éluctable

Un mot qui ne demande qu’à exister, puisque son contraire existe ! et il est bien plus utile pour nous aider à avancer. Alors, si nous l’adoptions ?!

L’inéluctable est tellement sûr de son fait, qu’il est le contraire d’un mot qui n’existe pas : éluctable. Nous vivons de plus en plus dans un monde qui soupire sous le poids de l’inéluctable. Même la fin du monde apparaît désormais à beaucoup impossible à éviter. A la génération de mon père tout semblait au contraire possible. Quel retournement spectaculaire, spectral plutôt. Découvert sous la plume de Jean-Pierre Texier[1], l’éluctable est un mot que j’adopte d’emblée, avec joie et reconnaissance. L’éluctable, c’est l’anti-fatum, le pied de nez au destin ou plutôt le refus volontaire et combattif de la désespérance, l’inlassable capacité à se dire « Et si… » pour rouvrir des possibles. Il y a une complaisance maladive et paresseuse à se dire qu’on n’y peut rien, que tout est joué d’avance. On me traite souvent d’indéfectible optimiste. Je ne suis pas optimiste mais joueur. Tant que la partie n’est pas finie, un retournement est toujours envisageable. Nous ne manquons de rien dans notre monde suralimenté, nous manquons simplement, cruellement d’imagination et d’envie de rester dans le jeu. Qui avait imaginé avant la semaine dernière que l’abstention pourrait reculer dans un scrutin européen censé ne plus intéresser grand monde ? Qui aurait parié sur une montée en puissance des écologistes ? Pas moi en tous cas, gagné insidieusement par l’inéluctabilité. Après huit jours passés au milieu des splendeurs de la Toscane, j’ai envie de croire que le déclin de l’Europe et donc du monde est encore éluctable ! Pas seulement évitable, comme on évite un obstacle mais éluctable, comme on lutte pour ce à quoi on tient plus que tout.

l’illustration est extraite du blog de collage de RaphaëlleCD

[1] Dans In extremis, le volume 2 de la BibliotheK Sauvage, flâneries éclectiques . poétiques. politiques https://www.bibliotheksauvage.com/publications/

 

Chtôn

Une autre manière de dire la fragilité de notre monde !

Non, je n’ai pas oublié le A de chaton comme me le suggérait gentiment Google quand j’ai lancé une recherche sur Chtôn. Chtôn nous est d’évidence moins familière que les vidéos de chatons trop mignons! On connait plus ou moins l’adjectif chtonien qui évoque les forces telluriques les plus obscures. Chtôn est en fait la déesse grecque primordiale de la Terre, avant de s’appeler Gaïa. J’ai découvert ça dans la recension du livre de Franco Farinelli, géographe de l’université de Bologne, et dont le titre m’a interpelé « l’invention de la Terre ». Quand Chtôn épouse le Ciel, celui-ci lui offre un manteau couvert de forêts, de rivières et de palais. En géographe, Farinelli voit dans ce manteau une évocation des cartes qui sans cesse tentent de saisir la réalité de la Terre mais dans une représentation toujours infidèle, toujours abstraite. J’ai plutôt envie de voir dans ce manteau offert comme cadeau de noce, ce qu’on appelle aujourd’hui la « zone critique », cette fine couche de terre, d’eau et d’air qui entoure la Terre et la rend habitable. Sans son manteau, Gaïa n’est plus que Chtôn une réalité géologique invivable, une sphère perdue dans l’immensité du vide intersidéral. La vie sur Terre tient donc à peu de choses : un habit et un baptême (le don d’un nom qui fait exister). N’oublions pas qu’habit et habiter c’est la même origine. Ici l’habit est la possibilité même d’habiter. Gaïa, notre Terre, n’est habitable que dans une fragilité extrême : l’ajustement d’un vêtement et le fait d’être (re)nommée.  Et nous n’y prêtons pas garde. L’extractivisme dont nous l’accablons depuis la révolution industrielle troue de toute part son manteau et nous avons oublié le respect dû au fait qu’à défaut d’être une déesse, elle est indéniablement vivante. Gaïa résiste encore mais Chtôn déjà réapparait, comme dans ces films fantastiques où le visage des monstres se déchire laissant entrevoir l’horreur.

Ce matin, je prends la route pour la Toscane, un de ces points du globe où l’idée de manteau de Gaïa prend une évidence particulière. Oublier Chtôn quelques jours et célébrer Gaïa !

Centre

Du centre-ville au centre commercial en passant par l’hypercentre, un petit tour autour du centre !

Une notation entre parenthèse dans un texte de Christian Bobin[1] à propos d’un pont du Creusot censé mener au « centre-ville » : il n’y a pas plus de centre ici que dans tout l’univers. Je pense immédiatement à ces panneaux « centre-ville » que l’on suivait dans le monde d’avant le GPS. Il y a toujours un moment où ces panneaux disparaissent sans qu’il y ait eu une indication formelle du fait qu’on était arrivé au centre-ville. Celui-ci est censé se reconnaitre spontanément. Le centre est ainsi plus une destination recherchée qu’un lieu affirmé. Parfois le centre-ville  d’une banlieue pouvait se dépasser sans qu’on y prenne garde et on trouvait de nouveaux panneaux indiquant toujours « centre-ville » mais cette fois dirigés vers le centre de la ville centre. Il n’est pas étonnant que le flou de la notion de « centre » ou son caractère extensif ait conduit les urbanistes à parler d’hypercentre, notion pour le moins incongrue pour la géométrie !

Il y a quelques temps, en allant à un « centre des congrès », je trouvais cette notion de centre bien démodée pour désigner un lieu censé rayonner. Tous les « centres » qui me venaient alors en tête fleuraient bon les années 60 ou 70 : le centre culturel, le centre social, le centre aéré. Le centre postal ou le centre des impôts ont perdu de leur superbe. Le centre commercial n’est plus que l’ombre de ce qu’il représentait au temps de la consommation insouciante. Le centre hospitalier résiste mais réduit à ses initiales dans CHU ou CHS.

Notre imaginaire du « centre » est en train de péricliter et j’avoue trouver ça plutôt réjouissant. Le centre redeviendrait ainsi ce qu’il était pour les romains une simple branche de compas (le centrum) utile pour tracer un cercle ou encore l’aiguillon ou l’objet pointu (kentron) des grecs. Aux divers « centres », nous préférons aujourd’hui les lieux décentrés et informels comme les tiers-lieux, les friches, les halles réaffectées. Même les places, nous tentons d’en faire des lieux moins centrés, moins solennels, plus vivants, plus démocratiques comme les décrit Joëlle Zask[2]. Et si nous avions moins besoin de centralité que de convivialité, « n’importe où dans l’univers », comme dit Bobin ?

 

 

[1] paru dans le numéro 01 de Zadig ,la nouvelle revue d’Eric Fottorino

[2] Joëlle Zask – Quand la place devient publique, éditions Le bord de l’eau 2018 déjà évoqué dans persopolitique