désoubli, seul, nous aidera à vivre.

Au fait, pour les Québécois, désoublier, c’est sortir de l’état d’ivresse, c’est désaouler ! Mais en réalité notre oubli est bien une forme d’ivresse, de refus de la réalité ! Sachons donc oublier ET désoublier. Mais surtout, n’oublions pas de désoublier à la rentrée.

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