Le président « face » aux Français : et si on essayait « avec » ?

« Face aux Français ! » L’émission impossible et pourtant toujours re-tentée. Chirac, Villepin, Sarkozy s’y sont essayé (pour ceux dont je me souviens !). Chaque fois le même échec, tant le discours politique est incompatible avec l’exercice du dialogue d’homme à homme. Et « avec », ça donnerait quoi ?

 « Face aux Français ! » Encore ce « face à face » impossible. Chirac, Villepin, Sarkozy s’y sont essayé (pour ceux dont je me souviens !). Chaque fois le même échec, tant le discours politique est incompatible avec l’exercice du dialogue d’homme à homme. Apparemment, on a bien deux personnes face à face. Les citoyens sont souvent excellents dans l’exercice : ils parlent d’eux avec justesse, exposent simplement leur problème et attendent des réponses concrètes. Ils n’agressent pas mais relancent fermement sans se laisser impressionner, montrant une maturité étonnante.

Mais face à eux que peuvent dire nos présidents (ou premier ministre) ? Ils n’ont que deux registres à leur disposition : celui de l’élu local qui cherche une solution au cas particulier qui lui est posé en mobilisant ses connaissances des ressorts administratifs ; celui du technocrate qui évoque toutes les mesures déjà prises, toutes celles qu’il va prendre mais qui sont si loin de la demande initiale. Aucun dialogue véritable, toujours une logique de défense de l’action menée, toujours cette affreuse « pédagogie », comme si la personne en face ne comprenait pas bien tout ce qu’on fait pour elle.

Il est étonnant que des conseils en communication continuent à préconiser ce type d’émission ! Le piège est inéluctable… tant qu’on en reste à la posture politique et à sa double variante. Certains des commentateurs en appelaient à une « sortie par le haut » : il faut de la vision, de la grandeur. Ni technocrate, ni assistante sociale, le président devrait être commandeur ! Tonnant et entraînant ! Il va de soi que ce n’est pas le registre de la télévision et encore moins du face à face. Pas de harangue possible à 20h50. Alors ?

Je préfère, à la sortie par le haut, la sortie… par le côté. Et si l’élu acceptait pour un temps de sortir du face à face, de la position du sachant face à l’ignorant ? Et s’il regardait « avec » ? On connait la phrase de Saint-Ex , « Aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction ». Bon, elle semble un peu bibliothèque Harlequin maintenant, cette phrase ! Pourtant elle est intéressante, y compris pour la politique. On pourrait la paraphraser ainsi : « parler politique, ce n’est pas se convaincre l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction ». Pour faire quoi ? Pour sortir des discours convenus, faire face à la situation du moment et chercher des voies nouvelles qui laissent place à la co-construction. Avec.

Voici un dialogue que j’avais imaginé entre Villepin et un de ces citoyens mis face à lui dans une émission télé. C’était en 2005, mais c’est hélas toujours d’actualité.

 

Dialogue imaginaire entre un premier ministre et l’homme qui l’avait ému 

Octobre 2005, une émission politique en direct sur France 2. L’homme face à Dominique de Villepin est extrêmement poli (« Mes respects Monsieur le Premier Ministre »), presque aussi vieille France. Pourtant il ne vit pas dans le même monde : malgré un CDI en bonne et due forme, impossible pour lui de trouver un logement stable. Il n’est pas à la rue mais bien sans domicile fixe, SDF si l’on veut bien voir qu’un SDF n’est pas forcément un clochard. On sent que Villepin est touché par cet homme qui symbolise sans doute à ses yeux la parfaite intégration française (dignité, maîtrise de la langue) et qui pourtant ne peut accéder à un véritable logement. On se prend soudain à espérer une réponse en accord avec cet instant vrai, mais non, on en reste aux exhortations à la patience (construire ça prend du temps) aux faux-fuyants (ça fait des années que l’Etat s’est désengagé) et au rappel des engagements du gouvernement.

Qu’aurait-il pu dire ? Rêvons : « Monsieur, j’avais prévu de vous décrire toutes les mesures que nous allons prendre. Mais en vous entendant, je sens bien que je ne serais pas à la hauteur de votre propos, ni du drame que vivent comme vous des centaines de milliers de mal logés. Je mesure le risque de parler autrement sans tomber dans la démagogie des promesses intenables ou dans le lyrisme incantatoire. Mais si demain nous étions confrontés à une catastrophe naturelle qui mettait des centaines de milliers de personnes à la rue, nous saurions faire face, j’en suis sûr. Un élan national nous porterait à faire l’impossible. Je pensais en vous écoutant tout à l’heure que nous vivions une catastrophe de même ampleur mais en refusant de la voir ; une catastrophe sociale que nous devons traiter comme un tremblement de terre dévastateur.

Alors mobilisons toutes les ressources : accueil dans des familles, utilisation de locaux vacants, réquisition de mobile homes…Mettons les médias dans le coup avec un immense téléthon. Les solutions provisoires qui seront trouvées grâce à l’implication des élus, des associations et de tous les Français de bonne volonté devront nous laisser le temps de construire des logements durables. Mais pour éviter que notre attention ne retombe, que le provisoire ne devienne définitif, je propose que nous installions un village de mobile homes au cœur même de Paris, au Champ de Mars par exemple. En ayant sous nos yeux, et pas seulement au fond de nos banlieues lointaines, le rappel constant que nous n’avons pas fini le travail, nous éviterons ainsi de relâcher l’effort de construction avant son terme ».

Je suis sûr que le silence aurait suivi un tel propos. Il aurait été difficile d’enchaîner, de passer à autre chose, comme d’habitude lorsqu’un malheur chasse l’autre et nous évite toute implication réelle. A partir de ce silence inaugural, il aurait été possible d’engager le dialogue sur le fond. Je crois même que Patrick de Carolis serait venu sur le plateau pour dire qu’il était prêt à monter ce « téléthon des toits ».

Songe creux ? Idéalisme béat ? A l’aune de l’eau tiède technocratique qui nous sert habituellement de grand dessein, sans doute. Mais si on y regarde de plus près n’y a-t-il pas le juste mélange d’émotion (on sort du rationalisme étroit des réponses techniques), de vision (on traite le problème à la hauteur de l’enjeu, comme une catastrophe naturelle) et de modestie (on compte autant sur les médias et l’opinion que sur les pouvoirs publics) pour créer le cocktail qui nous redonnerait goût à la politique ?

Regarder « avec » ne suppose pas d’abdiquer sa position de Président de la République ; ça ne signifie pas nier la différence, ni jouer la complicité comme l’ont fait, chacun à leur manière, les deux derniers Présidents. C’est simplement se mettre en situation de com-préhension, en situation de « prendre avec ». La parole dite reste la parole présidentielle, il n’y a pas de confusion des genres, mais c’est une parole vivante, vivifiante, pas cette langue de bois, cette langue morte, comme le disait si justement Manuel Valls de la parole politique (dommage que sa parole à lui ne soit pas si différente de celle qu’il fustige !).

 

PS – juste un mot d’étymologie, puisque, me focalisant sur cette petite conjonction, je trouvais qu’ « avec » sonnait bien étrange… Alors que le « cum » latin et le « syn » grecs sont si familiers, pourquoi n’avons nous pas utilisé le « con » comme les Italiens ou les Espagnols ?Alain Rey donne l’origine latine d' »avec » : apud chez et hoc cela. Il n’en dit pas réellement plus mais j’aime bien l’idée qu’ « avec » soit apparenté à « chez ». « Avec » n’indique plus la simple conjonction mais la proximité de celui qui s’invite chez soi…

Peut-il encore y avoir un monde commun ?

La lecture des journaux est souvent un exercice d’endurance ! Le risque est toujours de succomber à la résignation face à un monde si visiblement fracturé qu’on finit par penser qu’on n’y peut rien changer. Je partage ici un de ces moments vécu… grâce à une « difficulté d’acheminement du personnel » [il faut lire pour comprendre 😉 ]

Ce matin-là mon train a du retard, d’abord, 10 mn , puis 15, puis 30, puis 45, puis 1h. Finalement nous partons avec 1h10 de retard pour « une difficulté acheminement du personnel » notion toujours un peu mystérieuse surtout quand il ne faut que 10 mn pour rejoindre Part-Dieu depuis Perrache. J’ai profité de ce retard prolongé pour … prolonger ma lecture du Monde.

La liste des articles lus est plutôt hétéroclite:L’Afrique de l’Ouest dans l’engrenage meurtrier d’Ebola – Les Jouyet un couple au pouvoir – Comment l’économie du partage s’est fourvoyée – Le milliardaire qui voulait priver les surfers des vagues – L’interview de Bernard Arnault sur la Fondation Louis Vuitton – Le soleil se lève à nouveau sur la Villa Kujoyama

J’ai commencé par l’article sur cette partie de l’Afrique de l’Ouest sortie à peine d’années de monstrueuses guerres de factions (je ne supporte pas le terme de guerre civile qui laisse penser que c’est une société qui décide de faire la guerre alors que ce sont évidemment des chefs de guerre qui enrôlent de gré ou de force les populations qu’ils contrôlent. Je recommande un petit livre sur cette folie sanguinaire d’Ahmadou Kourouma, « Allah n’est pas obligé (d’être juste dans toutes ses choses ici-bas) ». L’enfant-soldat narrateur la décrit allégrement (oui, oui !).  Entre mille atrocités, je n’ai pas oublié la manière dont on empêchait la participation aux élections : par la technique des « manches longues » ou des  « manches courtes », l’amputation des bras ou (seulement) des mains …). Ebola les replonge dans  un « mal total », la maladie ayant des conséquences en chaîne : développement d’autres maladies faute de soignants disponibles, dépeuplement de zones agricoles qui perdent leur récolte, départ des entreprises étrangères et réduction des liaisons aériennes qui dévitalisent le reste d l’économie, risques de famine dans des pays déjà victimes de malnutrition.

Tous les autres articles lus ce matin-là parlaient de l’entre-soi des puissants. Que ce soit celui des Jouyet dont les dîners avec les patrons et les politiques de tous bords sont décrits avec minutie, celui de nos milliardaires français dont la philanthropie reste centrée sur l’Art (la Fondation Louis Vuitton pour Arnault, la rénovation de l’équivalent de la Villa Médicis au Japon pour Bergé), celui du patron de Sun qui s’est offert une partie de la côte californienne à San Francisco (32 millions de dollars)  et qui n’accepte pas la décision de justice rétablissant le libre accès à la côte à la demande des surfers.

Il ne s’agit pas pour moi de me lancer dans une paraphrase des Pinçon-Charlot, qui décrivent livre après livre cette capacité des plus riches à bâtir un monde clos, sans commune mesure avec celui vécu par tous les autres. Pourtant cette présence massive des heurs et malheurs des puissants (2 pages sur les Jouyet, une page sur Arnault, une demi-page sur la baie privatisée du milliardaire californien, une page enfin sur la Villa rénovée grâce à Pierre Bergé) face à ce mal total d’Ebola dépassait l’habituel télescopage de l’actualité. J’ai ressenti un malaise si puissant qu’il m’a poussé à écrire séance tenante.

Mais je crois que je n’aurais pas entrepris d’écrire sans la lecture du dernier texte mentionné, « Comment l’économie du partage s’est fourvoyée ». J’ai décidé une fois pour toute de prendre le parti de la positivité, pour ne pas céder à la pente facile de l’atrabilaire ou du cynique face aux désordres du monde. Je me dis régulièrement que le monde court peut-être à sa perte mais qu’il porte malgré tout en lui les germes de ce qui peut le sauver (Hölderlin l’a très bien exprimé dans la formule : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve »).

Alors, oui, la lecture de cet article sur l’économie du partage m’a ébranlé. Nous sommes de plus en plus nombreux à regarder avec espoir les différentes facettes d’une économie en train de se réinventer. Or l’article pointait les dérives d’entreprises de l’économie du partage, comme Airbnb. Ces entreprises ont constitué d’abord une formidable opportunité de développer les échanges directs entre pairs, Airbnb a ainsi permis à beaucoup de faire des voyages grâce à des tarifs que l’hôtellerie ne leur aurait pas offerts. Mais maintenant ce modèle apparemment vertueux révèle ses limites : une utilisation abusive de certains de ceux qui proposent des hébergements pour en faire un business sans avoir à assumer les charges qu’ont les professionnels, une concurrence déloyale mais surtout une économie qui ne contribue pas à la prise en charge des coûts de la vie collective, puisqu’elle échappe largement aux impôts et aux cotisations.

L’article en restait à ces constats désabusés sans signaler les pistes sur lesquelles économistes et politiques réfléchissent pour réguler le système. Et c’est sans doute cela le plus terrible : l’absence de perspectives données… alors qu’il y en a, même embryonnaires (voir sur ce point le dossier consacré par Socialter n°6 à l’économie collaborative avec une interview de l’économiste Arun Sundararajan qui travaille sur les hybrides « entreprises-marchés » que sont ces plateformes peer to peer).

J’avais l’impression à travers toutes ces lectures qu’on ne me disait qu’une chose : résigne-toi ! Les riches vivent entre eux mais sont « gentils » (le mot utilisé pour qualifier Jean-Pierre Jouyet) ; les pauvres sont frappés par une maladie épouvantable mais l’engrenage qui les broie est inéluctable ; des espoirs de renouveau sont portés par les nouvelles formes d’économie mais ils sont fallacieux. Point final. C’est ainsi, il n’y a qu’à se réjouir d’être lucide à défaut d’être vraiment humain !

Le malaise est là ! dans cette acceptation tacite que le monde n’est pas un « monde commun » et qu’il ne peut pas l’être puisque même les velléités de le changer  ne sont que fourvoiement ! Alors il faut se ressaisir, refuser la sidération de l’impuissance et reprendre patiemment les voies explorées.

J’en cite trois, déjà évoquées dans ce blog ou d’autres écrits, mais qu’il nous appartient de populariser autour de nous si nous voulons affirmer qu’un monde commun est toujours possible :

  1. Face à la sur-richesse, populariser l’idée d’un impôt sur la fortune librement affecté aux expérimentations sociales. Un système hybride entre la culture américaine des fondations et la culture française de l’impôt. Les détenteurs de grandes fortunes retrouveraient aux yeux des citoyens une légitimité sociale qu’ils ont largement perdue, ils pourraient montrer par leur investissement personnel dans les projets financés qu’ils vivent bien encore dans la même société que leurs contemporains ;
  2. Face au dévoiement des pratiques de l’économie du partage, imaginer de nouvelles régulations en s’inspirant par exemple de ce qui a été fait pour les services à la personne ou pour les auto-entrepreneurs. Des contributions forfaitaires, peu élevées, prélevées à la source, sont sans doute plus efficaces qu’une prise en compte dans les déclarations fiscales ouvrant la voie à des oublis ou des fraudes ;
  3. Face à l’épidémie d’Ebola, accompagner les efforts de santé communautaire. J’ai trouvé une tribune dans Le Monde sur le sujet dont voici un extrait :

Le premier réflexe, naturel, de se concentrer sur une réponse médicalisée conjuguant isolation et exclusion ne doit pas se faire aux dépens des savoirs locaux et communautaires. Dans le cas du sida, l’implication des personnes atteintes et des activistes a accéléré, sur le plan de la recherche, le développement de traitements et de modèles de soin efficaces. Dans le cas d’Ebola, l’hésitation à confier aux populations touchées les moyens de soigner (par exemple à domicile) traduit certes un souci lié aux risques de contamination, mais aussi un mépris envers les communautés qui font déjà ce travail, héroïquement, sans aucune aide extérieure, et en inventant des approches astucieuses – tel l’étudiante libérienne qui a soigné quatre membres de sa famille sans être contaminer, vêtue de sacs-poubelle, ou les villageois sierra-léonais qui ont pensé le modèle « 1+1 », pour que dans chaque famille atteinte un membre seulement soigne les malades pour éviter de contaminer les autres.

 

 

obsidional

Ceux qui me lisent régulièrement savent que j’aime les mots. Il y avait longtemps que je ne m’étais penché sur un mot rare dans ce blog. Un mésusage d’un éditorialiste du Monde m’a ramené au mot obsidional. Un mot d’actualité… mais sans rapport avec obsessionnel avec lequel il était confondu. Je vous laisse découvrir…

Pourquoi notre démocratie, censée être le gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple, semble si loin du peuple ? Les explications habituelles tournent autour d’un éloignement réciproque du peuple et des élites, plus subi que voulu, une pente naturelle des démocraties matures en quelque sorte. L’ennui est que cette vision conduit à l’inaction ou aux sempiternelles rengaines sur la crise de la représentativité sans autre solutions que des appels à la vertu ou à une énième réforme des institutions. Un petit test (dont le résultat m’a sidéré quand je l’ai fait). Combien avons-nous eu de réformes de la Constitution de la Vème République ? Pas moins de 24 !

Il est temps de forcer le trait, de dire nettement ce qui pose problème si l’on veut trouver des solutions à la hauteur de l’enjeu. L’éloignement des élites est volontaire, il est une manière de protéger la chose publique du peuple vu de plus en plus comme une menace dont il faudrait se prémunir pour agir alors que la solution est à l’exact opposé : faire confiance aux ressources dont fait preuve la société pour retrouver des marges d’action. C’est ce qu’on appelle un syndrome obsidional.

Face à l’impuissance et à l’ingouvernabilité, le syndrome obsidional

On parle de syndrome obsidional pour désigner la sensation d’être assiégé de toute part. Lorsque j’écoute nos dirigeants, j’ai l’impression qu’ils sont toujours sur la défensive, à la fois méfiants et inquiets. Ils ne cessent ainsi de nous dire que faire de la politique n’est pas un métier facile, que la moindre décision est un parcours d’obstacle, une guerre d’usure. Il s’agit pour eux de « faire face ». L’attitude requise est bien celle du lutteur prêt à endurer les coups. Combien de fois n’a-t-on pas entendu la formule : « en politique, il faut se blinder », ou, à l’inverse : « il (elle) ne va pas durer, il (elle) est trop tendre ! » A la fin il ne reste que les vieux crocodiles !

Cette approche défensive de la politique se note déjà dans le vocabulaire employé : la politique n’est plus qu’une longue lutte contre toutes sortes d’ennemis externes et internes. La lutte est ainsi engagée contre le terrorisme, les déficits, l’insécurité, le chômage, le réchauffement climatique, le SIDA, l’illettrisme, l’échec scolaire, le stress au travail, les discriminations, la faim dans le monde,… La liste semble infinie de ces combats sans cesse menés et jamais terminés car jamais gagnés… ni perdus. La politique est donc vécue de plus en plus comme une guerre sans fin. C’est le Désert des Tartares, une mobilisation de tous les instants face à un ennemi d’autant plus effrayant qu’il reste invisible. La politique n’est donc plus un combat positif en faveur d’un progrès mais une lutte pied à pied pour maintenir l’existant. Nous avons toujours quelque chose à sauver : notre régime des retraites, notre modèle social, notre exception culturelle. Le seul chantier positif qui me vienne à l’esprit est un chantier … européen : la construction de l’économie de la connaissance engagée à Lisbonne il y a plus de dix ans… et laissé en plan depuis longtemps !

Plus fondamentalement les responsables politiques voient bien que leur capacité d’action s’est réduite avec la montée de l’individualisme, les relations complexes aux médias dans une démocratie d’opinion, la place prise par les acteurs économiques et financiers dans la marche du monde. Notre hypothèse est que, centrés sur ces luttes pour exister, ils ne peuvent en même temps remettre en cause leur mode de faire habituel. D’abord « faire face », se battre pied à pied pour « sauver » la politique des attaques qu’elle subit. Ensuite on verra comment répondre aux attentes des gens. Ce faisant, ils s’enferment dans une défense et illustration de la politique à l’ancienne sans voir que cette approche renforce encore l’impuissance du politique.

La « société des individus » est apparemment ingouvernable. C’est vrai si on regarde la politique comme le moyen d’entraîner les foules derrière soi. Le « ralliez-vous à mon panache blanc !» d’Henri IV semble toujours d’actualité pour nos gouvernants… mais pas pour les citoyens qui ne se laissent pas embrigader si facilement. Les partis, les idéologies, les appartenances de toutes sortes étaient les alliés objectifs de cette politique de la mobilisation. On sait aujourd’hui la faiblesse des adhésions et la relativité des identités. Les politiques dénoncent l’émiettement de la société, son anomie.

la société n’existe que si « on se mêle de tout »

Pourtant la société que décrivent bien des sociologues est fort différente. Arrêtons-nous un instant sur la manière dont Bruno Latour revisitant Gabriel Tarde[1] nous invite à la voir. C’est a priori déroutant mais c’est très utile pour comprendre comment le politique peut retrouver une utilité profonde, très loin des enrôlements fantasmés. « Qu’est-ce que la société ? la possession réciproque, sous des formes extrêmement variées, de tous par chacun ». Voilà comment Gabriel Tarde, le grand oublié de la sociologie, définissait la société. Latour nous prend par la main pour nous faire comprendre cette affirmation d’ une société définie comme une « possession mutuelle » plutôt que comme ce grand tout qui surplombe les individus dont parle la vulgate sociologique et dont s’accommodaient les politiques.

Le champ que je possède est bien « à moi » mais « sous une forme extrêmement variée » il est aussi, en un certain sens, « à lui », mon voisin, puisque demain je vais dépendre de lui pour y déplacer une moissonneuse batteuse, curer un fossé ou livrer des bêtes au foirail.

Latour poursuit :

On ne peut obtenir de société et même tout simplement d’action organisée qu’à la seule condition que chacun « se mêle de tout » mais « sous des formes extrêmement variées ».

On n’est pas très loin de la logique des « parties prenantes » du développement durable. En effet la possession de tous par chacun relativise beaucoup l’absolu de la propriété auquel nous sommes habitués (le « droit inviolable et sacré » dont parle la déclaration des droits de l’Homme).

L’harmonie n’émerge que parce que [la société] n’est justement jamais un tout supérieur aux parties, mais ce par quoi les parties, chacune prises comme un tout, parviennent à se laisser posséder, pour une fraction d’elles-mêmes et seulement pour un temps « sous des formes extrêmement variées ».

La politique reprend donc toute sa place dans cette sociologie : les « possessions » ne sont pas réparties d’en haut, une fois pour toutes, mais elles s’inter-organisent par des ajustements toujours dynamiques et toujours provisoires.

Il est certes difficile de faire de la politique avec des individus composites et changeants mais on n’a pas non plus à faire avec des individus sans appartenance. Aujourd’hui le passage en force ou l’agrégation de majorités par la séduction de larges catégories de la population n’est plus possible. Il faut savoir composer. Nous voyons régulièrement dans ce blog que les citoyens disposent des ressources pour cette composition grâce à leur aptitude à piloter leur vie de manière avisée, à leur propension à l’empathie et à la coopération. Il appartient aux politiques de tirer parti de ces capacités pour éviter que notre goût du conflit de tous contre tous, toujours vivace, ne reprenne le dessus.

 Composer : le rôle majeur du politique

Composer, tel est sans doute le mot le plus juste aujourd’hui pour décrire le rôle du politique. Il suppose de la créativité et de la confiance. On est très loin des solutions institutionnelles habituellement promues. Mais on voit aussi quelle révolution des pratiques politiques cela nécessite. Il n’y a qu’à voir par exemple la seconde saison de la série Les hommes de l’ombre sur France 2, beaucoup plus subtile que la première, mais toujours désespérante, pour se dire que le chemin sera long. Pour moi, néanmoins, la description la plus clinique de ce syndrome obsidional du pouvoir reste l’impressionnant Exercice de l’Etat, le film de Pierre Schoeller avec Olivier Gourmet et Michel Blanc, sorti en 2011.

Pour ne pas terminer sur ce qui pourrait ressembler à un réquisitoire contre les responsables politiques, je veux réaffirmer que la fonction politique reste pour moi indispensable. C’est en effet bien à elle que revient l’organisation de ce travail de composition dont j’ai parlé. Je reviendrai dans un prochain texte sur une prodigieuse défense et illustration de la parole politique… encore une fois de Bruno Latour. Il explique pourquoi la parole politique est nécessairement décevante pour produire ce qu’elle a à produire : du commun. Pour ceux qui ne voudraient pas attendre voici où trouver le propos de Latour : « Si l’on parlait un peu politique ? »

 

[1] Bruno Latour, « La Société comme possession – la preuve par l’orchestre », In Philosophie des possessions, Didier Debaise, Presses du réel, 2011. J’avais déjà fait mention de ce texte dans un billet précédent Etre ou avoir

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