les gilets jaunes ne doivent pas devenir des tuniques de Nessus

Encore les Gilets jaunes ?! J’espère sincèrement que c’est la dernière fois, cela voudrait dire que la spirale infernale ne s’est pas enclenchée. C’est encore possible si nous sortons des postures et des caricatures.

Les Gilets jaunes sont-ils casseurs ou bon enfant ? autonomes ou manipulés ? individualistes ou solidaires ? de gauche ou de droite ? de la campagne ou du péri-urbain ? incultes ou inventifs ? gentils ou méchants ? Cette liste d’oppositions binaires pour tenter de définir qui « sont » les Gilets jaunes est évidemment absurde puisque dans le même temps chacun reconnait que le mouvement est immensément divers. Pour autant, depuis 3 semaines, à un moment ou à un autre, chacun a tenté de faire rentrer le mouvement dans une de ces cases !

Ah ! ce goût pour l’ontologie, l’essence des choses, la définition, la taxinomie ! Et si cette manière de voir était tout bonnement incompatible avec la réalité observée ? Une réalité éminemment mouvante, indécidable.

Je me suis rappelé un texte[1] que le sociologue spécialiste de l’engagement, Jacques Ion, avait fait sur les gens investis dans les combats Nimby (not in my backyard) montrant que le refus individualiste d’un équipement pouvait amener des personnes vers l’engagement. Je l’ai contacté et il m’a autorisé à partager sa réponse. Elle me semble utile pour voir les dynamiques en cours, évidemment pas exclusives mais bel et bien présentes dans le mouvement des Gilets jaunes.

Effectivement, il peut y a voir quelque proximité entre le phénomène NIMBY et le mouvement actuel des « Gilets jaunes ».

Quelques traits communs en vrac : des gens souvent hors de toute culture politique, de condition très diverses (même si, dans le cas présent, il s’agit presque exclusivement de fractions populaires très dominées, ce qui n’est pas le cas général des NIMBY, plus inter-classistes) qui se retrouvent pour défendre des intérêts personnels, qui découvrent que ces intérêts sont partagés, qui doivent apprendre un langage commun pour échanger entre eux, puis pour se faire comprendre à l’extérieur, qui sont contraints d’essayer de comprendre les mesures contre lesquelles ils se battent et donc forcément doivent s’initier à  la mécanique  de la décision politique,  qui doivent trouver des façons de se faire entendre collectivement sans que chacun ne soit trahi, qui donc se retrouvent face à la question de la représentation (quels porte-parole), qui s’interrogent ainsi simultanément sur le problème de la  représentation politique, etc., etc. et qui donc, à partir de préoccupations personnelles sont conduits à s’interroger sur les choix politiques.

Qui surtout, découvrent des autres, en même temps alter-égo et différents, avec qui ils doivent composer, mais avec qui ils peuvent aussi, dans la lutte nouer de forts liens d’amitié. Et dont, in fine, la vision du monde sera profondément transformée par la traversée de ces épreuves en commun.

Bref l’engagement est moins le résultat du partage de valeurs qu’une expérience collective créatrice de valeurs partagées. Comme dirait l’autre, c’est l’existence qui précède l’essence. Ou comment les préoccupations « égoïstes » sont inséparables de l’émergence de nouvelles relations horizontales et de politisation.

Modeste, Jacques Ion conclut notre échange ainsi : « Mon propos n’est guère original. Du moins, indique-t-il que rien n’est figé effectivement, et qu’il ne faut également – conséquemment ? ne pas désespérer du politique ! Je crois fortement qu’autonomie peut aujourd’hui se conjuguer avec responsabilité collective ».

A un moment où tout peut basculer si les positions se figent, je trouve important de partager cette idée toute simple mais qu’on oublie quand le conflit se durcit : la personne à laquelle on s’oppose n’est pas d’un bloc.

De même qu’il est stupide d’essentialiser les Gilets jaunes, il est dramatique d’analyser toute évolution comme un « recul ». Et si nous sortions du jugement moral pour entrer en politique ? Faire de la politique, au sens plein et noble du terme, c’est construire des solutions en trouvant en situation les bons compromis. Oui, des compromis ! Les signes d’apaisement, même s’ils sont trop limités, sont là. Il faut se mettre cinq minutes à la place de nos dirigeants. Ils avaient fait du maintien du « cap » leur mantra. C’est forcément très dur de sortir de cette posture (qu’il est contreproductif, encore une fois, d’analyser en termes de recul). L’ouverture existe, il s’agira de l’élargir le moment venu, notamment lorsqu’on parlera de financement des solutions qui seront trouvées. Oui, il faudra faire preuve de solidarité, oui il faudra que les plus riches participent au financement. Pour le moment, entrons enfin dans le travail de coopération territoriale, c’est là que des accords peuvent se trouver. Arrêtons de chercher des victoires sur les barricades ou dans les cabinets ministériels. Encore faut-il s’entendre sur les mots. Il ne s’agit pas de concertation comme l’a dit le Président, il s’agit d’élaboration collective de solutions locales. Un exercice inédit en France à cette échelle et sous cette pression. Si je peux contribuer à Lyon à ce travail, je le ferai. Et je connais beaucoup des anciens des Ateliers de la Citoyenneté qui pourraient se mobiliser dans cette mission de salut public.

Salut public car on est proche de l’abîme. Dans le réseau des Convivialistes où ces questions sont largement débattues, quelqu’un (pardon, je ne me rappelle plus qui) a dit en substance : « Nous refusons l’hubris, la démesure, des dirigeants mais ne cédons pas à l’hubris révolutionnaire ». C’est tentant pour beaucoup, mais hélas ce serait dramatiquement contreproductif. Il est temps de quitter les gilets jaunes (avec un « g » minuscule) avant qu’ils ne se transforment en tuniques de Nessus empoisonnées et impossibles à retirer (Hercule lui-même n’a pas pu s’en défaire et s’est jeté dans les flammes). Si on continue dans la voie actuelle, « être Gilet jaune » va devenir une identité, le Gilet jaune ne symbolisant plus le combat mené mais la personne elle-même en mal d’identité. Ce serait un cadeau empoisonné que cette identité, elle figerait Sandra, Didier, Marie-Jo, Marc, Jacline, et bien d’autres dans des postures alors qu’on a besoin de personnes vivantes et en mouvement. L’épisode Gilets jaunes a contribué à repolitiser des personnes qui n’y croyaient plus. Ne gâchons pas cet acquis ! Ni en les accusant en bloc d’être des séditieux, ni en les laissant s’enfermer dans cette identité aussi séduisante qu’empoisonnée. Laissons au pluriel l’expression Gilets jaunes et que les personnes au singulier continuent leur mue en citoyens exigeants. C’est moins exaltant mais plus utile.

[1] In Les cahiers de la transition démocratique (page 16)

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Auteur/autrice : Hervé CHAYGNEAUD-DUPUY

Je continue à penser que l’écriture m’aide à comprendre et à imaginer.

 

4 réflexions sur « les gilets jaunes ne doivent pas devenir des tuniques de Nessus »

  1. « Nous refusons l’hubris, la démesure, des dirigeants mais ne cédons pas à l’hubris révolutionnaire ». Les révolutions sont encore plus des pièges à cons que les élections.

    « élaboration collective de solutions locales. « . Excellent. C’est évidemment déjà en cours par des initiatives purement locales, cela doit se généraliser, dans la diversité, avec l’appui de l’état, et les solutions locales fourniront les solutions globales, voire constitueront la solution globale. Elles ne peuvent pas sortir d’un cerveau formé sous l’ancien paradigme, elles ne peuvent être découvertes qu’en expérimentant et ne peuvent être acceptées qu’en étant partagées dans l’action.

  2. Je partage complètement ta proposition exprimée dans les 20 dernières lignes de ta communication, conforme à l’esprit des  » Ateliers de la citoyenneté ». Leur tendre la main, oui mais comment, les écouter certes,mais les inviter à découvrir au travers d’expériences sur le terrain (ville, entreprise association..) la complexité de la réalité sociale et politique et à appliquer leur énergie au service du bien commun. Philippe

  3. Oui, Hervé ! Et oui, Vincent ! Je suis complètement d’accord avec vous. Des solutions locales existent déjà et ont fait leurs preuves. Il faudrait les faire connaître et s’appuyer dessus. Ne seraient-ce que les Territoires zéro chômeur de longue durée, inventés par Macron, pourtant, mais dont personne ne parle ! De telles initiatives sont à multiplier, vite ! Une occasion de former des citoyens responsables et de les considérer comme de vrais partenaires, non comme des assistés incultes !

  4. Bonjour Hervé, j’habite la Réunion depuis quelques mois et le mouvement des gilets jaunes, me semble-t-il depuis l’île, présente des caractéristiques un peu différentes de ce qui se passe en Métropole (bien sûr toujours vu de ma fenêtre insulaire)….
    15 jours de mouvement de blocage continu ici à la Réunion (déplacements impossibles, arrêt quasi total de l’activité économique, l’instauration d’un couvre feu pour tous pendant une semaine, blocage de la campagne sucrière, écoles fermées, magasins fermés sur ordre des gilets jaunes, pénurie d’essence, blocage des importations au Port …)
    Différente aussi la réponse du gouvernement ? La présence d’Annick Girardin, Ministre des Outre-mer sur trois jours, sa manière d’être aller au devant des « gilets jaunes » sur les barrages mêmes, face à toutes les problématiques des « porte-paroles », de la constitution de cahiers de doléances, des difficiles prises de décision sur la nature, la durée, l’arrêt des blocages… ainsi que la défiance des politiques en place.
    Dans le mouvement, j’ai vu un élan, des personnes bien vivantes, bousculée – ou face – à des questions démocratiques, ou « despotiques » par moment ? Qui prend la parole ou le pouvoir ? Par exemple, une des porte-parole spontanément mise en avant pendant , et que l’on a vue presque chaque jour aux informations locales, a été déboutée par un petit communiqué laconique dans la presse locale, annonçant « qu’elle n’était plus considérée comme faisant partie du mouvement et qu’elle ne représentait qu’elle-même ».
    J’ai vu aussi, la cacophonie, les débordements, l’exaspération, ainsi que la capacité à bloquer complètement l’île pendant 15 jours : 3 000 gilets jaunes annonçant représenter toute la population… ??? Le risque d’un basculement, d’un mouvement incontrôlable pouvant mettre à mal les équilibres déjà très fragiles dans l’île ?
    Les propositions qu’Annick Girardin a pu faire – au delà des mesures reprenant pour partie des travaux déjà engagés pour les DOM par son ministère avant le mouvement – : un appel au travail collectif entre élus et citoyens, des organes de contrôle de la dépense publique, des groupes de travail autour des questions économiques, une représentation citoyenne par tirage au sort, seraient-elles, ces mesures, originales, adaptées à un territoire de fait limité par sa barrière de corail ?
    Département/ Région éloigné de la Métropole et pourtant très dépendant – interdépendant si j’en crois l’intérêt que représente ce petit territoire, qui par sa présence dans l’Océan Indien, permet à la Métropole une étendue de territoire maritime qui « rapporte ».
    Je livre cela, sans analyse poussée car je ne m’en sens pas la capacité, avec une invitation peut-être à aller voir de plus près ce que peut produire dans les mois qui viennent, à la fois les propositions gouvernementales et la manière dont les citoyens vont s’en saisir : la Réunion pourrait-t-elle être un lieu d’expérimentation de démocratie plus participative grâce justement à ces caractéristiques d’éloignement et de taille de territoire ?

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