S’il y a un sujet qui fait consensus, c’est que cette réforme des retraites devrait être plus simple. Je crois justement que notre refus de la complexité nous empêche de voir ce qui est juste, ce qui est problématique et ce qui reste possible ! Petite exploration…
Sur les retraites, j’admire beaucoup ceux qui arrivent à se faire une opinion tranchée ! Sans doute que la plupart n’expriment des convictions que parce qu’ils ont une idée a priori de ce que propose le Gouvernement. En réalité il me semble qu’ils ne jugent pas de cette réforme en soi mais du contexte dans lequel elle est menée, cette révolte mondiale des peuples contre les gouvernants qui ressemble de plus en plus à 1848 même si les régimes en place ne tombent pas encore (je ne développe pas ce point, j’y reviendrai par ailleurs). Parmi beaucoup d’autres du même ordre, la prise de position de Christian Laval, spécialiste des Communs a été celle qui m’a le plus estomaqué tant son jugement est à l’emporte-pièce. Dans son article paru dans AOC, la réforme ne peut qu’être la « goutte d’eau » qui fera déborder le vase de l’injustice sociale. D’un chercheur, même engagé, on attendrait une appréciation plus nuancée.
Pour ma part je n’ai pas ces certitudes ! Un matin, j’étais sensible aux propos du député de la France insoumise, Adrien Quattenens, et le lendemain soir j’étais convaincu par le Premier ministre dans son interview avec Gilles Bouleau ! Suis-je une pure girouette sans structuration politique, d’accord avec le dernier qui a parlé ? Ce grand écart idéologique m’a inquiété et je me suis dit qu’il fallait creuser un peu ! J’ai réécouté les interviews des deux hommes. Écouté l’intégralité du discours du Premier ministre devant le Conseil économique et social. Et j’ai compris ce qui me permettait d’être partiellement d’accord avec deux points de vue aussi éloignés. Je vous invite à me suivre dans les méandres de ma réflexion. Forcément ça va tanguer, un peu. Merci de lire jusqu’au bout avant de juger si je suis pro ou anti-Philippe… ou ni l’un ni l’autre !
Commençons donc par le discours du Premier ministre. La construction de son argumentation m’a convaincu qu’il pouvait y avoir du progrès social dans cette réforme, à la fois dans son principe et dans beaucoup de ses mesures concrètes. Comme la CFDT et la plupart des syndicats réformistes, je pense que le régime de retraite par points est un moyen de réintroduire de la justice lorsque les vies professionnelles ne sont plus linéaires. Il permet de corriger des inégalités évidentes comme celles qui touchent les femmes ou les précaires pour lesquel-les effectivement chaque euro comptera, ce qui n’est pas le cas dans le système actuel avec le calcul par trimestres. Même s’il y a un peu un effet de communication dans l’annonce d’un minimum retraite à 1000€, puisqu’il était déjà prévu, on doit se réjouir qu’il soit confirmé. De même, l’annonce du fait que le point ne pourra pas baisser et que son calcul sera confié aux partenaires sociaux laisse penser que la logique d’ajustement financier automatique par fluctuation du point à la hausse comme à la baisse est abandonnée… et ce n’est évidemment pas sans conséquence sur les autres choix, notamment celui de l’âge d’équilibre puisque l’équilibre que l’on n’atteint plus par la fluctuation du point on doit le rechercher ailleurs dans l’allongement du temps de cotisation. D’autres mesures me semblent aussi des avancées : aujourd’hui pour ceux qui commencent à travailler tard, il faut cotiser jusqu’à 67 ans pour ne pas avoir de décote, avec l’âge d’équilibre, ce sera 64 ans ; les femmes auront une majoration de leur retraite de 5% dès le premier enfant alors que c’est à partir du troisième aujourd’hui.
Pour la suppression des régimes spéciaux qui remet effectivement en cause des équilibres subtils, la réforme ne me semble pas si brutale que ça. Même si on peut trouver compliquée la période de transition et ses nombreuses variantes en fonction des situations, elle permet à ceux qui sont en train de préparer leur retraite de ne pas remettre en cause leurs projets avec des règles qui changeraient au dernier moment. Tout cela a l’air acceptable a priori, même si on peut comprendre que ceux qui bénéficiaient des régimes spéciaux n’y trouvent pas leur compte. Mais ce ne sont que quelques centaines de milliers de personnes. Pourquoi ce malaise général ?
Comme beaucoup, j’avais trouvé plus que maladroit de lier une réforme systémique pour plus de justice et une réforme paramétrique pour l’équilibre des comptes. L’âge pivot de 64 ans me paraissait, comme à Laurent Berger, une erreur importante. Il rendait illisible la réforme à mes yeux. Pourtant là encore, le Premier ministre a des arguments qui sonnent justes même s’ils sont inaudibles. Le principe de responsabilité qu’il évoque ne vise pas à financer les futurs et éventuels déséquilibres liés aux questions démographiques (ce qui est le propre des réformes paramétriques) mais à la volonté de financer une réforme ouvrant des droits nouveaux. Alors tout est pour le mieux dans le meilleur des modes ? Sur le plan de l’argumentation, la réforme se tient mais dès qu’on essaie d’évaluer l’importance des avancées par rapport aux efforts demandés, le flou est grand. Et c’est là que je ne suis plus ce Gouvernement parce qu’on n’a pas de chiffrage des coûts liés aux avancées et des économies liées à la suppression des régimes spéciaux, ni le chiffrage de ce que rapportera la mise en place de l’âge d’équilibre.
Il aurait fallu montrer, chiffres à l’appui, que les économies n’étaient pas suffisantes pour payer les avancées et que l’âge d’équilibre finance bien cet équilibre global. Trop compliqué ? Peut-être. Mais ça fait deux ans que la négociation est engagée. Comment se fait-il qu’on n’ait pas réussi à chiffrer les mesures qui permettaient l’équilibre en intégrant les augmentations de salaires qu’il allait falloir prévoir, particulièrement pour les enseignants, afin qu’ils ne soient pas lésés par le changement de mode de calcul des pensions ? C’est pour moi incompréhensible qu’on n’ait pas avancé (semble-t-il) sur ces sujets et que le Premier Ministre parle seulement maintenant des négociations à engager avec les représentants syndicaux des enseignants. Ce flou dans les chiffres rend possible toutes les interprétations avec le soupçon d’« agenda caché ». Il est invraisemblable qu’on ait laissé proliférer les calculateurs de retraite de toutes obédiences et que le gouvernement n’ait pas réussi à mettre au point le sien. La crédibilité et la sincérité du Gouvernement sont forcément mises à mal. Bien sûr la communication sur l’âge pivot, rebaptisé en catastrophe « âge d’équilibre », a été mal gérée mais il me semble plus grave encore que l’on n’ait pas en tête les ordres de grandeur des coûts et des économies induits par la réforme pour débattre sereinement. On ne discute que sur des principes et là-dessus, compte tenu des tensions idéologiques dans lequel on s’enferre, on va pouvoir s’écharper longtemps sans avancer d’un iota. « Retrait » contre « fermeté », le match, toujours le même, se rejoue de manière désespérante.
Ceux qui m’ont lu jusque-là se demandent peut-être ce que je pouvais bien trouver de pertinent dans les propos du député de la France insoumise ? On réécoutant Adrien Quatennens, j’ai retrouvé le point sur lequel son propos me paraissait important à prendre en compte. Il invitait à se poser une question de fond avant d’aborder le sujet sous l’angle comptable : « quelle idée on se fait de ce 3e âge de la vie ? » Pour lui on doit adapter les recettes en fonction de l’objectif fixé après avoir répondu à la question. Pourquoi depuis plus de vingt ans cette question du mode de vie souhaité est-elle absente des débats ? Ne sommes-nous devenus que des comptables ? J’avais l’espoir avec cette réforme globale voulue par le président que nous commencerions par cette question de base. Le fait que Jean-Pierre Delevoye ait été chargé sur un temps long d’animer le débat m’avait donné l’espoir d’une approche plus politique de la question. Mais très vite la technicité du débat et les enjeux catégoriels ont pris le dessus, dans la logique terrible du « je sais ce que je perds mais je ne crois pas à ce qu’on me dit que je vais gagner ». Dans le doute, chacun est contre, de toutes ses forces, et sans plus de réflexion et d’envie de compromis. J’avais écrit il y a maintenant 6 ans un papier sur ce blog invitant à imaginer une autre réforme. Relisant ce papier pour écrire ce texte, je pense qu’il n’a rien perdu de son actualité (mais conservé, hélas, son absolue confidentialité !)
En voici un extrait mais vous pouvez le retrouver via ce lien.
Cette nouvelle période de vie qui va de 50/55 ans à 75/80 ans (soit près de trente ans !) n’est aujourd’hui pensée que selon les modèles anciens : la retraite ou l’activité professionnelle. Cette période essentielle où l’on est mûr sans être vieux peut pourtant être vécue sur un mode différent : une activité maintenue mais qui passe progressivement de l’emploi à l’engagement social. On peut ainsi travailler plus longtemps sans continuer le métier qu’on ne veut (ou peut) plus faire. Pour y parvenir, la loi n’est pas le bon outil, il faut avant tout mettre des personnes en présence pour qu’elles organisent ces transitions au cas par cas. Ça suppose des espaces de négociation qui impliquent non seulement l’entreprise et ses salariés mais aussi les acteurs du territoire.
Et si l’équilibre des comptes dépendait de ce qu’on compte ? Le fétichisme de l’équilibre « toutes choses égales par ailleurs » est tellement stérile et faux. Rien n’est « égal par ailleurs » ! On compte toujours comme si les effets attendus d’une réforme étaient mécaniques. Quel équilibre trouvera-t-on si le fait de travailler plus longtemps conduit à une augmentation des burn-out en fin de carrière ? A l’inverse pourquoi ne voit-on pas qu’un équilibre financier des comptes de la Nation peut résulter de départs en retraite plus précoces s’ils contribuent à ce que les seniors prennent en charge plus massivement des missions d’intérêt général dans la vie associative ?
Je trouve symptomatique que ni le Premier ministre ni les médias n’imaginent que les gens décident massivement de partir à 62 ans préférant une décote à un maintien dans l’emploi « forcé ». Pour beaucoup de commentateurs, l’âge d’équilibre de 64 ans deviendra mécaniquement l’âge de départ à la retraite comme s’il devenait l’âge légal. Certains trouvent même qu’il aurait été plus clair de « dire franchement » que l’âge de départ légal était repoussé de deux ans.
De mon point de vue au contraire, c’est dans l’écart de deux ans entre « âge légal » et « âge d’équilibre » que nous avons, en tant que citoyens, une marge pour inventer un autre rapport à cet âge-clé où l’on n’est pas encore vraiment vieux mais où l’on a envie d’autre chose que du prolongement à l’identique de la vie professionnelle. Partir avec une décote est-il si insupportable si l’on accepte de sortir du bonheur par la consommation ? Je sais que c’est facile à dire pour quelqu’un qui a un niveau de vie acceptable même avec des périodes parfois aléatoires (l’époque où j’animais les Ateliers de la Citoyenneté n’était pas très faste sur le plan financier mais tellement riche sur le plan humain). Doit-on forcément maintenir un revenu identique quand la retraite permet des changements de mode de vie ? Moins de déplacements contraints et onéreux, moins de besoin de loisirs compensatoires de stress, des possibilités d’aller vivre dans une région non imposée par le travail, du temps pour produire soi-même une partie de son alimentation, de ses vêtements en (re)découvrant le plaisir du faire soi-même,…
Par ailleurs, il est possible de rechercher des revenus complémentaires (une aide pour cette recherche devrait être proposée par les caisses de retraite !). Ne peut-on pas quand on a été enseignant toute sa vie professionnelle envisager quelques années comme salarié à mi-temps d’une fondation pour mettre ses compétences pédagogiques au profit d’autres publics que les scolaires ? Ne peut-on pas, après avoir été aide-soignante, envisager quelques années d’activité dans une coopérative d’emploi et d’activité pour exercer une activité rémunérée autour d’une passion laissée de côté tout au long de sa vie professionnelle ? Le cumul emploi-retraite permet de partir en retraite et d’avoir une activité pour arrondir ses revenus. Mieux même, si j’ai bien compris, les cotisations versées pour cette activité continuée ouvriront des droits pour un complément de retraite.
Et si les Français se saisissaient de cette possibilité laissée de partir à la retraite à 62 ans pour inventer une « sénescence » créative repoussant d’autant l’arrivée de la vieillesse ? Nous sommes bientôt les seuls à avoir conservé cette possibilité en Europe, là où la plupart des pays basculent vers un âge légal de départ à 67 ans. Alors que tous s’attendent à ce que nous nous calions sur l’âge de 64 ans comme de bons homo economicus sachant maximiser leur intérêt, ne pourrions-nous pas tenter de maximiser notre qualité de vie ? Notre « pouvoir de vie » plutôt que notre pouvoir d’achat, pour reprendre l’expression inventée par Laurent Berger et la CFDT.