Difficile, sous la cinquième République, d’échapper à la bipolarisation. L’éventualité d’une répartition des voix en parts équivalentes entre Marine Le Pen, Nicolas Sarkozy, François Bayrou, François Hollande, Jean-Luc Mélenchon, reste improbable. Et pourtant ! On voit bien que contrairement aux prédictions de début d’année la logique du « vote utile » ne semble pas prendre. Plusieurs étapes ont déjà marqué cette campagne, chacune favorable à l’un des trois challengers. On a eu d’abord l’instant Marine Le Pen avec des sondages qui la mettaient au coude à coude avec un Nicolas Sarkozy non encore candidat. Il y a eu ensuite le moment Bayrou en janvier quand il a dépassé les 10%. Nous voyons maintenant Mélenchon suivre le même chemin dans les sondages avec l’avantage de la nouveauté et de la capacité à rassembler des foules aujourd’hui à la Bastille mais peut-être aussi demain à Marseille ou à Toulouse. Même si les tendances à la hausse des deux premiers ont trouvé leur limite lorsque les médias ont installé le duel Hollande-Sarkozy, aucun des challengers n’est retombé à moins de 10% et on peut imaginer qu’à eux trois, ils ne feront pas moins de 40 ou 45 % des voix.
Quels que soient les niveaux réellement atteints le soir du premier tour, on sera sans doute obligé de constater qu’il y a en France non pas une gauche et une droite mais cinq forces plus ou moins équivalentes. Non pas une extrême gauche et une extrême droite marginales et un centre inexistant mais deux gauches et deux droites et un centre qui ne se retrouve dans aucun des deux camps.
Deux droites, car je pense qu’il faut renoncer à la diabolisation de Marine Le Pen, celle du père n’a en rien permis d’éviter qu’il maintienne son parti dans la vie politique depuis 30 ans. Le Front National n’est pas un parti antirépublicain, il ne prône pas l’abandon des règles démocratiques. Il est, comme beaucoup de partis populistes européens, xénophobe et nationaliste. La montée en puissance de ces partis est inquiétante quant à notre capacité, en Europe, à continuer d’accepter l’altérité mais elle ne menace pas à ce stade notre régime politique. Les alliances avec les conservateurs conduisent à des choix contestables mais jusqu’ici rien d’irréversible n’a été accompli. Raccrocher les droites nationalistes à l’exercice du pouvoir me semble moins dangereux que de les laisser en marge du système comme un recours fantasmé face à une démocratie excluant « le peuple ».
Deux gauches, car là aussi – et plus encore – le terme d’extrême gauche ne me paraît pas pertinent. La gauche socialiste n’est aujourd’hui qu’un centre gauche guère différent dans son évolution de ce qu’était le parti radical à la fin de la 3ème République. Cela laisse la place à une gauche radicale et tribunicienne, une gauche à la Jaurès, bien loin du trotskysme. Il faut donc moins regarder l’irréalisme des promesses sociales (retraites, SMIC, …) du Front de Gauche que la force de l’argumentation de Mélenchon sur la nécessaire sortie de l’économie financiarisée. La faiblesse du projet tient plus à la croyance trop exclusive dans la capacité de l’Etat à tout décider. Il manque une réflexion sur la capacité de la société à se saisir des enjeux de transformation, le concept de planification écologique n’étant pas le plus heureux pour signifier l’accord nécessaire de toutes les parties prenantes pour réussir la mutation écologique de l’économie.
Enfin n’oublions pas non plus, malgré la regrettable absence de renouvellement de l’offre de Bayrou que le centre existe toujours dans son refus de l’enfermement dans les logiques partisanes et dans sa volonté de reconstruire la politique sur les ressources de la société civile. Hélas, Bayrou n’a guère exploré cette voie dans les cinq ans de traversée du désert qu’il s’est imposé. Je l’avais croisé dans un train juste après la séquence électorale de 2007 et j’avais essayé de le convaincre d’aller dans ce sens… en vain malgré un accueil plutôt bienveillant. N’aurait-il pas été plus audible s’il avait pu dire aux français qu’au terme de cinq ans d’exploration en profondeur des initiatives locales, il était en mesure de proposer des plans d’action mobilisateurs, s’appuyant sur ces initiatives et proposant des voies de déploiement ? Sur l’éducation, la santé, le logement et bien d’autres sujets, nous disposons de formidables ressources d’énergie citoyenne si mal utilisées.
Certains lecteurs se demanderont peut-être ce que je fais de la famille écologiste qui ne disparaitra pas en raison d’une erreur de casting. Pour moi les écologistes, quand ils ne se fourvoient pas dans une campagne qui les marginalise, quand ils font confiance à Cohn-Bendit ou Hulot, participent de ce centre qui n’est réductible à un aucun parti. Encore une fois je pense que ce qui caractérise le centre moderne, c’est la capacité à faire coopérer la société à la résolution des problèmes communs.
Peu importe finalement le score que feront ces différentes composantes de notre paysage politique. Elles ne feront pas 5×20 mais nous devrons apprendre à mieux les considérer. Nous devrons arrêter de penser que ces challengers de la bipolarisation ne sont que des accidents. Il nous faudra « faire avec », notamment en introduisant la proportionnelle aux législatives mais aussi la proportionnelle dans notre débat public. La « diversité » est enfin devenue une question sociale pour la reconnaissance des droits de minorités. Il est sans doute nécessaire de penser une « diversité politique », avec une reconnaissance du droit aux cinq familles de s’exprimer sans être sans cesse contraintes à se situer par rapport à la norme du camp de gauche ou du camp de droite. Aujourd’hui, on peut vivre sa différence en tant qu’homosexuel sans être obligé de légitimer son orientation sexuelle par rapport à la norme. Quand donc pourra-t-on se sentir aussi libre de son orientation politique sans être ramené au choix bipolaire ?