Je tire ici deux fils. Plus exactement j’en relie deux. Celui offert par Guy Emerard dans sa réaction à mon billet précédent et celui que Patrice Lavallois, récemment rencontré, m’invite à saisir avec lui.
Guy Emerard nous incitait à réfléchir au type de gouvernance à privilégier selon les situations. En substance, il nous dit : les temps de crise demandent une vision et il vaut donc mieux avoir un berger en avant du troupeau pour le guider dans une passe difficile. En revanche en temps de paix, les brebis sachant où aller brouter, le berger a intérêt à être derrière pour éviter que les plus faibles ne s’égarent. Intéressant de se dire que le volontarisme n’est pas une affaire idéologique (le bonapartisme) mais, de façon plus pragmatique, une affaire de circonstances. Néanmoins une divergence sur l’analyse survient lorsqu’il continue en disant que la démocratie participative serait à ranger dans les accessoires de temps de paix.
Pour moi la participation des citoyens reste justement trop associée à la facilité supposée des temps de paix. Dès que ça se corse, dès que « les circonstances l’exigent », on basculerait dans le présidentialisme. C’est, poussé à son paroxysme l’idée de l’article 16 de la constitution qui permet au président de demander les pleins pouvoirs. Ne doit-on pas changer radicalement d’approche concernant la démocratie participative ? En faire justement le mode de gouvernance des périodes de crise ? C’est ainsi que je comprends Lippmann dans le Public fantôme (la longue préface de Bruno Latour – dans la réédition de ce livre qui date d’il y a près d’un siècle – est particulièrement éclairante). Les citoyens ne sont pas à convoquer quand tout va bien et que les spécialistes savent quoi faire mais au contraire quand plus personne ne sait quoi faire et que, du coup, l’expertise est en défaut. On en est bien là !
Quand les faits sont les plus obscurs, quand les précédents manquent, quand tout est inédit et confus, c’est là que, dans toute son incompétence, le public est forcé de prendre ses plus importantes décisions. Les problèmes les plus difficiles sont ceux que les institutions ne sont pas capables de traiter.
N’attendons plus LA vision du chef ou de l’expert. Les problèmes sont trop complexes et intriqués, la société est trop rétive à tout embrigadement. Il n’y aura pas de sauveur, de grand homme. Difficile pourtant de se diriger sans avoir de cap. La vision reste bien nécessaire mais elle doit être partagée et donc discutée, co-élaborée. Le rôle du chef (du berger) est de créer les conditions du débat et d’en tirer les conclusions, non pas en cherchant la voie médiane entre des avis disparates mais en se nourrissant de ce qui sera remonté, en trouvant le fil conducteur, en discernant ce qui est commun, ce qui peut fédérer, ce qui redonne de l’énergie et de l’envie de se dépasser.
Vision partagée certes mais vision de quoi ? d’un projet politique ? d’un programme d’action ? Evidemment non ! ce qui doit être partagé, c’est une perspective plus englobante. Elle doit être le cadre commun qui permet à chacun de s’y sentir bien, tout en laissant la place à des choix de gauche et à des choix de droite. Illustrons le propos.
Un élément de cette vision partagée peut être l’objectif de ne pas laisser tomber les plus faibles. C’est un vrai choix de société (à une époque où au contraire l’indifférence et le chacun pour soi semblent se développer) mais il laisse ouvert les moyens à mettre en œuvre : solidarité nationale pour la gauche ; bienfaisance et responsabilité personnelle pour la droite. L’exemple est caricatural (puisqu’il y a longtemps que la droite a admis que l’Etat devait prendre en charge une part de la protection des plus faibles et que la gauche n’attend plus tout de l’Etat) mais il ne cherche à montrer qu’une chose : des choix de société peuvent nous embarquer tous au-delà de nos différences politiques et ces choix ne sont pas anodins puisqu’ils concernent la manière dont nous faisons société.
Pour moi, clairement, la question de l’empowerment peut faire partie de ces choix communs à tous. C’est bien une vision de la société dans laquelle nous voulons vivre, avec néanmoins de la place pour des choix politiques contrastés. Avec l’empowerment, on peut miser sur les ressources de la société à la fois comme le jeune Obama embarqué à Chicago dans le développement communautaire et comme Cameron proposant la Big society (même s’il ne l’a finalement pas réellement concrétisée). Pour les plus dogmatiques, le fait que le même concept puisse servir à gauche et à droite le rend suspect. Je pense l’inverse !
Dans quelle société voulons-nous vivre, avec quels objectifs communs ? Comment chacun peut les décliner à sa façon, selon les valeurs qu’il privilégie ? voilà des questions que l’on ne se pose pas assez ! C’est pourtant le moment où nous en aurions le plus besoin, face aux tempêtes qui sont devant nous. Faute de vision, le politique semble se résigner à faire du cabotage alors qu’il faut engager la grande traversée et affronter la haute mer. Mais pour nous élancer vers le large, nous avons besoin d’un bateau solide et d’un cap clair…
C’est là que je passe au fil proposé par Patrice Levallois.
Patrice, rencontré grâce à Patrick Viveret, a en tête d’organiser un G1000 comme l’ont fait les Belges lorsqu’ils n’avaient plus de gouvernement. Une vaste assemblée de citoyens tirés au sort et qui s’emparent des sujets qu’ils laissent habituellement aux politiques.
Nous cherchions ensemble le thème que nous pourrions donner à ce G1000 français et nous en sommes venus à dire que c’était autour de la question démocratique, de la manière dont les citoyens voient le fonctionnement de la société dans laquelle ils veulent vivre, qu’il fallait réunir cette assemblée de citoyens.
Je suis persuadé que c’est par ce genre d’initiative que l’on peut construire la vision partagé dont nous avons besoin pour affronter les tempêtes.
L’assemblée des citoyens est une Assemblée Sociétale plus qu’une Assemblée Nationale : par le tirage au sort, elle est en effet à l’image de la société, de sa diversité et de son absence de polarisation immédiate alors que l’Assemblée Nationale, par sa politisation, est orientée dès son élection. L’Assemblée Nationale ne cherche pas son orientation, elle lui est donnée par son élection. Elle n’est donc pas faite pour le travail de création d’une vision partagée. Elle a une vision majoritaire contestée par une vision minoritaire. Elle ne cherche que très rarement, justement sur des sujets dits de société, des consensus ou au moins des accords transpartisans. Au contraire l’assemblée des citoyens aura à dégager du « commun », du partagé et son absence d’orientation prédéterminée y aidera.
Une assemblée de citoyens peut réussir si elle est largement soutenue et alimentée en amont par les mouvements et collectifs qui se développent partout en France (Colibris, Pacte civique, Pouvoir d’agir, Collectif de la transition citoyenne, Etats généraux du pouvoir citoyen,…), si elle est fortement médiatisée avec un temps d’antenne équivalent à celui accordé au téléthon grâce à une scénographie qui laisse place aux ressorts de la télé-réalité (mais oui ! je reviendrai prochainement sur la possibilité de mobiliser les codes actuels de la télé sur les sujets qui nous occupent).
Je ne développe pas davantage à ce stade le projet d’assemblée citoyenne. J’aurai l’occasion d’y revenir. C’est en effet un des projets que le Laboratoire de la Transition Démocratique pourrait soutenir en 2014. Le Laboratoire de la Transition Démocratique est le nom que nous[1] avons choisi pour lancer le projet de recherche-action évoqué déjà dans ce blog. Sur ce point aussi nous reviendrons très vite… en 2014 !
Bonnes fêtes aux lecteurs, fidèles ou occasionnels, de ce blog.
[1] Le Nous évoqué ici est constitué de la petite équipe réunie pour faire émerger le projet de Laboratoire : Aurélie Letenoux, Julie Maurel, Philippe Cazeneuve, Jean-Pierre Reinmann, Bruno Vincenti. Bien d’autres ont, au cours des nombreuses conversations de l’automne, aidé à clarifier mes idées. Je les remercie tous chaleureusement.
Du « bon » usage des métaphores
Guy Emerard faisait usage dans son commentaire de la métaphore pastorale pour amener de façon très intéressante la question de la gouvernance : tantôt directive (le berger devant le troupeau tel Moïse conduisant son peuple vers la Terre promise) ; tantôt participative, s’en remettant à l’instinct des bêtes pour trouver le meilleur chemin (le berger à l’arrière du troupeau ramassant les éclopés comme la voiture-balai du Tour de France).
Hervé Chaygneaud-Dupuy changeait de registre en déplaçant la métaphore dans le champs nautique : de gouvernance à gouvernail il n’y a que quelques encablures, le troupeau est dans la câle du navire affrontant la tempête (tel une Arche de Noé en plein déluge …) et le pilote doit avoir un bateau solide et un cap clairement défini.
Je n’ai jamais été berger, mais je retiens de la lecture de Giono (Le grand troupeau, 1931) que pour avancer le troupeau ne doit pas seulement avoir un bon berger : il doit surtout avoir un bon bélier et un bon chien.
Je n’ai jamais été marin, mais je ne crois pas qu’il soit d’usage que les passagers débattent en pleine tempête du cap qu’il convient d’adopter, à charge ensuite pour le capitaine tenant la barre de tirer des bords si nécessaire pour avancer selon les vents et les courants porteurs. 🙂
Je suis convaincu que les métaphores peuvent s’avérer de puissants auxilaires, à condition de ne pas les utiliser uniquement pour le plaisir de la formule. Il est important de raisonner avec les images, en mobilisant notre pensée analogique de façon plus complète.
L’image du troupeau ne me convient pas, elle me semble correspondre à une époque en partie révolue. Pour faire court, celle d’un pays où les dirigeants sont beaucoup plus instruits et mieux informés que les citoyens. Je ne crois pas que l’on puisse construire une réflexion politique d’avenir en prenant comme postulat de départ que les citoyens sont des moutons …
Ok pour reprendre l’image de la tempête symbolisant la(es) crise(s) persistante(s) dans laquelle la Société française semble empêtrée depuis des décennies. Mais il faut imaginer que l’on peut l’affronter en mer, mais aussi sur terre, en montagne, au fond d’une grotte … ou en orbite autour de la Terre. La crise ne touche pas tout le monde de la même façon, il y en a même à qui la crise profite énormément !
Ce qui me gêne dans le concept d’empowerment, ce que les élites n’envisagent d’y avoir recours que lorsqu’elles sont en panne d’idées. Perdus dans le blizzard, on envisage d’avoir recours à l’instinct animal du « bon peuple » … mais dès que le calme est revenu, et qu’on a retrouvé son chemin … à la niche le toutou !
Essayons de trouver une (des) métaphore(s) féconde(s) que nous pourrions filer, non seulement pour mieux nous faire comprendre, mais aussi pour éclaircir et enrichir nos idées, par association. Tâchons de nous dégager de la mythologie gréco-latine, des textes judéo-chrétiens, pour tenter de rendre le propos accessible à un humain dépourvu de connaissances livresques et peu nourri d’histoires, de religion et de légendes.
Cela nous ramène au vivant et à la diversité des modèles que l’on peut observer dans la nature. Le philosophe, le sociologue et le politologue devraient-ils se faire naturaliste, biologiste, éthologue … afin de modéliser autrement les maux de la société et de les repenser au sein de cycles plus long, dépassant l’échelle de temps humaine ?