Point de vue

Au moment où la situation sociale reste tendue et où beaucoup se figent dans des postures et des oppositions de principe, j’ai envie de revenir sur la notion de « point de vue ».

Au moment où la situation sociale reste tendue et où beaucoup se figent dans des postures et des oppositions de principe, j’ai envie de revenir sur la notion de « point de vue ».

La semaine dernière, travaillant à plusieurs sur le texte d’un manifeste pour présenter le projet du G1000, nous nous rendions compte que nos visions de la situation sociale étaient  profondément différentes. Les uns insistaient sur l’urgence d’une réaction à la crise, les autres à l’inverse sur l’importance de donner du temps aux émergences. Finalement tous les signataires se trouvaient d’accord sur ce qui importait vraiment : lancer ensemble le projet du G1000 France, chacun pour des raisons différentes, chacun en mettant l’accent sur un aspect de la réalité qui le justifie. Nous avons ainsi convenu de promouvoir le projet du G1000 non pas par un texte  commun mais par une pluralité d’expression la plus diverse possible afin de montrer – et ce sera pédagogique – que la diversité des opinions peut conduire à soutenir /mettre en œuvre un même projet.

L’exemple concerne des personnes habituées au compromis et mues par un désir commun de transformation. On est bien loin des difficiles enjeux conduisant aux blocages actuels du dialogue social. Ce modeste exemple pointe néanmoins que nos différences de point de vue ne sont pas nécessairement des oppositions mais simplement, au sens littéral du terme, des différences de lieu d’où l’on regarde.

Je me rappelle avoir ainsi noté, la première fois que je suis allé à Florence, cette différence de point de vue sur une ville. Et combien ce « point de vue » influe sur notre perception de la réalité. Ce n’est pas seulement avoir une vue de haut ou une vue d’en bas, c’est avoir une opinion extrêmement différente sur le même objet-ville.

Ah ces lourdes pierres bossées et mal équarries des palais, ces fenêtres chichement distribuées et toujours haut perchées… Oui, cette ville a un aspect guerrier : palais alignés au carré, serrés et hauts, nous dominant de toute leur superbe […]Mais ce qui rend Florence si définitivement attachante, c’est que sa sévérité intérieure est oubliée dès qu’on la contemple de haut : du campanile de Giotto ou des jardins Bobolli, ce ne sont que toits de tuile dont dépassent dômes t tours, nichés dans des collines aux verts tendres et profonds avec au loin les montagnes bleutées…

J’utilise volontairement depuis des années ce terme de point de vue et le moins possible celui d’opinion pour bien marquer que ce qu’on pense est toujours contextuel alors que le plus souvent ceux qui défendent avec acharnement leur opinion imaginent qu’elle est identitaire et qu’y renoncer, même un instant, serait capituler dans son essence même (Rappelons-nous aussi, dans le même esprit,  les propos de Bruno Latour repris dans Avoir ou être).

Pour matérialiser la nécessité d’additionner nos points de vue pour comprendre le monde, Dominique Fauconnier, avec qui nous avons cheminé au sein des Ateliers de la Citoyenneté, utilise… un morceau de bois cylindrique tranché de telle manière qu’il forme selon le point d’où on le regarde soit un cercle, soit un triangle, soit un rectangle. Il montre ainsi que c’est seulement en combinant ces trois points de vue que l’on peut décrire l’objet.

Colette Desbois avec qui j’évoque le sujet de ce billet me signale que les formations en Communication Non Violente proposent aussi de travailler sur cette notion de points de vue. Deux personnes regardent un pommier à partir de positions différentes : celui qui regarde la face exposée au nord voit des pommes vertes alors que celui qui regarde les branches bénéficiant de l’ensoleillement du sud voit des pommes rouges. Pommes rouges ou pommes vertes ?  Ils ne parviennent à se mettre d’accord que par le déplacement de l’un vers l’autre et de l’autre vers l’un. Les pommes de rouges OU vertes deviennent alors rouges ET vertes.

Oui le déplacement du point d’observation de la réalité est essentiel pour construire un monde commun ! Sur la question démocratique, je rappelle pour celles ou ceux qui ne l’auraient pas encore parcouru, l’excellent voyage que propose Amartya Sen dans la « démocratie des autres ». Il y montre avec finesse que le point de vue occidental sur la démocratie n’est ni le seul ni toujours le plus pertinent.

Il conteste exemples à l’appui (largement ignorés en occident) l’idée que la démocratie trouve ses racines dans la seule pensée occidentale. Pour cela il distingue la forme qu’a prise la démocratie en Europe et aux Etats-Unis et les pratiques beaucoup plus largement partagées qui peuvent être considérées comme démocratiques. Pour lui l’essentiel n’est pas l’élection des dirigeants (puisque de nombreux dictateurs parviennent à se faire élire), mais la possibilité d’une délibération née de la libre discussion des choix publics. « Les longues traditions consistant à encourager et à pratiquer le débat public sur les problèmes politiques, sociaux et culturels dans les pays tels que l’Inde, la Chine, le Japon, la Corée, l’Iran, la Turquie, le monde arabe et dans de nombreuses parties de l’Afrique, exigent une reconnaissance beaucoup plus complète de l’histoire des idées sur la démocratie ».

Qui sait par exemple que la ville de Suse au sud-ouest de l’Iran eut une assemblée populaire à une époque où l’occident n’avait pas encore intégré les apports de la culture grecque ? Qui a entendu parler des modes de délibérations qui existaient pendant les règnes de l’empereur indien Ashoka au IIIème siècle avant JC et de l’empereur mongol Akbar au XVIème siècle ?

La culture de la délibération traverse toutes les époques et toutes les civilisations. Comprendre cette dimension universelle de la démocratie doit nous permettre de ne pas idéaliser le modèle occidental. Cela doit aussi nous inciter à mieux regarder les conditions d’une délibération effective. Sans a priori sur notre « modèle » occidental… très relatif !

 

 

 

Gouverner dans la tempête

Peut-on imaginer de recourir à la participation des citoyens sur des enjeux cruciaux ? OUI ! … mais il faut pour cela inventer des dispositifs plus ambitieux. Une réflexion menée en liant deux fils distincts…

Je tire ici deux fils. Plus exactement j’en relie deux. Celui offert par Guy Emerard dans sa réaction à mon billet précédent et celui  que Patrice Lavallois, récemment rencontré, m’invite à saisir avec lui.

Guy Emerard nous incitait à réfléchir au type de gouvernance à privilégier selon les situations. En substance, il nous dit : les temps de crise demandent une vision et il vaut donc mieux avoir un berger en avant du troupeau pour le guider dans une passe difficile. En revanche en temps de paix, les brebis sachant où aller brouter, le berger a intérêt à être derrière pour éviter que les plus faibles ne s’égarent. Intéressant de se dire que le volontarisme n’est  pas une affaire idéologique (le bonapartisme) mais, de façon plus pragmatique, une affaire de circonstances. Néanmoins une divergence sur l’analyse survient lorsqu’il continue en disant que la démocratie participative serait à ranger dans les accessoires de temps de paix.

Pour moi la participation des citoyens reste justement trop associée à la facilité supposée des temps de paix. Dès que ça se corse, dès que « les circonstances l’exigent », on basculerait dans le présidentialisme. C’est, poussé à son paroxysme l’idée de l’article 16 de la constitution qui permet au président de demander les pleins pouvoirs. Ne doit-on pas changer radicalement d’approche concernant la démocratie participative ?  En faire justement  le mode de gouvernance des périodes de crise ? C’est ainsi que je comprends Lippmann dans le Public fantôme (la longue préface de Bruno Latour – dans  la réédition de ce livre qui date d’il y a près d’un siècle – est  particulièrement éclairante).  Les citoyens ne sont pas à convoquer quand tout va bien et que les spécialistes savent quoi faire mais au contraire quand plus personne  ne sait quoi faire et que, du coup, l’expertise est en défaut. On en est bien là !

Quand les faits sont les plus obscurs, quand les précédents manquent, quand tout est inédit et confus, c’est là que, dans toute son incompétence, le public est forcé de prendre ses plus importantes décisions. Les problèmes les plus difficiles sont ceux que les institutions ne sont pas capables de traiter.

N’attendons plus LA vision du chef ou de l’expert. Les problèmes sont trop complexes et intriqués, la société est trop  rétive à tout embrigadement. Il n’y aura pas de sauveur, de grand homme. Difficile pourtant de se diriger sans avoir de cap. La vision reste bien nécessaire mais elle doit être partagée et donc discutée, co-élaborée. Le rôle du chef (du berger) est de créer les conditions du débat et d’en tirer les conclusions, non pas en cherchant la voie médiane entre des avis disparates mais en se nourrissant de ce qui sera remonté, en trouvant le fil conducteur, en discernant ce qui est commun, ce qui peut fédérer, ce qui redonne de l’énergie et de l’envie de se dépasser.

Vision partagée certes mais vision de quoi ? d’un projet politique ? d’un programme d’action ? Evidemment non ! ce qui doit être partagé, c’est une perspective plus englobante. Elle doit être le cadre commun qui permet à chacun de s’y sentir bien, tout en laissant la place à des choix de gauche et à des choix de droite. Illustrons le propos.

Un élément de cette vision partagée peut être l’objectif de ne pas laisser tomber les plus faibles. C’est un vrai choix de société (à une époque où au contraire l’indifférence et le chacun pour soi semblent se développer) mais il laisse ouvert les moyens à mettre en œuvre : solidarité nationale pour la gauche ; bienfaisance et responsabilité personnelle pour la droite. L’exemple est caricatural  (puisqu’il y a longtemps que la droite a admis que l’Etat devait prendre en charge une part de la protection des plus faibles et que la gauche n’attend plus tout de l’Etat) mais il ne cherche à montrer qu’une chose : des choix de société peuvent nous embarquer tous au-delà de nos différences politiques et ces choix ne sont pas anodins puisqu’ils concernent la manière dont nous faisons société.

Pour moi, clairement, la question de l’empowerment peut faire partie de ces choix communs à tous. C’est bien une vision de la société dans laquelle nous voulons vivre, avec néanmoins de la place pour des choix politiques contrastés. Avec l’empowerment, on peut miser sur les ressources de la société à la fois comme le jeune  Obama embarqué à Chicago dans le développement communautaire et  comme Cameron proposant la Big society (même s’il ne l’a finalement pas réellement concrétisée). Pour les plus dogmatiques, le fait que le même concept puisse servir à gauche et à droite le rend suspect. Je pense l’inverse !

Dans quelle société voulons-nous vivre, avec quels objectifs communs ? Comment chacun peut les décliner à sa façon, selon les valeurs qu’il privilégie ? voilà des questions que l’on ne se pose pas assez ! C’est pourtant le moment où nous en aurions le plus besoin, face aux tempêtes qui sont devant nous. Faute de vision, le politique semble se résigner à faire du cabotage alors qu’il faut engager la grande traversée et affronter la haute mer. Mais pour nous élancer vers le large, nous avons besoin d’un bateau solide et d’un cap clair…

C’est là que je passe au fil proposé par Patrice Levallois.

Patrice, rencontré grâce à Patrick Viveret, a en tête  d’organiser un G1000 comme l’ont fait les Belges lorsqu’ils n’avaient plus de gouvernement. Une vaste assemblée de citoyens tirés au sort et qui s’emparent des sujets qu’ils laissent habituellement aux politiques.

Nous cherchions ensemble le thème que nous pourrions donner à ce G1000 français et nous en sommes venus à dire que c’était autour de la question démocratique, de la manière dont les citoyens voient le fonctionnement de la société dans laquelle ils veulent vivre, qu’il fallait réunir cette assemblée de citoyens.

Je suis persuadé que c’est par ce genre d’initiative que l’on peut construire la vision partagé dont nous avons besoin pour affronter les tempêtes.

L’assemblée des citoyens est une Assemblée Sociétale plus qu’une Assemblée Nationale : par le tirage au sort, elle est  en effet à l’image de la société, de sa diversité  et de son absence de polarisation immédiate alors que l’Assemblée Nationale, par sa politisation, est orientée dès son élection. L’Assemblée Nationale ne cherche pas son orientation, elle lui est donnée par son élection. Elle n’est donc pas faite pour le travail de création d’une vision partagée. Elle a une vision majoritaire contestée par une vision minoritaire. Elle ne cherche que très rarement, justement sur des sujets dits de société, des consensus ou au moins des accords transpartisans. Au contraire l’assemblée des citoyens aura à dégager du « commun », du partagé et son absence d’orientation prédéterminée y aidera.

Une assemblée de citoyens peut réussir si elle est largement soutenue et alimentée en amont par les mouvements et collectifs qui  se développent partout en France (Colibris, Pacte civique, Pouvoir d’agir, Collectif de la transition citoyenne, Etats généraux du pouvoir citoyen,…), si elle est fortement médiatisée avec un temps d’antenne équivalent à celui accordé au téléthon grâce à une scénographie qui laisse place aux ressorts de la télé-réalité (mais oui ! je reviendrai prochainement sur la possibilité de mobiliser les codes actuels de la télé sur les sujets qui nous occupent).

Je ne développe pas davantage à ce stade le projet d’assemblée citoyenne. J’aurai l’occasion d’y revenir. C’est en effet un des projets que le Laboratoire de la Transition Démocratique pourrait soutenir en 2014. Le Laboratoire de la Transition Démocratique est le nom que nous[1] avons choisi pour lancer le projet de recherche-action évoqué déjà dans ce blog. Sur ce point aussi nous reviendrons très vite… en 2014 !

Bonnes fêtes aux lecteurs, fidèles ou occasionnels, de ce blog.

 

 



[1] Le Nous évoqué ici est constitué de la petite équipe réunie pour faire émerger le projet de Laboratoire : Aurélie Letenoux, Julie Maurel, Philippe Cazeneuve, Jean-Pierre Reinmann, Bruno Vincenti. Bien d’autres ont, au cours des nombreuses conversations de l’automne, aidé à clarifier mes idées. Je les remercie tous chaleureusement.

 

Descartes a le cogito patraque !

Le rationalisme cartésien n’a pas la cote en ce moment. Et s’il était temps d’inventer une formule en écho au cogito ergo sum ? Une formule qui sorte le Cogito de son isolement.

Pauvre René, il n’est pas à la fête en ce moment ! On s’en prend régulièrement à son fameux Cogito !  Je ne cesse de tomber sur des textes qui s’attaquent plus ou moins directement à l’expression qui l’a immortalisé : « Je pense donc je suis ». Dommage pour lui (et pour notre chauvinisme « cartésien ») mais certainement pas pour notre compréhension de l’homme et de sa relation à la société. Petite revue des symptômes diagnostiqués par nos contempteurs de Cogito.

Trop singulier, le Cogito, pour Bruno LATOUR (encore lui !). Au Cogito singulier, il préfère le Cogitamus pluriel dont il a fait le titre de son dernier livre, un bon résumé de sa pensée, à la fois accessible et drôle. On ne pense vraiment qu’en participant à des collectifs et en évitant de séparer ce qui relève du politique et ce qui relève du scientifique, puisqu’il faut composer un monde commun.

Trop rationaliste le « je pense donc je suis » pour Satish KUMAR penseur indien disciple de Gandhi et auteur de « Tu es donc je suis. Une déclaration de dépendance ». Isoler la conscience de soi, c’est se couper de la compassion et de l’interdépendance.

Connaissez-vous le mot de la langue bantou UBUNTU si difficile à traduire justement parce qu’il mêle l’individu au collectif : « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous » ? Un terme popularisé à travers le monde par Desmond Tutu. [Merci à Emmanuel Delannoy, de l’institut Inspire, de l’avoir présenté et à Pierre Michel de l’avoir colporté.]

Nous avons longtemps cru que notre rationalisme occidental était un progrès indépassable. Ne devons-nous pas inventer des formules plus complexes qui articulent singulier et pluriel, penser et être ? Je vous propose : « NOUS pensons donc TU es et JE suis » !