Avec les émeutes de 2005, on avait pu croire un moment, particulièrement vu de l’étranger, que la France était à feu et à sang. Les images d’hélicoptères au-dessus des toits des cités, avec leurs projecteurs trouant l’obscurité, les voitures en flamme et les combats de rue… tout cela donnait à ces quelques nuits d’automne des airs de guerre civile. Ne vit-on pas depuis 15 jours un remake de ces journées de novembre, déjà novembre ? Cette fois-ci, ce sont les Champs Elysées envahis par des casseurs, leurs tentatives de barricades et les gaz lacrymogènes (mais aussi les klaxons bon-enfants des ronds-points aux périphéries des villes de province) qui tournent en boucle sur nos écrans. A nouveau quelques milliers de manifestants agressifs occupent presque tout l’espace médiatique et politique. La France semble bloquée. On sait qu’il n’en est rien, que les manifestants sont au total moins de 200 000, qu’ils peinent à s’organiser et à construire des revendications communes et réalistes. Pourquoi alors éprouve-t-on un sentiment persistant de malaise et d’inquiétude si ce n’est qu’une illusion médiatique ? Et si le pourrissement attendu par beaucoup dans les milieux dirigeants n’allait pas se produire ? Et si le recul gouvernemental pensé comme inéluctable ne se produisait pas non plus ? Et si nous étions entrés dans autre chose que l’éruptivité sporadique à laquelle nous sommes habitués ?
Les sondages disent que le mouvement est très largement soutenu par la population mais on a vu des mouvements très populaires, des grèves « par procuration » finir par s’essouffler. La popularité est un atout pour durer mais elle n’est pas suffisante. Une autre donnée à prendre en compte est l’extension du mouvement à toute la France. Les émeutes de 2005 ne s’étaient propagées qu’à quelques banlieues, les bonnets rouges étaient restés cantonnés à la Bretagne, les Nuits debout n’avaient concerné que quelques places de grandes métropoles. Les gilets jaunes sont présents dans toute la France. Hervé Le Bras a montré que le mouvement avait une intensité aussi forte dans la France périphérique que dans la large « diagonale du vide » qui réunit les territoires ruraux, des Pyrénées aux Vosges. Popularité et extension ne me semblent pourtant pas les facteurs les plus importants. Ce qui me frappe, c’est le rejet viscéral, certains ont parlé de haine, et je crains que le mot ne soit pas exagéré chez beaucoup de gilets jaunes. Je garde en mémoire particulièrement l’incommunicabilité totale qu’il y avait entre le représentant des gilets jaunes et Nicolas Hulot, qui est pourtant présenté comme la personnalité préférée des Français. Cette popularité ne permettait en rien d’amorcer le dialogue. Or le président, par ses propos clivants, par son goût de la castagne que j’ai pointé à plusieurs reprises, n’est pas quelqu’un qui a calmé les passions au cours des derniers mois ce qui handicape aujourd’hui toute prise de parole de rassemblement et d’apaisement. Cette exacerbation inédite des passions est sans doute le point clé de la crise que nous vivons.
Certains veulent voir dans l’époque un improbable retour aux années 30. Et si nous étions plutôt au temps très particulier de la « Grande peur » qui a précédé la Nuit du 4 août et l’abolition des privilèges ? Rappelons-nous. La convocation des Etats-généraux et surtout la réunion des 3 ordres pour créer l’Assemblé nationale a semblé créer une rupture nette avec l’ordre ancien mais, les mois passant, beaucoup de confusion succède à l’enthousiasme des débuts. Rumeurs, émeutes et jacqueries se répandent. Transposons : l’élection d’Emmanuel Macron a semblé créer une rupture nette avec l’ancien monde mais les mois qui suivent créent beaucoup de désillusions après de grands espoirs (au moins pour certains). Le mécontentement monte avec le sentiment de l’injustice, la fronde des gilets jaunes surprend par sa capacité à cristalliser les craintes et les ressentiments. Les violences se multiplient, incontrôlables. Mon malaise tient à ce parallèle possible.
Même si l’élection présidentielle de 2017 n’est pas la réunion des Etats généraux de 1789, il y a bien eu rupture profonde du fil de l’histoire politique contemporaine avec l’affaissement des partis de gouvernement et le surgissement inattendu d’un président qui disait vouloir rompre avec les pratiques anciennes. Cette rupture et cet espoir ont libéré des énergies jusque-là détournées de la vie collective. C’est une chance même si le bouillonnement actuel est instable, potentiellement dangereux et contreproductif. Au fur et à mesure que la crise des gilets jaunes s’installe, on assiste à une montée des fantasmes et des peurs sans réel rapport avec la gravité des faits. Les drones, lorsqu’ils filment d’un peu haut, montrent à quel point les combats – même violents – sont circonscrits mais la dramatisation ne cesse pas d’enfler, chaque acteur y ayant intérêt : les médias bien sûr qui nous tiennent en haleine, les gilets jaunes qui ont le sentiment de faire l’histoire (même ceux qui déplorent les violences), les responsables gouvernementaux qui jusqu’ici s’enferment dans une posture de maintien de l’ordre public dramatisant encore la situation.
Quelques semaines de plus de violences épisodiques, une capacité du mouvement à continuer au-delà de la trêve de Noël et la confusion sera grande dans le pays, notamment avec des dirigeants jeunes, inexpérimentés et surtout pas du tout préparés à ce rejet puisqu’ils se vivent comme les fondateurs d’un nouveau monde.
La Grande Peur de 1789 a heureusement débouché sur la Nuit du 4 août. Mue à la fois par l’inquiétude, le désir que l’aventure révolutionnaire se poursuive et l’exaltation de faire l’histoire, l’Assemblée a su prendre la mesure symbolique qu’il fallait pour apaiser et unir le pays en votant l’abolition des privilèges. Ne doit-on pas vivre aujourd’hui un moment de cette nature ? Dans la situation instable et fantasmée (instable parce que fantasmée ?) que nous vivons, quelle pourrait être notre nuit du 4 août pour rétablir la concorde et poursuivre l’indispensable transformation de notre vie politique (au-delà de ce qu’imaginait certainement l’actuel président de la République) ?
Dans le discours que j’ai écrit en anticipation de celui du président, je voulais initialement me concentrer sur la coopération pour construire des solutions locales aux problèmes de déplacement mais une discussion avec Gérard Mermet[1] m’avait amené à penser que l’on ne pouvait pas faire l’économie d’une redistribution entre les plus riches et les plus pauvres si l’on ne voulait pas renoncer à la taxation écologique. L’écoute d’une interview de Dominique Bourg allant aussi dans ce sens avait fini de me convaincre. J’ai donc commencé « mon » discours par une promesse d’impôt de solidarité des plus riches pour abonder un fonds au service de la transition permettant à tous d’y faire face.
Un de mes amis de l’époque de Sciences-po m’a interpelé sur la facilité que constituait à ses yeux le recours à un nouveau prélèvement. Je persiste à croire que c’est la seule voie possible. Ni la démission du président, ni la dissolution du Parlement, ni l’abandon de la taxation écologique, ni la répression des troubles ne sont des réponses efficaces et justes. Rappelons-nous ce graphique publié par Le Monde en octobre où l’on voyait les effets des mesures fiscales du début du septennat sur la population en fonction de ses revenus. Autour d’un groupe central de 60% des ménages qui gagnaient 1% de revenu supplémentaire, les 22% les plus pauvres et les 19% les plus riches perdaient 1%. Seule une colonne toute fine à droite du graphique sortait de cette moyenne + 1/ -1, la colonne des 1% les plus riches voyaient en effet leur revenu augmenter de 6% !
La Nuit du 4 août n’a pas été une injonction d’en haut. Ce sont des nobles et des ecclésiastiques qui, un à un, ont commencé à dire à la tribune les privilèges dont ils acceptaient de se défaire. Cela a duré jusqu’à deux heures du matin. Et si, à l’image de ce qui fut fait en une nuit d’été de la fin du XVIIIème siècle, les plus riches d’entre nous prenaient l’initiative et disaient tour à tour, dans une émulation salutaire, qu’ils abondent une Fondation de la transition solidaire ? Celle-ci serait chargée de financer le dispositif de coopération locale (et non la « concertation » proposée par le Président) qui mettra au point les solutions concrètes de mobilité, d’aménagement des logements, d’évolution des pratiques agricoles dont nous avons urgemment besoin ?
Le consentement à l’impôt est à la base de la République, l’impôt volontaire des fortunes de France ne serait-il pas le meilleur moyen de rétablir cette confiance mutuelle indispensable au pacte démocratique ? Utopie ? Sans doute, mais je ne peux m’empêcher de l’espérer quand même. Nous avons su le faire une fois. Nous avons cet imaginaire puissant dans notre patrimoine historique. Et si nous parvenions à le mobiliser ?
[1] Dans son Francoscopie 2030, Mermet, qui n’a rien d’un révolutionnaire échevelé, imagine le transfert de richesse que permettrait l’accord de la moitié des 2043 milliardaires recensés sur la planète.
Merci Hervé pour ce texte, plus inspirant à mes yeux que le précédent.
Dans les moments troubles que nous traversons, l’utopie et l’imaginaire restent nos meilleurs alliés.
La question de la mobilisation de cet imaginaire peut tout à fait trouver des réponses dans l’approche collective et coopérative que tu mentionnes par ailleurs, à condition que ce collectif soit aussi divers que massif.
Totalement d’accord. Ne pourrait-on trouver trois ou quatre « ultra-riches » pour lancer la fondation? Ça doit quand même exister et c’est le moment de les contacter. As-tu une idée…?
Jean-Pierre
J’ai eu sensiblement la même analyse que toi dans mon dernier post (http://genevievebrichet.blogspot.com/2018/11/gilets-jaunes-bonnets-rouges-et.html). Que j’ai tempéré après avoir écouté certains gilets jaunes qui ont une réelle vision du monde de demain et de la démocratie représentative (la vraie!) ou mieux, directe et citoyenne. Notamment le mouvement organisé
qui s’est créé (https://www.giletsjauneslemouvement.com/?fbclid=IwAR1sCRvZhhXPyVkC-n5-ellwtAp8AlY4K5i_6b2MM8y7cCfEqOmr86bKUh8). Bien sur les gilets jaunes ne sont pas tous d’accord loin de là, mais observons l’évolution et espérons!
@Jean-Pierre,
non, je n’en connais pas directement mais j’ai bien sûr travaillé pour de grandes entreprises dirigées par des patrons fortunés… on peut tenter de les approcher.
Mais si nous relayons largement cette idée de Nuit du 4 août comme préalable à une solution co-construite dans la durée et sur les territoires, la pression sera peut-être suffisante pour que le mouvement s’engage. ON a vu des PDG renoncer à des golden parachutes sous la pression de l’opinion. Ensuite, un effet boule de neige peut s’enclencher
Merci pour votre discours « rêvé » dont je partage l’ensemble des leviers que vous mettez en valeur pour que les gilets jaunes et le peuple français, soit en mesure d’entendre un discours d’autorité de notre Président actuel.
Cependant, j’aimerai faire trois amendements :
1) La croyant plus incitative, qu’une taxe obligatoire pour les riches, j’imagine plutôt une incitation fiscale spéciale « don pour l’état » qui serait déductible des impôts, accessible à tous ceux qui ferait un don, destinée uniquement aux investissements de solidarité et de transition écologique de l’Etat.
Cette incitation fiscale adressée à tous, me paraîtrait plus mobilisatrice d’un esprit de partage vital.
2) Si les français, et pas seulement les gilets jaunes, ont perdu la confiance dans une parole qui n’est pas suivie par des actes, il ne me semble pas opportun de proposer l’implication de citoyens dans l’Assemblée, simplement par leur tirage au sort.
Le choix des citoyens par tirage au sort répondrait mieux à l’attente de tous, s’il était effectué exclusivement parmi des hommes de terrain porteurs d’une parole fédératrice du bien commun.
Ils pourraient être choisis parmi des personnalités de tout bord, du moment qu’elles parlent d’expérience promouvant le bien commun.
Par exemple des personnalités comme :
Jean-Claude Mensch, maire de Ungersheim, en Alsace, dont le foisonnement d’idées s’est traduit par l’élaboration avec des citoyens, d’un programme de « vingt-et-une actions pour le XXIe siècle », qui décline le thème de la solidarité dans trois domaines : intellectuel, énergétique et alimentaire.
Dany Dietmann, le maire de Manspach relevant depuis plus de 15 ans le défi de la pollution de la terre et de l’eau. Les responsables associatifs du CCFD, du Secours Catholique, du Secours Populaire…
et vous en connaissez certainement beaucoup d’autres, dans le privé, comme dans le public, en qui tout un chacun peut se retrouver.
Les citoyens, choisis pour siéger à l’Assemblée, ne peuvent peuvent pas se contenter d’écouter et d’interroger les membres de l’Assemblée, il faudrait qu’ils aient un droit à la parole, comme tout député,
pour parler à partir d’une expérience citoyenne et non pas pour faire un discours tiré de ses propres pensées doctrinaires, même éclairées.
3) Pour qu’un Président puisse entendre et intégrer une nouvelle parole à son discours et à ses actes futurs, il faudrait que votre « rêve » soit appuyé par des personnalités « crédibles » dans leurs liens parole/ acte, et soit adressé au Président lui même.
Merci de considérer ma modeste contribution à vos propositions comme un simple désir de participer à votre réflexion sur la question du bien commun et de l’autorité.
Bien cordialement et avec reconnaissance pour votre parole qui appelle à la réflexion et à la liberté de chacun
Christiane et André
En accord avec la proposition. L’initiative peut venir de multiples parts. Y compris des réseaux de mondialité déjà à l’oeuvre.
Lien possible aussi avec l’Appel aux consciences pour incarner et compléter les articles de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme dont le 70e anniversaire le 10 décembre pourrait être un levier pour un effet d’entraînement, y compris au Dialogues.
Avez-vous lu cet article qui résonne complètement avec la proposition d’Hervé ?
https://www.lesechos.fr/economie-france/social/0600265998521-deux-grands-patrons-appellent-les-plus-riches-a-davantage-de-generosite-2226767.php?utm_source=Brief.me&utm_campaign=d61204a09b-EMAIL_CAMPAIGN_2018_12_04_05_02&utm_medium=email&utm_term=0_3829f59b1a-d61204a09b-245894977
Oui Hervé il faut évidemment réduire les inéquités sociales!
Oui ton parallèle avec la nuit du 4 aout est très séduisant dans sa genèse et sa transposition dans le contexte actuel .
Mais je n’irai pas jusqu’à espérer, voire promouvoir un geste volontaire de redistribution des plus riches via une fondation. Je n’ y crois pas et pire je crois que cela alimenterait une forme de nouvelle charité bien pensante à l’américaine.
Comme tu le dis, l’impôt anonyme reste le meilleur outil de ruissellement à condition qu’il soit bien pensé et utilisé.
Le plus proche de ta proposition reste un Isf vert déjà imaginé par Rocard, Delors, Aubry,…
Mais plus globalement je pense qu’une réforme globale de nos instruments fiscaux s’impose, mettant fin aux centaines de milliards d’évasion fiscale des grandes entreprises qui n’ ont rien à voir avec les quelques 4 ou 5 milliards d’un petit Isf. La gabgie du CIC competivité des entreprises de quelques 30 ou 40 milliards d’euros renouvelés ce quinquennat en est une illustration criante.
L’emploi de cette redistribution au profit d’une plus grande coopération locale restant souhaitable dans tous les cas de figure. Oui Hervé.
Une fois de plus nous sommes d’accord sur les finalités.