Bruno Latour

J’ai cheminé avec la pensée de Bruno Latour. Son nom est apparu plus de vingt fois dans ce blog. Pour réagir aux crises à venir, nous devrons faire sans ses réactions mais pas sans sa parole. Nous serons nombreux à nous y référer. Sans révérence, pour éviter l’esprit de chapelle qu’il n’aimait pas.

Ma fille aînée m’a envoyé ses condoléances quand elle a appris la mort de Bruno Latour. Il faisait effectivement partie de ma vie, même si je ne l’ai pas directement connu. « As-tu écouté Latour ce matin ? », « As-tu vu son papier sur la pandémie et son appel à réviser nos attachements ? », « Tu te rappelles son texte sur le film de Cameron à propos du principe de précaution ? » … Mes discussions avec mes proches étaient souvent ponctuées de ces interrogations. Adolescente, ma fille cadette était très fière de me dire qu’elle avait réussi à parler de Latour dans une dissert de philo !

Pourquoi un auteur prend-il tant d’importance dans une vie au point d’être pratiquement considéré comme un membre de la famille ? Pourquoi être autant affecté par la mort d’une personne que l’on a croisé trois fois dans sa vie sans réellement réussir à engager la conversation ? Il y a les fans, les groupies des chanteurs populaires qui crient leur prénom à la porte de leur hôtel. Ça m’a toujours paru fou. « Brunoooooo !!!!! » Et pourquoi pas, après tout ! L’attraction intellectuelle n’est pas qu’une affaire cérébrale, il y a bien sûr des émotions et des affects. On peut avoir le cœur qui bat un peu plus vite en découvrant que son auteur favori a publié une nouvelle tribune dans le quotidien du soir.

Et si, chez Bruno Latour, je trouvais l’exact mélange de pensée hors des clous, de connexion au réel, de distance goguenarde, de joie enfantine et de foi en l’homme que je recherche chez mes semblables ? Cet homme avait le mérite premier – pour moi – d’être rigoureusement inclassable : philosophe ? sociologue des sciences ? anthropologue ? révolutionnaire ? conservateur ? iconoclaste ? croyant ? Il était bien sûr tout ça à la fois tout en devenant au fil des ans un des penseurs majeurs de l’écologie sans échapper à la méfiance de bien des écologistes qui avaient du mal avec cette pensée non-alignée. Il savait revisiter les auteurs oubliés et/ou mal compris comme le sociologue français Gabriel Tarde ou le columnist américain Walter Lippmann. Grâce à la lecture de ses relectures, j’ai apprécié davantage le verbe avoir que le verbe être, j’ai mieux compris ce qu’on pouvait demander à la participation citoyenne. Il disait ainsi : On ne peut obtenir de société et même tout simplement d’action organisée qu’à la seule condition que chacun « se mêle de tout » mais « sous des formes extrêmement variées ». C’est pour cela qu’il préférait le pluriel cogitamus au cogito cartésien. On ne pense vraiment qu’en participant à des collectifs et en évitant de séparer ce qui relève du politique et ce qui relève du scientifique, puisqu’il faut composer un monde commun.

Dans mon dernier papier encore, je me référais à l’expression qui est devenu un incontournable pour toutes celles qui réfléchissent à la question écologique : l’atterrissage. Bruno Latour a eu la particularité rare d’intervenir sur trois registres à la fois pour nous faciliter l’atterrissage :

  • renouveler notre manière de regarder la réalité avec des concepts décalés et imagés
  • proposer des méthodes très concrètes pour nous engager à agir (cf. les cahiers de doléance, les territoires de subsistance, …)
  • créer des dispositifs de sensibilisation recourant à l’art du théâtre (je me souviens de la conférence sur Gaïa à Lyon où il avait mis en scène une interpellation dans la salle qui venait troubler le jeu convenu entre la parole savante et la parole profane)

A une époque où il devient courant de dénoncer le silence des intellectuels, Bruno Latour savait parler fort, juste et avec humour. Comme ce ne serait pas être fidèle à sa manière d’être au monde que de se plaindre de son absence, je préfère espérer une prompte relève.

Nous (ne) sommes (pas) en guerre

La guerre est entrée dans nos têtes. Nous regardons en boucle les images en provenance d’Ukraine. Sidérés. Pressentant sourdement que tout peut advenir. A nouveau, le retour au « monde d’avant » s’éloigne. Comment sortir de l’impuissance qui nous saisit ?

On se rappelle l’anaphore du président quand la première vague du Covid-19 s’est révélée meurtrière : « Nous sommes en guerre ! ». A l’époque j’avais contesté l’usage de cette expression. Pas de guerre possible contre un virus disais-je en substance. Aujourd’hui nos dirigeants affirment sur tous les tons : « Nous ne sommes pas en guerre », sauf l’imprudent M. Le Maire qui avait osé évoquer une « guerre économique totale » contre la Russie. Face au détenteur du deuxième arsenal nucléaire du monde, refuser d’employer le terme de guerre est plus que compréhensible. Parler de guerre c’est risquer d’être entraînés immédiatement dans une escalade dont on ne peut exclure qu’elle aille jusqu’à l’emploi de l’arme atomique.

Nous sommes dès lors, depuis plus de deux semaines, enfermés dans une réalité qui n’est pas la guerre mais qui n’est plus la paix. On avait parlé de « drôle de guerre » pour parler de la période entre la déclaration de guerre de 39 et l’offensive allemande de juin 40. On pourrait dire que nous sommes dans un « drôle de paix ». La drôle de guerre était une guerre qui tardait à commencer, on peut craindre que la drôle de paix ne soit une paix qui tarde à finir. Le terme de nouvelle guerre froide utilisé depuis l’invasion de l’Ukraine me semble doublement impropre, d’abord bien sûr parce que la guerre en Ukraine n’a hélas rien de froid ensuite parce que la guerre froide avait été justement une capacité à gérer sans guerre directe l’affrontement des blocs. Continuer la lecture de « Nous (ne) sommes (pas) en guerre »

Ukraine, le moment « hectorien »

Achille, Ulysse et Hector. L’Iliade s’invite dans l’actualité. Cette clé de lecture m’a été donnée hier soir par Gaïdz MINASSIAN, journaliste et enseignant à Sc Po. Elle aide à imaginer une autre voie que l’alternative impossible de l’apaisement honteux et de l’escalade guerrière.

« Le monde ne s’arrête pas à Ulysse et Achille ! » Hier soir Gaidz Minassian nous invitait en conclusion de l’émission C Politique à ne pas oublier le troisième héros de l’Iliade. Aux côtés d’Achille, le fort, et d’Ulysse, le rusé, il y a en effet Hector, le sage. « Hector incarne la responsabilité, la lucidité et la paix ». Face aux assauts grecs, Hector est investi de la responsabilité de mener les combats à la place de son père Priam trop âgé. Il résiste dix ans en évitant le combat singulier car il sait que Troie sera prise s’il meurt. Après avoir tué Patrocle l’ami d’Achille, Hector se résout à un combat qu’il sait perdu d’avance et dit adieu à sa femme Andromaque et à son fils Astyanax. Hector n’a combattu que par devoir, sa vie n’était pas tournée vers la gloire comme tant de héros antiques. Nous avons besoin d’un moment « hectorien » nous disait Gaidz Minassian.

Cette attitude est difficile à adopter quand on s’est à ce point désaccoutumé à la guerre que celle-ci, quand elle survient, nous sidère. C’est ce tank isolé qui vient subitement écraser une voiture sur une route de banlieue. L’horreur et l’incompréhension nous saisissent. L’ordinaire de la route et l’extravagance du char, voilà qui résume bien à nos yeux d’occidentaux l’irruption de la guerre dans nos vies. Par contraste, nous sommes fascinés et admiratifs de la résistance calme et déterminée du président ukrainien. Bien sûr il y a des centaines de milliers de réfugiés sur les routes mais des gens ordinaires s’arment et entrent en résistance. Avec suffisamment de force pour un temps au moins ralentir la progression russe. L’attitude de Volodymyr Zelensky n’est sans doute pas étrangère à la fermeté inattendue des européens. Un sursaut de fierté s’affirme et contraste singulièrement avec la pusillanimité que je dénonçais dans mon papier précédant l’invasion, invasion que j’avais fini par penser inutile pour les Russes tant on ne voulait pas voir, du côté occidental, la guerre déjà là.

Si je suis heureux de ne plus avoir honte, je reste particulièrement inquiet des suites de ce conflit et de notre capacité à « penser et agir comme Hector ». Nous sommes bien plus habitués à ruser comme Ulysse avec toutes les désillusions et les péripéties de l’Odyssée. Et si nous avons désappris le recours à la force comme Achille, ce mouvement-là est assez naturel et revient vite. Enfant binoclard et apparemment calme, je me suis souvent révélé capable de me battre, acculé par la peur de déchoir. J’ai l’impression que l’Europe est un peu cet enfant à lunettes qui se rebiffe à la surprise des grands ! Quand les protagonistes sont à ce point différents, presque opaques l’un à l’autre, l’imprévisibilité du combat est à son comble. On est loin de la guerre froide où chacun savait jouer sa partition dissuasive de la destruction mutuelle assurée (MAD selon l’acronyme américain si bien trouvé).

Nous ne comprenons/croyons pas Poutine même lorsqu’il nous dit ce qu’il s’apprête à faire et Poutine ne nous comprend pas davantage puisqu’il n’avait pas anticipé que cette fois-ci nous dirions stop avec plus de force. J’ai lu ce matin un article très informé de l’historienne Françoise Thom qui décortiquait en décembre l’ultimatum de Poutine aux occidentaux. Les Russes envisagent le recours à l’arme nucléaire sans états d’âme, conscients que c’est par ce moyen – renforcé et modernisé ces dernières années – qu’ils peuvent obtenir l’avantage décisif ce qui serait impossible avec le rapport de forces en armes conventionnelles. Le nucléaire pour eux n’est plus tabou mais doit être intégré dans les options militaires. Par ailleurs ils estiment avoir une fenêtre d’opportunité à la fois en raison de leur réarmement et du désarmement moral (supposé) de l’occident. Face à cela les options sont plus que limitées affirme-t-elle : « Si les Occidentaux se montrent fermes, le Kremlin en tire la conclusion qu’ils veulent détruire la Russie ; si les Occidentaux offrent des concessions, le Kremlin en conclut qu’ils sont faibles et qu’il faut foncer ».

Par ailleurs AOC a republié un texte de Jean-Pierre Dupuy qui prend une tout autre dimension que lorsque je l’avais lu distraitement à sa première parution. Il y démontre le risque important de déclenchement d’un conflit nucléaire non voulu par le simple enchaînement des erreurs d’appréciation et des dysfonctionnements de systèmes d’alerte automatisés. Quand on lit ça en temps ordinaire, on se dit que le raisonnement est pertinent mais sans fondement réel. La nervosité ambiante des protagonistes, renforcée par l’incapacité mutuelle à anticiper les réactions de l’autre, donne des sueurs froides.

Que faire ? Comment faire preuve de l’humilité d’Hector dont parlait Gaidz Minassian ? Deux attitudes sont vouées à l’échec : la recherche d’apaisement qui serait vue seulement comme une marque de faiblesse poussant Poutine à poursuivre la soumission de ses périphéries, l’Europe toute entière pouvant être vue par le Kremlin comme une simple marche de l’Empire ; l’engrenage dans l’affichage d’une force qui ne serait que rodomontades (« faisons entrer l’Ukraine dans l’Union européenne » comme je l’ai lu ce matin) mais dont Poutine se saisirait pour passer au palier suivant dans l’usage de la force. Ni escalade, ni désescalade ? Est-ce possible ? souhaitable ?

Lorsque le « jeu » proposé par l’adversaire peut conduire à l’anéantissement, il est sensé de prendre du recul, de garder son calme. Et peut-être de se contenter modestement d’essayer de bloquer l’engrenage. Rien de glorieux (Achille), rien de subtil (Ulysse), juste une attitude déterminée à ne pas bouger. Si nous admirons aujourd’hui le comique devenu président, n’est-ce pas parce qu’il est dans cette attitude hectorienne ? Faire sa part, même quand on sait que c’est pratiquement désespéré ; rester debout, quoi qu’il en coûte pour soi (et non pour les autres).

Tenir en n’oubliant pas que le temps joue contre Poutine. La guerre froide, c’était le « containment », l’empêchement de l’extension sans recherche d’une victoire jugée impossible. Pas glorieux mais au bout du compte efficace. Dans le monde accéléré qui est le nôtre difficile d’imaginer un tel containment sur une durée aussi longue. Mais justement, parce que le temps s’est accéléré, peut-être ne devrons-nous pas tenir trop longtemps… Les fragilités de Poutine sont nombreuses et il n’est pas dit que les oligarques touchés par les mesures financières ne se retourneront pas contre lui. Enrayer la machine poutinienne passe moins par des « sanctions » que par des blocages : immobilisation par la fermeture de l’espace aérien, blocage des comptes et des échanges financiers, paralysie des systèmes informatiques… L’Europe, heureusement, s’est engagée dans cette voie, la seule à même de révéler – on l’espère rapidement- les failles du régime et à mettre fin à l’aventure poutinienne.

Patrick Viveret rappelait dans les échanges entre Convivialistes que nous avions désormais  à maintenir l’habitabilité de la Terre dans deux registres. Nous le savions pour le climat ; nous voulions l’oublier pour la guerre nucléaire. Dans les deux cas nous devons bloquer l’avancée vers l’abîme. Plaçons-nous résolument dans les traces d’Hector. Il n’y a pas de gloire à conquérir, pas de place pour la ruse, il faut « simplement » tenir. Avec lucidité, détermination et humilité. Merci à l’Europe, merci encore plus aux Ukrainiens réunis autour de leur président. Restons sur cette crête étroite, résolument.