Concorder

Un pas de côté par rapport à l’actualité. Une invitation à rejoindre un instant les grands courants sous-marins qui emportent l’humanité au-delà du fracas du temps. Une invitation à se laisser prendre dans les liens tissés entre fiction et réalité. Une invitation à un rêve d’applaudissements planétaires.

applaudissements de 20h

Une première version de ce texte a été écrite avant le grand chambardement de la dissolution, inspirée par la  relecture d’un passage de la trilogie des Falsificateurs consacré aux Chupacs ce peuple maya dissident fictif qui aurait renoncé à la violence des cités de Palenque ou de Chichen Itza. Ces Chupacs, issus d’une des civilisations que notre imaginaire associe à la violence des sacrifices humains, pratiquaient la concorde à l’inverse des autres mayas. Le roman présentait la concorde comme une ressource à même de changer le destin de l’humanité. On était dans les Falsificateurs, fiction où les héros construisent des fictions pour changer la réalité. Mais cette ode à la concorde m’avait suffisamment marquée pour que je prenne contact avec l’auteur, Antoine Bello, pour lui demander si je pouvais à mon tour m’emparer de cette fable. Malgré son accord, je n’avais pas donné suite…  jusqu’à un échange récent avec un autre fan de fiction et de transformation du monde.

Si j’insiste sur la généalogie de ce texte, c’est pour dire qu’il vient de loin et par des chemins tortueux, mêlant fiction et réalité, longueur de temps et circonstances fortuites, lectures et échanges autour de ces lectures.

L’actualité politique m’avait contraint à le mettre de côté jusqu’à presque l’oublier. Il n’était clairement plus à l’ordre du jour. En écoutant – là encore fortuitement puisque je ne m’intéressais pas à l’humoriste et que j’avais failli zapper en route vers un évènement familial – je tombe donc sur cette citation de Victor Hugo lue par Camille Chamoux. Elle cherchait à dire que face à l’actualité désespérante, le mal finissait toujours par s’effondrer mais pour ne pas avoir l’air naïve elle s’abritait derrière les mots du grand poète national.

« Si étrange que semble le moment présent, quelque mauvaise apparence qu’il ait, aucune âme sérieuse ne doit désespérer. Les surfaces sont ce qu’elles sont, mais il y a une loi morale dans la destinée, et les courants sous-marins existent. Pendant que le flot s’agite, eux, ils travaillent. On ne les voit pas, mais ce qu’ils font finit toujours par sortir tout à coup de l’ombre, l’inaperçu construit l’imprévu. »

Entendre ces mots hier matin m’a remis en tête le texte sur le verbe « concorder » qui me semble tenir de ces « courants sous-marins qui travaillent » dont parle Hugo. Ce qui me paraissait sorti totalement du contexte et donc proprement irrecevable me semble, avec cet éclairage nouveau, pas totalement inutile pour contrer la « guerre civile » que l’on agite comme une perspective possible.

Aujourd’hui pourtant le mot concorder a perdu beaucoup de sa force. On ne l’emploie plus ni pour la musique ni pour les personnes : on parle de s’accorder dans un orchestre, de se mettre d’accord entre voisins. Il fut un temps où l’on disait concorder. Il ne reste plus guère que le pauvre « ça concorde ! », pour indiquer que les témoignages sont bien cohérents. Et pourtant le mot est bien plus riche de sens que cette simple logique d’ajustement ! L’étymologie est transparente : cum, avec et cors-cordis, le cœur. Concorder c’est « unir les cœurs », rien de moins ! « D’un même cœur » est une expression employée pour décrire l’attitude au sein des premières communautés chrétiennes dans les Actes des apôtres. Ce registre religieux voire communautaire ne rend évidemment pas facile une utilisation civile du mot, et pourtant !

Que pourrait apporter un nouvel usage de concorder dans le contexte politique ? Il permettrait de nommer ce qui est aujourd’hui assez indicible : ce moment où l’on n’est pas engagé mais où l’on découvre qu’on pourrait faire ensemble. Ce moment où l’on sort de l’indifférence ou même de l’hostilité les uns à l’égard des autres lors de la rencontre, lors d’une activité dans laquelle on s’est laissé embarqué « à son corps défendant ». Ce moment que l’on se remémore ensuite en se disant qu’on aurait été trop bête de ne pas le vivre alors qu’on avait traîné les pieds pour répondre à l’invitation.

Cette union des cœurs, cette « concordance » qui est bien plus que la paix sans affect qu’évoque aujourd’hui le mot de concorde, reste le plus souvent fugace et sans suite mais elle peut aussi produire des effets majeurs quand elle est manifestée. J’entendais JR présenter son expérience vécue (dont il a fait un film) dans un quarter de haute- sécurité d’une prison américaine. Comme j’ai compris son témoignage, il y a bien eu cette phase d’alignement où chacun est sorti de son rôle, où le condamné se retrouvait pour la première fois à la même table que le gardien dans une aventure qui les sortait un temps de leur enfermement.

Concorder, c’est aussi ce moment que nous avons tous en mémoire : les applaudissements de 20h pendant le confinement. Concorder montre alors sa force spécifique : parce qu’il n’est pas encore un engagement, mais déjà un instant qui fait du bien, il peut réunir très largement dans des moments où le besoin de manifester sa « commune humanité » prend le pas sur ses frilosités, son aquabonisme.

Je rêve d’un événement mondial qui se déroulerait simultanément sur toute la surface de la Terre, une séance d’applaudissements synchronisée qui ferait entendre le battement du cœur du Monde pour signifier notre communauté de destin face aux bouleversements écologiques. Oui, le battement du cœur du monde, pas moins ! Des humains du monde entier, sur tous les continents, réunis dans une même urgence manifestée par des applaudissements, sans mots, sans cris, sans pancartes, juste la confiance dans les capacités d’une humanité éveillée.

Fiction et réalité s’imbriquent toujours, Bello a su le rendre visible dans le roman que j’évoquais au début de ce papier. Le roman pourrait devenir réalité. Il l’est déjà puisqu’il m’incite à écrire et à partager une intuition encore fragile mais, qui sait, des applaudissements mondiaux viendront peut-être électriser l’équinoxe de printemps 2025.

La réalité de demain ne sera pas celle-ci, quel que soit le résultat de cette élection inopportune. Mais « les courants sous-marins travaillent » nous dit Victor Hugo, nous redit Camille Chamoux et je vous redis aujourd’hui.

« Le vent se lève, il faut tenter de vivre », disait aussi Paul Valéry, redisait Hayao Miyazaki, je vous redis aujourd’hui.

 

PS/ si je relisais le passage du troisième tome des Falsificateurs largement consacré aux Chupacs, c’est après avoir lu sur LinkedIn Thomas Gauthier dire son enthousiasme pour le roman et avoir échangé avec lui d’une possible relance de l’atelier que j’avais imaginé créer dans le cadre d’Imaginarium-s pour donner une suite au roman. Depuis cet échange, j’ai rejoint le cours que pilote Thomas sur les « Futurs durables » à EM Lyon ! Merci Thomas pour ça et pour ton post sur LinkedIn qui est le véritable début de ce papier !

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Auteur/autrice : Hervé CHAYGNEAUD-DUPUY

Je continue à penser que l’écriture m’aide à comprendre et à imaginer.

Une réflexion sur « Concorder »

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