Pendant les Trente Glorieuses, on parlait d’expansion. Le magazine économique de référence créé en 1967 par Servan-Schreiber et Boissonnat s’appelait « L’Expansion » avec un E majuscule, il y avait des Comités d’Expansion dans chaque département pour contribuer au développement local. Le polystyrène « expansé » envahissait les emballages de nos cadeaux ! Le mot fait désormais désuet sauf peut-être pour les nostalgiques des années 60 (ils semblent se multiplier ces derniers temps !). Il est surtout beaucoup trop explicite. Le terme d’expansion a en effet été largement utilisé pour parler des conquêtes territoriales (expansion coloniale). Pas facile dans d’être un zélateur de l’expansion quand on voit assez crûment qu’elle se produit aux dépends des autres. On comprend qu’on ait progressivement préféré ne plus l’employer. Je n’ai pas réussi à trouver de travaux de sémiologie sur les circonstances qui ont conduit à privilégier le terme de croissance. Pour moi, ce serait dans les années 70, au moment où le développement commençait à faire l’objet de critiques (cf. le fameux rapport du Club de Rome) et où l’on essayait en même temps de le maintenir à tout prix pour sortir des crises qui se succédaient depuis celle du pétrole en 73. L’expansion était trop guerrière, trop sûre d’elle pour convenir à une époque où le développement sans limite semblait à la fois hors de portée et contestable. Et si le mot croissance, plus directement lié au fonctionnement de la nature, avait supplanté l’usage du mot expansion justement pour son caractère innocent, incontestable ? Il n’est pas très naturel de s’opposer à la croissance, les promoteurs de la décroissance en savent quelque chose ! En réalité on a gardé la logique expansionniste sans le mot et on a adopté le mot croissance sans retenir sa limitation propre au vivant. Une forme d’entourloupe sémantique qui a sans doute contribué à maintenir un modèle économique au-delà des alertes qui se multipliaient. Les mots, nous le savons tous, ne sont pas innocents.
Bruno Latour, dans l’entretien qu’il vient d’accorder au Monde propose celui de prospérité même s’il se permet de défendre la croissance.
« Croître », mais c’est un mot magnifique, c’est le terme même de tout ce qui est engendré, c’est le sens de la vie même ! Rien ne me fera associer « décroissance » avec un quelconque progrès dans la qualité de vie. Je comprends ce que veulent dire tous ces gens formidables qui s’emparent du terme, mais je crois que viser la « prospérité » est quand même préférable. Or prospérer, c’est justement ce que l’obsession pour la production destructrice rend impossible pour la plupart des gens.
Prospérer est en effet un beau mot, un peu oublié, mais qu’on pourrait remettre en avant. Son étymologie (pro et esperare) est assez claire : la prospérité est ce qui répond aux espérances. La prospérité a un rapport subtil avec le bonheur. La richesse qu’elle évoque n’est en rien ostentatoire, elle est avant tout un art de vivre. Pas besoin d’accumuler pour être prospère. On peut viser la prospérité tout en sortant de la course à la croissance économique qui nous condamne à une frénésie consommatrice épuisante tout autant pour les ressources naturelles que pour nous-mêmes.
Merci Hervé pour ce mot.
Pour rebondir, j’invite à lire ou relire le dernier livre d’Emanuele Cocci – Philosophie de la maison, l’espace domestique et le bonheur. Voici une courte phrase extraite de sa conclusion (p. 192) : « Penser ne signifie plus représenter et projeter une forme abstraite du monde sur la matière, mais en synthétiser une nouvelle, changer matériellement le monde. La plus petite transformation est alors elle même un acte de pensée, une idée »
Merci pour cet éclairage qui comble effectivement un vide. J’ai toujours trouvé le mot de « décroissance » bien trop polarisé, excluant, porteur de débats sans fin… Il avait « à ses débuts » le mérite d’envoyer un message sémantique fort, mais justement trop fort et il a fini à mes yeux par être plus contre-productif qu’utile.
« Prospère » est bien sur le plan de l’étymologie, mais malheureusement celle-ci n’apparait pas dans les dictionnaires courants, qui insistent sur le côté « florissant », « nanti », « fortuné »… Cf Brassens: « Les petits macchabées ronds et prospères »…
Pas facile de trouver les mots 100% ad hoc !