Une réforme constitutionnelle… inesthétique !

Les critiques à l’égard de la réforme constitutionnelle ont été nombreuses. Quelques phrases dans un livre de Carrère m’ont donné envie de prendre la question sur un autre plan. D’où ce titre…

Depuis des semaines, je peste contre cette Chronique d’une réforme annoncée mais sans me résoudre à partager, ici ou ailleurs mon exaspération contre cette rouerie inopportune. Il y a, me semble-t-il, trop d’emphase dans la dénonciation. Avec le risque de ne pas atteindre son but. Hollande aura beau jeu de réduire le rejet (pourtant légitime) de sa réforme constitutionnelle à une lubie pétitionnaire classique de la gauche morale. Je me cantonais donc cette posture d’opposant muet quand la lecture nocturne du livre d’Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, m’a incité à écrire ce billet. J’y ai trouvé une autre manière d’aborder la question. Le livre de Carrère (excellent, comme toujours) ne parle évidemment pas directement du sujet, il raconte les combats de deux juges de Vienne face à l’iniquité (mais aussi de bien d’autres choses comme la mort, la maladie, le tsunami de 2005…). Voici les quelques phrases que Carrère rapporte comme étant la thèse d’un des juges dont il raconte l’histoire, Etienne Rigal.

Plus la norme de droit est élevée, plus elle est généreuse et proche des grands principes qui inspirent le Droit avec un grand D. C’est par décret que les gouvernements commettent de petites vilenies, alors que la Constitution ou la Déclaration des Droits de l’Homme les proscrivent et se meuvent dans l’espace éthéré de la vertu. P. 233

Je me suis dit alors qu’on était en train de rompre avec ce principe d’évidence. Les « petites vilenies » allaient entrer dans la Constitution. Je voyais désormais cette réforme comme une faute de goût et je trouvais que cette approche de la question valait d’être creusée. Je griffonnais quelques mots et me rendormais.

Reprenant mes notes, j’étais embarrassé. Cela avait-il du sens de prendre la question comme ça ? Finalement, je crois que, oui, il y a une esthétique du Droit. Il y faut de la clarté et de l’harmonie. Ce qui est proposé dans cette réforme est une rupture de l’harmonie des normes de droit. Pas ça, pas là ! Dénaturer ou défigurer la Constitution devrait être un geste que l’on s’interdit spontanément. Au moment de l’envisager, le responsable politique devrait se dire : « non, je ne peux pas faire ça… » Je ne dis pas que la Constitution doit être intouchable et ne refuse pas par principe toute révision. On voit bien que la sacralisation absolue n’est pas la solution : les Américains ont fait très tôt 20 amendements et depuis ils se refusent à revoir leur loi fondamentale (dont bien sûr le 2ème amendement qui autorise expressément le peuple à posséder une arme). Ce n’est pas une voie à suivre.

Pourquoi parler d’esthétique ? n’est-ce pas refuser l’argumentation rationnelle et déconsidérer le combat des défenseurs des droits de l’Homme ? Ce n’est évidemment pas mon propos. Pour moi l’harmonie et l’équilibre font partie du patrimoine symbolique de la République, patrimoine que l’on peut avoir envie de défendre quel que soit son bord politique. J’aimerais que cette réforme soit abandonnée parce qu’elle nous semble indigne du génie français (je sais ça fait un peu cocardier mais je pense qu’un peu de fierté collective est une denrée dont nous n’abusons pas en ces temps d’autodénigrement).

Pour que cette réforme inutile et néfaste soit abandonnée, on doit trouver une argumentation plus immédiate que la crainte d’un Etat autoritaire (dont beaucoup de nos contemporains s’accommoderaient assez bien, hélas !). Je parle d’esthétique pour provoquer mais ne pourrait-on pas simplement parler d’équilibre et de mesure ? Et voir que cette réforme y déroge de façon évidente.

Sur l’état d’urgence j’avais trouvé intéressante la prise de position de Didier Fassin dans Le Monde. Elle aussi invitait à ne pas se tromper de combat.

Le discours sur l’Etat policier, qui sert à certains pour dénoncer les dérives de l’état d’urgence, les menaces de la législation à venir et les abus de pouvoir des forces de l’ordre, manque partiellement sa cible. La grande majorité des Français ne s’y reconnaît pas, puisque non seulement elle ne subit nullement les effets des restrictions à l’Etat de droit, mais se laisse également convaincre par la rhétorique de l’efficacité de la lutte contre le terrorisme.

Il dénonce donc moins l’Etat policier que le poids qu’il fait peser sur les quartiers populaires et les communautés.

Car loin de déboucher sur un Etat policier qui ferait peur à tous, l’état d’urgence, avec les projets de loi pénale et de révision constitutionnelle qui en banalisent les principaux éléments, est un état d’exception segmentaire. Il divise la population française entre ceux dont l’Etat prétend protéger la sécurité et ceux, déjà pénalisés par les disparités économiques et les discriminations raciales, dont il accroît un peu plus l’insécurité. Au nom de la défense de l’ordre public, c’est donc un certain ordre social inégal qu’il s’agit de consolider.

Didier Fassin ne nie pas le risque de dérive vers un Etat sécuritaire mais il tente de montrer les effets immédiats et tangibles de division de la population. De même je ne nie pas le risque sécuritaire mais j’incite à rechercher des arguments anti-réforme qui soient recevables par le plus grand nombre. Sinon on se sera fait plaisir par des arguments justes et vertueux mais dont on sait qu’ils n’auront pas d’efficacité.

On distingue classiquement l’argumentation par la conviction qui s’appuie sur la raison et l’argumentation par la persuasion qui joue davantage sur l’émotion. Nous avons trop pris le parti d’Habermas et de son espace public rationnel au risque de dessécher notre débat démocratique à force d’abstraction aride. Sans succomber à une rhétorique de l’émotion (on voit bien par exemple les dégâts de la mobilisation de la peur dans le débat politique), il serait utile de mieux articuler raison et émotion… et pourquoi pas esthétique et politique !

Dire la démocratie

Alexandre Jardin à Canal+ pour parler de démocratie. Occasion pour moi d’une « valse à 4 temps ». Intérêt d’abord, déception tout de suite après, réflexion ensuite, espoir finalement. Une valse-hésitation, qui, je crois, dit bien le moment très particulier dans lequel nous sommes entrés, celui, qu’avec d’autres, je nomme la transition démocratique.

 

Alexandre Jardin à Canal+ pour parler de démocratie. Occasion pour moi d’une « valse à 4 temps ». Intérêt d’abord, déception tout de suite après, réflexion ensuite, espoir finalement. Une valse-hésitation, qui, je  crois, dit bien le moment  très  particulier  dans lequel nous sommes entrés, celui, qu’avec d’autres, je nomme la transition démocratique.

1er temps : intérêt

Quand  Alexandre Jardin prend la parole  à la télévision sur les  questions d’engagement civique, on s’attend toujours à des paroles décoiffantes. J’avais beaucoup aimé, avant les présidentielles de 2007, son apostrophe : « Si l’ensemble de notre société était capable de mobiliser sa créativité et ses potentiels les plus inattendus sur les questions éducatives, nous serions plus riches, sans doute moins cons et probablement plus gais ! » Depuis son premier livre  sur le sujet 1+1+1, Alexandre Jardin nous a habitués à ses coups de gueule et à ses éclats de rire pour nous inviter à voir l’action des citoyens comme une chance pour le  bien commun et plus encore comme  le meilleur moyen de  vivre pleinement sa vie en se faisant plaisir. Cet épicurien civique me changeait des militants tellement sérieux et révoltés qu’ils en oubliaient de jouir de la  vie ! Donc en entendant qu’il passait au Grand  Journal de Canal +, je  décidais de renoncer à mon zapping favori, le grappillage entre le Journal de la  Culture  de la 5, le 28 minutes d’Arte et le Petit Journal de Canal.

2ème temps : déception

Je suis sorti de ce moment de télé improbable plutôt perplexe. Jardin a à peine réussi à faire  comprendre son message alors que l’antenne avait construit l’émission autour de lui. Ce qui me semblait neuf, son idée de « contrat de mission » à signer avec des élus locaux pour mettre en place un bouquet de solutions déjà  expérimentées, était noyé dans  une  mise  en scène emphatique et vieillotte avec des maires ruraux ceints de leur écharpe tricolore,  installés en face d’une cohorte de « faiseux » avec une écharpe zébrée en référence au mouvement lancé  l’an dernier par Jardin. Le pire a été  qu’un de ces élus a entonné l’hymne national faisant lever l’ensemble des personnes présentes sur le plateau, animateurs compris, à l’exception de Jean-Michel Apathie. Ça a eu pour moi l’effet inverse de celui recherché : notre hymne ne convient décidément pas à autre chose qu’à l’exaltation sportive et nationaliste (même le  11 janvier dernier après les attentats, j’ai été incapable de le  chanter alors que j’étais pris dans l’émotion de la foule débouchant sur la place Bellecour ) ; face à mon écran, impossible de participer sur commande à un moment d’union nationale « improvisée ». Ce qui aurait dû être une insurrection civique virait au pathos républicain qui plus est complètement à contresens  de l’esprit de cette chaîne  qui a fait de la dérision sa seconde nature.

J’ai réentendu Alexandre Jardin à la  radio dans le week-end et je l’ai trouvé plus juste, plus léger.  C’est compliqué de trouver la bonne  manière de parler de démocratie dans les médias. Il y avait dans l’émission de Canal+ un non-dit qui faussait tout : était-ce une émission comme une autre mais alors la mise en scène n’avait pas lieu d’être ou bien une « spéciale » mais l’engagement de la chaîne aurait dû être explicite. Créer l’événement ne se décrète pas. Qu’on se rappelle à l’inverse de la formidable émotion qu’on a été si nombreux à ressentir en voyant la vidéo de la représentation interrompue de Nabucco, celle où Riccardo Muti fait reprendre, avec la  salle debout et vibrante d’émotion, le chœur des esclaves. Pour ceux qui ne l’ont pas  vu, c’est vraiment  fort !

3ème temps : réflexion

J’avais lu par ailleurs, à quelques jours d’intervalle, deux  autres informations sur des manières  très différentes de concevoir et de solliciter l’intelligence citoyenne. La première  est celle  prônée  par Jacques Testart, le biologiste qui a  été le premier  à tester ce qu’il appelle maintenant les conventions de citoyens. Il a publié en début d’année au Seuil L’Humanitude au pouvoir, Comment les citoyens peuvent décider du bien commun. Il ne se contente pas de raconter comment ces conventions de citoyens fonctionnent, il propose de leur donner une  place  dans  notre fonctionnement institutionnel et de remplacer le Sénat par une  assemblée  de  « gens ordinaires »  tirés au sort qui relaierait leurs avis.

Autre découverte, grâce au blog  d’Anne-Sophie Novel, autre  incarnation de cette citoyenneté en acte, le réseau social weeakt.com qui propose de façon simple et ludique d’afficher ses actions pour donner envie à d’autres de faire pareil, soit par des actions spontanées soit en accomplissant des « missions » proposées par des associations. Toutes ces actions sont comptabilisées et on peut ainsi faire gagner des points à sa ville (sans que la collectivité en tant qu’institution soit impliquée !). Le réseau mise donc sur l’émulation entre habitants de villes différentes.

Rien à voir entre ces deux informations ? Simplement une confiance dans  la capacité des personnes à devenir des citoyens, soit pour délibérer, soit pour agir, mais toujours au service du bien commun.

Toutes ces initiatives ont leurs détracteurs et les critiques sont légitimes mais ça n’empêche qu’elles se développent. Il y a  de plus en plus de réseaux  sociaux citoyens. Il y a toujours plus d’initiatives de délibération citoyennes. Et finalement cette  diversité d’approches et de solutions permet de toucher des publics différents, des gens tournés vers l’action quotidienne, des gens plus intéressés par l’élaboration de normes communes,…

Jacques Testart note avec lucidité : « Croire aux vertus de la citoyenneté ce n’est pas célébrer les êtres humains en l’état où les a placés la société, c’est ne pas douter qu’un citoyen sommeille en chacun et s’efforcer de l’éveiller ». Dans un article paru dans l’Humanité il constate qu’

il manque un mot pour parler d’une capacité humaine qui existe chez toutes et tous mais n’apparaît que dans des situations exceptionnelles où des personnes impliquées dans une action exaltante de groupe semblent vivre une mutation intellectuelle, affective et comportementale .

Les gens se réunissent, se renforcent mutuellement, éprouvent une empathie les uns pour les autres… et cette émulation engendre une effervescence intellectuelle, morale et affective, qui se traduit par la fabrique de propositions citoyennes, sous diverses formes. Or, j’ai constaté que ce type d’effervescence sociale et intellectuelle apparaît lors des « conventions de citoyens » que nous avons élaborées avec la Fondation Sciences citoyennes : lorsqu’on confie à des personnes ordinaires, ni « notables » ni « experts », une tâche et une responsabilité importantes, elles les prennent très au sérieux et s’impliquent au nom de l’intérêt commun de l’humanité.

Deux qualités qui composent l’humanitude : l’empathie et l’intelligence collective, au nom de l’intérêt public .

4ème temps : espoir

Revenons à Alexandre Jardin. Son projet peut sembler très libéral. Son Appel des Zèbres est ainsi explicite avec son « Laissez-nous faire ! on a déjà commencé ».

Signer l’Appel des Zèbres, c’est soutenir l’action d’une nation adulte qui se prend déjà en main sans rien demander

[…] Signer cet appel c’est exiger de ceux qui nous dirigent ou aspirent à nous diriger de nous Laissez-faire, partout où l’action de la société civile est déjà la plus efficace !

[…] Laissez-nous faire, nous qui portons la voix d’une société civile adulte qui n’attend plus rien d’en haut mais se coltine la réalité en bas.

Cela fait des années que je déplore que les mouvements citoyens soient considérés spontanément comme étant de gauche. Mes  interlocuteurs me comprennent rarement. Pour eux, c’est naturel. Pour moi ça délégitime l’action citoyenne auprès  de la moitié de la population française qui se reconnait dans  la droite. Oui c’est souvent à gauche que naissent  les nouvelles pratiques sociales mais c’est leur généralisation à des gens de droite comme de gauche qui en change la nature. Ce n’est plus alors le militantisme de quelques-uns mais un mode d’action collective approprié par tous. Les républicains étaient de gauche au XIXème, aujourd’hui plus personne ne remet en cause la République, pas même la droite nationaliste. La démocratie suppose que ses règles du jeu soient acceptées par tous. Et il me semble que c’est ce qui est en train de se produire avec l’action citoyenne. A gauche et à droite on peut désormais trouver une légitimation qui corresponde à ses options politiques.

On ne mesure pas  assez la force de ce  qui est en train de se produire ! Deux exemples  encore qui montrent que le changement de paradigme est bien amorcé. Il ne  s’agit plus d’un romancier romantique, d’un biologiste converti mais d’un journaliste politique et d’un professeur de  droit constitutionnel !

Le constitutionnaliste, c’est Dominique Rousseau, déjà mentionné  dans ce blog. Il poursuit sa  réflexion dans Radicaliser la démocratie qu’il vient de publier  au Seuil. Une interview dans  Le Monde en reprend les principaux  arguments. On ne peut qu’être frappé  de la convergence de son propos  et de  celui de Testart :

Il faut renverser cette croyance que les citoyens n’ont que des intérêts, des humeurs, des jalousies et que la société civile, prise dans ses intérêts particuliers, est incapable de produire de la règle. Il y a de la norme en puissance dans la société civile.

Gérard Courtois, que  j’avais égratigné ici pour avoir passé sous silence  l’aspect le  plus intéressant de l’étude  Viavoice sur les innovations  démocratiques, vient de publier dans  Le Monde un texte où il s’intéresse justement à l’initiative  de Jardin et à celle  de  Rousseau (plus le livre de la journaliste Ghislaine Ottenheimer davantage sur le registre de la dénonciation et donc  pour moi nettement moins intéressant).

Vaines élucubrations, penseront les gens « sérieux ». Ils ajouteront que nos institutions en ont vu d’autres depuis un demi-siècle et que la France a d’autres chats à fouetter en ce moment. Ils seraient pourtant bien inspirés d’y prêter une oreille attentive, avant qu’il ne soit « trop tard », comme le redoutent le professeur, le zèbre et la procureur

Cet espoir de  nouvelles  pratiques démocratiques, je  le  vis « en direct » ce week-end en étant observateur,  pour le  Laboratoire de  la Transition Démocratique, de l’expérimentation Gare remix. J’y retourne après cette mise en ligne et en parlerai bien sûr sur ce blog et celui du Labo qui va bientôt accueillir une série de textes  sur le nouvel imaginaire  démocratique en train de naître. Yves  Citton, Jacques Ion, Olivier Frérot, Philippe Dujardin et bien d’autres y publieront ou republieront  des textes passionnants !

 

 

Gouverner dans la tempête

Peut-on imaginer de recourir à la participation des citoyens sur des enjeux cruciaux ? OUI ! … mais il faut pour cela inventer des dispositifs plus ambitieux. Une réflexion menée en liant deux fils distincts…

Je tire ici deux fils. Plus exactement j’en relie deux. Celui offert par Guy Emerard dans sa réaction à mon billet précédent et celui  que Patrice Lavallois, récemment rencontré, m’invite à saisir avec lui.

Guy Emerard nous incitait à réfléchir au type de gouvernance à privilégier selon les situations. En substance, il nous dit : les temps de crise demandent une vision et il vaut donc mieux avoir un berger en avant du troupeau pour le guider dans une passe difficile. En revanche en temps de paix, les brebis sachant où aller brouter, le berger a intérêt à être derrière pour éviter que les plus faibles ne s’égarent. Intéressant de se dire que le volontarisme n’est  pas une affaire idéologique (le bonapartisme) mais, de façon plus pragmatique, une affaire de circonstances. Néanmoins une divergence sur l’analyse survient lorsqu’il continue en disant que la démocratie participative serait à ranger dans les accessoires de temps de paix.

Pour moi la participation des citoyens reste justement trop associée à la facilité supposée des temps de paix. Dès que ça se corse, dès que « les circonstances l’exigent », on basculerait dans le présidentialisme. C’est, poussé à son paroxysme l’idée de l’article 16 de la constitution qui permet au président de demander les pleins pouvoirs. Ne doit-on pas changer radicalement d’approche concernant la démocratie participative ?  En faire justement  le mode de gouvernance des périodes de crise ? C’est ainsi que je comprends Lippmann dans le Public fantôme (la longue préface de Bruno Latour – dans  la réédition de ce livre qui date d’il y a près d’un siècle – est  particulièrement éclairante).  Les citoyens ne sont pas à convoquer quand tout va bien et que les spécialistes savent quoi faire mais au contraire quand plus personne  ne sait quoi faire et que, du coup, l’expertise est en défaut. On en est bien là !

Quand les faits sont les plus obscurs, quand les précédents manquent, quand tout est inédit et confus, c’est là que, dans toute son incompétence, le public est forcé de prendre ses plus importantes décisions. Les problèmes les plus difficiles sont ceux que les institutions ne sont pas capables de traiter.

N’attendons plus LA vision du chef ou de l’expert. Les problèmes sont trop complexes et intriqués, la société est trop  rétive à tout embrigadement. Il n’y aura pas de sauveur, de grand homme. Difficile pourtant de se diriger sans avoir de cap. La vision reste bien nécessaire mais elle doit être partagée et donc discutée, co-élaborée. Le rôle du chef (du berger) est de créer les conditions du débat et d’en tirer les conclusions, non pas en cherchant la voie médiane entre des avis disparates mais en se nourrissant de ce qui sera remonté, en trouvant le fil conducteur, en discernant ce qui est commun, ce qui peut fédérer, ce qui redonne de l’énergie et de l’envie de se dépasser.

Vision partagée certes mais vision de quoi ? d’un projet politique ? d’un programme d’action ? Evidemment non ! ce qui doit être partagé, c’est une perspective plus englobante. Elle doit être le cadre commun qui permet à chacun de s’y sentir bien, tout en laissant la place à des choix de gauche et à des choix de droite. Illustrons le propos.

Un élément de cette vision partagée peut être l’objectif de ne pas laisser tomber les plus faibles. C’est un vrai choix de société (à une époque où au contraire l’indifférence et le chacun pour soi semblent se développer) mais il laisse ouvert les moyens à mettre en œuvre : solidarité nationale pour la gauche ; bienfaisance et responsabilité personnelle pour la droite. L’exemple est caricatural  (puisqu’il y a longtemps que la droite a admis que l’Etat devait prendre en charge une part de la protection des plus faibles et que la gauche n’attend plus tout de l’Etat) mais il ne cherche à montrer qu’une chose : des choix de société peuvent nous embarquer tous au-delà de nos différences politiques et ces choix ne sont pas anodins puisqu’ils concernent la manière dont nous faisons société.

Pour moi, clairement, la question de l’empowerment peut faire partie de ces choix communs à tous. C’est bien une vision de la société dans laquelle nous voulons vivre, avec néanmoins de la place pour des choix politiques contrastés. Avec l’empowerment, on peut miser sur les ressources de la société à la fois comme le jeune  Obama embarqué à Chicago dans le développement communautaire et  comme Cameron proposant la Big society (même s’il ne l’a finalement pas réellement concrétisée). Pour les plus dogmatiques, le fait que le même concept puisse servir à gauche et à droite le rend suspect. Je pense l’inverse !

Dans quelle société voulons-nous vivre, avec quels objectifs communs ? Comment chacun peut les décliner à sa façon, selon les valeurs qu’il privilégie ? voilà des questions que l’on ne se pose pas assez ! C’est pourtant le moment où nous en aurions le plus besoin, face aux tempêtes qui sont devant nous. Faute de vision, le politique semble se résigner à faire du cabotage alors qu’il faut engager la grande traversée et affronter la haute mer. Mais pour nous élancer vers le large, nous avons besoin d’un bateau solide et d’un cap clair…

C’est là que je passe au fil proposé par Patrice Levallois.

Patrice, rencontré grâce à Patrick Viveret, a en tête  d’organiser un G1000 comme l’ont fait les Belges lorsqu’ils n’avaient plus de gouvernement. Une vaste assemblée de citoyens tirés au sort et qui s’emparent des sujets qu’ils laissent habituellement aux politiques.

Nous cherchions ensemble le thème que nous pourrions donner à ce G1000 français et nous en sommes venus à dire que c’était autour de la question démocratique, de la manière dont les citoyens voient le fonctionnement de la société dans laquelle ils veulent vivre, qu’il fallait réunir cette assemblée de citoyens.

Je suis persuadé que c’est par ce genre d’initiative que l’on peut construire la vision partagé dont nous avons besoin pour affronter les tempêtes.

L’assemblée des citoyens est une Assemblée Sociétale plus qu’une Assemblée Nationale : par le tirage au sort, elle est  en effet à l’image de la société, de sa diversité  et de son absence de polarisation immédiate alors que l’Assemblée Nationale, par sa politisation, est orientée dès son élection. L’Assemblée Nationale ne cherche pas son orientation, elle lui est donnée par son élection. Elle n’est donc pas faite pour le travail de création d’une vision partagée. Elle a une vision majoritaire contestée par une vision minoritaire. Elle ne cherche que très rarement, justement sur des sujets dits de société, des consensus ou au moins des accords transpartisans. Au contraire l’assemblée des citoyens aura à dégager du « commun », du partagé et son absence d’orientation prédéterminée y aidera.

Une assemblée de citoyens peut réussir si elle est largement soutenue et alimentée en amont par les mouvements et collectifs qui  se développent partout en France (Colibris, Pacte civique, Pouvoir d’agir, Collectif de la transition citoyenne, Etats généraux du pouvoir citoyen,…), si elle est fortement médiatisée avec un temps d’antenne équivalent à celui accordé au téléthon grâce à une scénographie qui laisse place aux ressorts de la télé-réalité (mais oui ! je reviendrai prochainement sur la possibilité de mobiliser les codes actuels de la télé sur les sujets qui nous occupent).

Je ne développe pas davantage à ce stade le projet d’assemblée citoyenne. J’aurai l’occasion d’y revenir. C’est en effet un des projets que le Laboratoire de la Transition Démocratique pourrait soutenir en 2014. Le Laboratoire de la Transition Démocratique est le nom que nous[1] avons choisi pour lancer le projet de recherche-action évoqué déjà dans ce blog. Sur ce point aussi nous reviendrons très vite… en 2014 !

Bonnes fêtes aux lecteurs, fidèles ou occasionnels, de ce blog.

 

 



[1] Le Nous évoqué ici est constitué de la petite équipe réunie pour faire émerger le projet de Laboratoire : Aurélie Letenoux, Julie Maurel, Philippe Cazeneuve, Jean-Pierre Reinmann, Bruno Vincenti. Bien d’autres ont, au cours des nombreuses conversations de l’automne, aidé à clarifier mes idées. Je les remercie tous chaleureusement.