Nuance

Appeler directement à la nuance dans le débat public risquerait d’apparaître comme un vœu pieux. Je propose ici un détour pour mieux retrouver l’envie de porter haut cet art indispensable de la nuance.

Nuance
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Dans la nuance, le nuage transparait. L’apparence changeante du nuage quand le soleil décline, a inspiré le mot nuance pour parler des couleurs avec plus de subtilité. « Ça tire sur le vert ! », « Mais non c’est un bleu, je te dis ! » Si les couleurs ne prêtent pas à discussions, les nuances ouvrent des débats sans fin et, si l’on est honnête, la couleur que l’on défendait comme bleu à l’instant, vue sous un autre angle, n’est plus si bleue. Peut-être qu’effectivement, on pourrait dire qu’elle tire sur le vert.

Pastoureau, l’historien des couleurs, rappelle qu’au Moyen-âge, à une époque où l’on ne savait pas produire des couleurs stables, identiques d’un bain à l’autre, on ne s’embarrassait pas des nuances. L’héraldique ne connait que les couleurs franches. Peu importe qu’il soit vermillon ou cramoisi (ah, les noms des couleurs !), le rouge est toujours un « gueules », comme le nomme l’héraldique.

On parle de couleurs franches et de nuances indécises. Et si cette expression nous cachait la réalité sous une fausse évidence. La notion de couleur franche ne peut exister que par convention. En quoi un rouge est-il plus franc qu’un autre ? A l’inverse la nuance est-elle aussi indécise qu’on le dit ? La nuance vise à cerner au plus près une réalité qui a priori nous échappe. La pluralité des points de vue permet de mieux saisir la teinte réelle entre bleu et vert. On compare, on contraste, de proche en proche on ajuste son regard et l’on peut s’accorder. La nuance est indécise a priori, mais quand on a fait l’effort de s’ajuster n’est-elle pas plus durable qu’une couleur de convention ?

Paradoxalement, alors que nous avons maintenant les techniques pour restituer les teintes dans leurs plus subtiles nuances, notre parole ne semble plus disposer que des cinq couleurs primaires des blasons ! Nous avons banni la nuance de nos conversations au moment où elle est plus nécessaire que jamais pour dire la complexité caractéristique de notre temps. La complexité ne peut être représentée dans le débat public alors que les nuances qui permettraient de la dire sont ignorées ou pire rejetées.

Alors, il est grand temps de reprendre à notre compte les mots de Verlaine dans L’art poétique

Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !

Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine !

« Et tout cet ail de basse cuisine ! », la formule étonne à dessein par son prosaïsme mais on ne peut éviter de faire le lien avec l’indigeste cuisine politique qui nous est servie ad nauseam.  Il n’est que temps de « fiancer le rêve au rêve et la flûte au cor ».

Tournons-nous vers ce que disent les Chinois de leur art de la peinture des paysages :

La montagne sous la pluie ou la montagne par temps clair sont, pour le peintre, aisées à figurer. […] Mais, que du beau temps tende à la pluie, ou que de la pluie tende au retour du beau temps […], quand tout le paysage se perd dans la confusion : entre il y a et il n’y a pas – voilà ce qu’il est difficile de figurer.  Qian Wenshi.

L’art de la nuance c’est cette capacité à ne pas essentialiser ce qu’on a à représenter. C’est d’accepter que la réalité soit toujours en transition entre deux états, entre « il y a et il n’y a pas ». C’est parce que Trump et ses émules cherchent à anéantir cet art de la nuance que nous devons le célébrer. La démocratie est un art de la nuance.

Se compter, être décompté, compter

N’oublions pas trop vite l’éclaircie de l’été sur le plan politique : le succès inattendu et spectaculaire de la pétition contre la loi Duplomb. Et si nous nous en inspirions pour donner enfin plus de place à la société civile dans le système politique ?

Se compter, être décompté, compter
le-nombre-de-signataires-de-la-petition-contre-la-loi-duplomb-sur-un-ecran-de

La politique hélas se déconsidère chaque jour davantage en s’éloignant de ce qu’elle est censée permettre : la représentation de la société et la capacité à agir en créant des compromis. Il est sans doute trop tard pour qu’un Premier ministre plus jeune et plus habile rattrape le temps perdu. J’espère sincèrement être surpris en bien et ce n’est évidemment pas complètement impossible. Mais parler de « rupture » ne suffit pas pour la faire advenir.

La rupture dont nous avons besoin pour redonner de la force, de la vitalité à la politique n’est pas une simple ouverture à quelques « marqueurs de gauche » comme une taxation des plus hauts patrimoines. Ça ne suffira pas quoiqu’en disent des commentateurs enfermés dans les reprises en boucle des mêmes éléments de langage sans la moindre capacité au pas de côté. Il était significatif (et scandaleux !) que cet été sur France Inter l’éditorial politique ne soit plus à l’antenne quand l’éditorial économique continuait avec des remplaçants estivaux. Cela aurait pourtant été l’occasion de parler de politique autrement en s’intéressant à ce qui est au-dessous des radars le reste du temps, notamment les manières dont s’inventent localement des aptitudes à conduire les transitions écologiques et démocratiques. La politique reste, y compris sur une antenne de service public, une affaire de professionnels qui prennent des vacances.

Même les intellectuels sont trop souvent décevants. Ils ne voient pas véritablement d’alternative à la restauration de la démocratie représentative et du parlementarisme. Mais cette restauration est-elle possible et même souhaitable ? J’ai souvent l’impression de n’entendre ou de lire que des propos incantatoires. La sécheresse politique a besoin d’autres remèdes que les danses de la pluie de quelques sorciers blancs. Lorsqu’ils évoquent à juste titre la société civique, c’est pour lui enjoindre de remplacer les partis défaillants sans prendre en compte le fait que les tentatives précédentes ont toutes échoué : l’Ami public avec Christian Blanc, Nouvelle donne avec Pierre Larrouturou, Place publique avec Raphaël Glucksmann, Génération(s) et j’en oublie. Même au plan local le municipalisme avec des listes citoyennes n’est guère concluant, comme l’a montré l’expérience abandonnée de Saillans.

Alain Caillé a proposé aux Convivialistes de réfléchir à un « parti antiparti ». Le terme a vite été trouvé trop agressif sans regarder son potentiel d’invention, au-delà même de ce qu’imaginait son auteur qui appelait en réalité la société civique à suppléer l’incurie des politiques en faisant de l’anti-parti  un parti entrant dans le jeu représentatif.

Pour moi la notion d’anti-parti ne devrait pas conduire à construire un parti cherchant à conquérir des suffrages contre les autres partis (on ne changerait rien en faisant ça !). Continuer la lecture de « Se compter, être décompté, compter »

Lieu

J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire ici, j’aime les mots courts. Leur brièveté même signale leur usage intense et leur importance pour nous : eau, air, vie… Lieu fait partie de ces mots, loin, si loin des assignations identitaires des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part ».

Lieu
lieu de retrouvailles @hcd

Lieu est un mot usé, poli comme un galet. Il n’a plus rien avoir avec le locus latin dont il est originaire. Avec locus, on pense à la localisation, c’est le cadastre et l’enregistrement. Le grec topos, de la même manière, nous a laissé la topographie. Des mots scientifiques, des mots sans histoire et sans âme.

Paradoxalement lieu est plus référencé au temps qu’à l’espace. Un lieu c’est le souvenir d’un moment. Pour moi comme pour Joëlle Zask [1]et avant elle Georges Perec[2], le lieu est avant tout lié à une expérience vécue et à son souvenir (cf. l’expression « avoir eu lieu » qui ne se préoccupe pas franchement du lieu où ça s’est passé). La notion de « lieu de mémoire » proposée par l’historien Pierre Nora a sans doute connu le succès parce qu’elle tissait des liens affectifs entre temps et espace.  Un lieu de mémoire n’est en effet pas n’importe quel lieu dont on se souvient, mais un lieu où la mémoire peut nous réunir.

Deux expressions créées à partir du mot lieu font valoir la plasticité du mot et sa capacité à évoquer encore et toujours l’expérience vécue, ce que ni espace ni endroit ne rendent possible.

J’aime particulièrement le lieu-dit, ce lieu situé et pourtant si imprécisément défini. Il peut être un hameau mais parfois un simple carrefour, un endroit que l’on a choisi de « dire », que l’on conserve dans la mémoire collective avec ce simple petit panneau bleu qui n’oblige même pas à ralentir. Je parlais ici des affouages après avoir vu un de ces panneaux dans la campagne bourguignonne. Les lieux-dits sont des aide-mémoires.

Depuis quelques années les tiers-lieux sont à la mode et se multiplient en ville comme à la campagne. Dans le livre qu’il leur a consacré, Antoine Burret insiste sur leur caractère informel et refuse leur enfermement stérilisant dans un rôle prédéfini. Un tiers-lieu est un lieu qui se vit et qui s’invente au gré de ceux qui y viennent. Le mot agace ceux qui aiment les définitions positives et définitives, ceux qui préfèrent les espaces de loisirs aux lieux interlopes ! Lieu-dit, tiers-lieu, une survivance et une création, deux mots aux univers apparemment tellement éloignés et qui pourtant tissent autour du lieu cette même relation à l’expérience vécue.

Encore une remarque : on dit prendre place on ne peut pas dire prendre lieu, en revanche on peut dire donner lieu. J’aime ce mot qui donne et ne prend pas…

[1] Se tenir quelque part sur la Terre :: Premier Parallele Lu avec jubilation, comme beaucoup des essais de Joëlle Zask, j’avais envisagé d’y revenir sur ce blog. Il a fallu un post estival sur LinkedIn d’Isabelle Chenevez pour que je le fasse. Merci à elle. Zaxk insiste sur le fait que les lieux sont avant tout l’endroit où l’on a vécu des expériences, terrains d’aventure ou lieux d’engagement.

[2] Georges Perec, cité par Zask, avait entrepris un travail fou, décrire douze lieux parisiens sur une période de douze ans, mêlant observations directes et souvenirs.

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