Beaucoup

Il y a des mots auxquels on ne prête plus vraiment attention. Et pourtant à un moment, on les considère et leur étrangeté nous saute aux yeux. Hier c’est le mot « beaucoup » qui est brutalement sorti de sa banalité au point de me précipiter chez mon ami Alain Rey. Récit de voyage au pays des mots, si, comme moi, vous avez envie de vous changer les idées !

Il est bizarre ce mot, non ? Où est la beauté ? Où est le coup ? Comment un beau coup a-t-il pu devenir cet adverbe exprimant une grande quantité ? En réalité c’est bien parce que beau ne parle pas seulement de beauté et coup de choc. Des expressions nous le rappelle : il y a belle lurette, à belle distance, un beau détour… Le beau signifie ici la grandeur. Et dans « boire un coup », normalement, il n’y a pas de coup porté ! On évoque simplement une quantité, sans la préciser. Un beau coup c’est donc une belle quantité. Et une belle quantité c’est beaucoup ! On voit bien dans cette expression devenue adverbe qu’elle ne remonte pas au latin. Beaucoup a donc remplacé un mot antérieur qui doit subsister à l’état de traces puisque rien ne disparaît tout à fait dans une langue. C’est bien sûr moult, issu du latin multum : moult détails, en moult occasions… Multum reste aussi indispensable pour créer des mots composés (multiprise, multifacette,…) qu’on aurait plus de mal à fabriquer avec beaucoup (une beaucoup-prise ?!).

Aujourd’hui beaucoup est à son tour attaqué par un adverbe employé de manière impropre mais de façon tellement récurrente que cet usage va sans doute finir par se normaliser. Après avoir presque remplacé « très », « trop » s’en prend à « beaucoup » et gagne du terrain. Un « j’aime trop !! » n’évoque plus un amour inconsidéré (encore que…) mais simplement le fait qu’on apprécie beaucoup, la dernière chanson de Pomme, la confiture à la mandarine ou le dernier Goncourt (c’était quoi déjà ?). En remplaçant beaucoup par trop, on se met à parler comme la pub qui nous vend depuis des années des voitures nécessairement suréquipées. A force de vouloir beaucoup, et en réalité toujours plus, la norme devient le trop. Le trop c’est la transgression facile. Le plaisir de l’interdit encouragé par la société de consommation.

Mais avec un peu d’espoir et de malice, on pourrait avoir la lecture inverse : n’est-on pas en train de reconnaître que « beaucoup » c’est déjà trop, que nous sommes affolés par les quantités que nous consommons ? Notre subconscient parlerait à notre place. Un jour peut-être, dans la société de la frugalité qui aura succédé à notre monde vraiment trop, « beaucoup » sera remplacé par « assez » (qui a signifié beaucoup au Moyen-âge) ! On reparlera de belle quantité en insistant sur la beauté et non sur la grandeur. On inventera une esthétique du peu. « Un doigt de porto », « juste une larme », « une lichette » ne nous apparaîtront plus surannés. Nous multiplierons les expressions pour dire notre satiété, notre contentement de peu, nous aurons la parcimonie heureuse ! D’accord j’en fais un peu beaucoup… Trop ?

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Auteur/autrice : Hervé CHAYGNEAUD-DUPUY

Je continue à penser que l’écriture m’aide à comprendre et à imaginer.

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