Kintsugi

Un mot qui me permet d’évoquer ma tante disparue à la fin de l’hiver et de faire ainsi un pont entre un passé révolu et un avenir à magnifier de subtiles coutures d’or…

Comme on le pratiquait avant-guerre – avant la société de consommation – ma tante Francine réparait tout. Elle rafistolait, ravaudait, raccommodait, « rangeait » comme on disait en charentais (puisqu’on disait serrer pour ranger, on pouvait bien dire ranger pour réparer !). Oui, nous avions beaucoup de mots pour dire notre capacité à faire du neuf avec du vieux. Mais ces mots sont usés, passés de mode dans la société du tout-jettable et de la fast fashion. Ma tante réparait sans tenter de camoufler l’usure. Elle cherchait à faire solide : avec un bout de bois et un fil de fer de jardinage, elle refaisait un pied à la table de jardin mangée par la rouille. C’était moche, apparemment fragile, et pourtant ça tenait quelques années encore.

Aujourd’hui si l’on ose encore réparer, il faut que ça paraisse « comme neuf ». On ne veut pas voir le passage du temps et les dégâts qu’il provoque. Sans doute que la restauration à l’identique de la flèche de Notre-Dame participe de ce refus des cicatrices et des accidents de l’histoire.

Les japonais ont une autre solution, le Kintsugi, l’art de la réparation avec des coutures d’or. Un vase brisé peut trouver non seulement une nouvelle jeunesse mais une beauté renouvelée grâce à une colle qui souligne d’or les fractures de l’objet réassemblé, recréé. On parle aujourd’hui d’upcycling lorsqu’on ne se contente pas de recycler mais qu’on cherche à donner de la valeur au recyclage par l’intervention d’un créateur. Mais l’upcycling reste pour moi dans la logique de la mode et de l’éphémère. Le Kintsugi, tel que je le comprends, ne cherche pas à séduire par la transformation, par la montée en gamme, il souligne au contraire la fragilité et l’usure mais en la magnifiant. Il change plus notre regard que l’objet lui-même.

Il est nécessaire aujourd’hui d’étendre l’art du Kintsugi à la réparation du monde ! Il nous faut l’ingéniosité de toutes les Francine du monde sublimée par une approche esthétique et pas seulement fonctionnelle. Il me semble que c’est ce qui se passe dans l’étagement des cultures de la ferme du Bec-Hellouin ou dans l’agroforesterie pratiquée par les vignerons du très beau documentaire Le temps des arbres réalisé par Marie-France Barrier. C’est aussi le cas dans certaines approches de l’urbanisme tactique, dans les architectures de terre… Olivier Hamant a fait du Kintsugi la métaphore de la sous-optimalité du vivant qui vise moins la performance que la résilience. Comme le Colibri de Pierre Rabhi a été le symbole de l’engagement personnel à faire sa part, le bol aux coutures d’or pourrait devenir le symbole des pratiques de résilience.

PS : les nouveaux imaginaires du vivant seront au cœur de la dernière journée du festival Vivant auquel est associé l’Imaginarium-s fin septembre.

 

Inventons !

Un texte court et optimiste pour sortir du malaise que provoque un déconfinement étouffant (derrière des masques) ! il m’a été inspiré par Barbara Cassin qui proposait d’inventer, sur un registre très éloigné des pesants appels à la réinvention qui se multiplient !

Depuis quelques jours, alors que le déconfinement semble n’être qu’une longue liste de règles à respecter – et même une liste de listes, puisque chaque lieu a ses propres règles : l’école, les magasins, les transports, chaque entreprise,… – on voit heureusement fleurir ici ou là des « Inventons ! » suggestifs et réjouissants. D’abord parce qu’ils sont à la première personne du pluriel, mettant spontanément l’initiateur de l’injonction joyeuse au même niveau que ses lecteurs : ce n’est ni l’injonction comminatoire du « inventez », ni la prétention du « j’ai inventé ». Ce n’est pas non plus ce réinventer si agaçant avec son RE qui dit exactement le contraire de l’invention. Le RE c’est toujours la fausseté de tout changer sans rien changer. On comprend bien la différence entre une voie renouvelée et une voie nouvelle : la première passe toujours par le même chemin, on l’a simplement rempierrée ou, plus sûrement, goudronnée de frais ; la voie nouvelle est partie ailleurs, dans une autre direction. Et qu’on ne me dise pas idéaliste, désireux d’une tabula rasa, c’est tout le contraire. On n’invente pas à partir de rien. Mais souvent on invente avec d’autres, avec de l’attention aux surgissements, avec de la sérendipité, avec de la joie. Tout l’inverse de la réinvention qui rationalise à outrance. Voyez le papier de Schneidermann  qui liste, en s’en moquant, les multiples réinventions promises. Mais surtout lisez Barbara Cassin et son fils qui proposent une invention opportuniste et futée, tout à fait de celles auxquelles j’aspire : celle  d’une école ouverte – et non déconfinée – amenant les enfants dans les musées, les théâtres et les parcs aujourd’hui fermés et vides, une école faisant appel aux compétences d’éducateurs divers aujourd’hui réduits au chômage, comédiens, éducateurs sportifs, moniteurs de centre aéré…

Inventons donc ! Inventons un nouveau rapport à l’agriculture en profitant de l’engouement marqué pour les producteurs locaux, inventons un hôpital humain en tirant parti des espaces de liberté et de la reconnaissance obtenus dans l’urgence sanitaire, inventons d’autres rapports au travail en créant enfin le revenu d’existence, inventons d’autres rapports à la propriété, inventons autre chose que des métropoles clones les unes des autres et trouvons des ressources de vitalité pour la moindre parcelle de nos territoires. Inventons de façon pragmatique et, comme le fait le Vivant, en multipliant les options et les expérimentations.

Rappelons nous enfin que celui qui découvre un trésor en est l’inventeur. Alors soyons inventeurs des richesses de demain (et surtout ne réinventons pas les « trésors » d’hier (les SUV, les escapades en avion à l’autre bout du monde, la mode jetable ou les fraises en hiver). Et si les 55 milliards que les Français n’ont pas dépensé pendant le confinement étaient investis dans les inventions du monde de demain plutôt que consommés – consumées – dans le REdémarrage d’une économie follement RElancée ? Décidemment oublions les RE et inventons !

Particulier

Les mots n’apparaissent jamais par hasard, même s’ils ne sont pas choisis à dessein. Ils donnent parfois le ton, la coloration d’un moment. Néanmoins cette tentative de mise en perspective ne révèle peut-être rien d’autre que ma manière de voir. A vous de dire…

En ce moment si particulier… combien de fois l’avons-nous entendue ou lue cette expression depuis qu’un coronavirus a envahi nos vies ?! Particulier, pas extraordinaire, pas incroyable ou fou ou déstabilisant. Pas dramatique ni malheureux ni affligeant. Non, particulier. Est-ce une référence inconsciente à cette infime particule de vie qu’est un virus, dont on apprend progressivement la place essentielle dans le vivant, y compris dans l’indispensable microbiote humain… ?
Particulier fait d’abord penser à « à part », hors du commun. Une forme d’écart dans la marche du monde. Mais en réalité particulier s’oppose à universel. Ce qui est particulier c’est ce qui me concerne personnellement et non nous tous. On parle d’intérêt particulier. Etonnant que la plus universelle des pandémies soit si souvent évoquée comme un moment particulier. Encore une fois, on ne manquait pas d’épithètes possibles pour la qualifier. Je risque une hypothèse. Cette épidémie est bien sûr mondiale, gagnant au passage le rang de pandémie, mais elle est aussi éminemment personnelle puisque, même quand nous sommes des milliards à ne pas être infectés, nous sommes chacune et chacun affectés, d’une manière ou d’une autre. Nos vies personnelles ont changé brutalement et radicalement. Au XVIème siècle l’expression « dans son particulier » signifiait dans son intimité. Ce moment si particulier tient sa particularité du fait d’être dans le même temps universel et intime. C’est en cela qu’il nous marque si profondément et qu’il partage nos vies, en un avant et un après.

Nous saurons tous ce que nous avons vécu au printemps 2020, même au soir de nos vies. Le 11 septembre, dont on n’a pas besoin de dire le millésime pour savoir de quelle journée on parle, nous a tous cueilli dans nos vies, introduisant dans notre imaginaire – durablement, hélas – une propension à être terrorisés. Le 11 septembre, avec ses images diffusées en boucle nous a percé, vrillé le cerveau : un avion dans un ciel bleu qui percute la deuxième tour, les tours qui s’effondrent sur elles-mêmes, la poussière qui recouvre tout…  Le 11 septembre, c’est l’obsession d’une effraction, d’un viol. La pandémie c’est, au-delà des souffrances et des morts, – j’ose le mot même si je crains qu’il me soit reproché – une épiphanie, une manifestation d’une vérité qui chamboule à jamais nos représentations. Pas étonnant que l’image du Pape seul face à une place Saint-Pierre désertée aient marqué tant d’entre nous au-delà de nos croyances. Le 11 septembre a amené l’effroi et le repli, le covid-19 pourrait bien évidemment renforcer ces dérives. Pourtant ce terme de « particulier » qui n’a l’air de rien, me fait espérer que nous ne sommes pas dans l’état d’esprit de 2001. Particulier, parce qu’il crée le lien entre l’universel inouï et l’intime vécu, nous met plutôt sur le chemin du care, de la solidarité, de l’attention au monde et à soi. Désormais nous savons que nous sommes (à nouveau) fragiles. Pas simplement mortels, comme disait Valéry à propos des civilisations, mais fragiles, tout au long de nos vies. Nous savons que nous avons à prendre soin de la vie dans toute sa durée, dans toutes ses composantes, dans toutes ses interactions.

Je ne doute pas d’être incompris ou moqué pour une forme de foi naïve dans l’humanité. Je n’ignore ni les profiteurs, ni les cogneurs qui récidivent en profitant du trouble. Je suis simplement convaincu du caractère autoréalisateur d’une croyance collective qui se partage et s’étend. Je préfère donc plutôt que de ressasser des craintes lucides mais stériles, repérer le signe, même le plus frêle, d’une forme de concorde imaginable … dans un moment si particulier.

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