Face à l’urgence du Vivant, quel est le bon combat ? Je me faisais cette réflexion en écoutant une juriste participer à la séance d’ouverture du Festival Vivant. Elle présentait le droit de l’environnement comme une avancée majeure (avec l’écocide comme but à atteindre) alors que pour moi, même avec l’écocide, on en reste à un droit défensif qui n’anticipe pas le système juridique de l’avenir. Il est certes utile de défendre les droits des fleuves et des forêts mais on admet ce faisant que l’enjeu est de réduire l’impact du système économique actuel, pas de le changer.
Qu’est-ce qui est à reconstruire en priorité ? Qu’est-ce qui nous bloque dans un présent qui n’est plus viable ? C’est en écoutant cette juriste évoquer le droit de l’environnement que la chose m’est apparue encore plus nettement qu’avant : le cadre juridique de l’entrepreneuriat est central. C’est ce cadre juridique qui a accompagné la révolution industrielle et, hélas, le passage à l’anthropocène et à l’hubris dans lequel nous nous enfermons. On n’entrera pas dans le monde d’après sans un cadre juridique entièrement transformé. J’ai déjà écrit sur la nécessité de revoir le droit de propriété mais c’est plus spécifiquement le droit de l’entreprise qu’il faut envisager sur des bases radicalement nouvelles.
Alors que le libéralisme a historiquement lutté contre l’absolutisme royal, il a laissé s’installer un absolutisme entrepreneurial qu’il devrait aujourd’hui combattre comme il a combattu autrefois la monarchie absolue.
Tout le monde reconnait que les grandes entreprises transnationales sont aujourd’hui beaucoup plus puissantes que les Etats incapables (et peu désireux) de leur contester leur suprématie. Si au début du XXème siècle, on n’a pas trop hésité à défaire les monopoles du pétrole et de l’acier, qu’on a encore réussi à séparer les activités d’AT&T au début de ce siècle, aujourd’hui le simple fait de faire payer des impôts à Google relève de l’exploit. Que font les libéraux contre l’absolutisme économique ? Il est frappant de voir que les lois de l’économie sont devenues les « lois naturelles » et que, comme les lois divines au XVIIIème siècle, elles ne peuvent être discutées (sauf par des impies). Pourquoi ce qui a été considéré comme insupportable aux libéraux au temps des Lumières ne l’est-il pas aujourd’hui ? Pourquoi les libéraux contemporains restent-ils focalisés sur le pouvoir d’Etat qui est désormais résiduel alors qu’ils restent muets sur le pouvoir économique démesuré et hyper-concentré ? Avons-nous à ce point été domestiqués que la liberté ne nous est plus vitale ? Sommes-nous tous devenus semblables au chien de la fable qui n’envie même plus la liberté du loup ?
Voici ce que je propose à tout libéral conséquent d’envisager sérieusement. C’est radical j’en conviens mais c’est à mon sens réellement libéral !
Une approche radicalement libérale doit naturellement s’appuyer sur le droit. C’est bien par le droit que le libéralisme s’est manifesté à la fin du XVIIIème siècle avec la Déclaration des Droits de l’Homme, le droit constitutionnel et le code civil.
J’ai longtemps cru qu’il était nécessaire et suffisant de construire un droit de l’entreprise qui créerait une forme de droit constitutionnel de l’entreprise comme il y a un droit constitutionnel des Etats. Je crois toujours qu’il est nécessaire d’instituer l’entreprise en droit mais j’en viens à penser que ce n’est pas suffisant. Il faudra également revoir la question de la propriété du capital pour imaginer une propriété fondante ! Je reconnais que ça semble hors d’atteinte et que la politique des petits pas permise par la RSE sur une base volontaire semble nettement plus réaliste. Pourtant le double saut créatif que je vais développer est moins irréaliste qu’on le croit. N’est-il pas plus réaliste de chercher des solutions adaptées à la situation à laquelle nous devrons faire face dans 5 ans, 10 ans ou 30 ans ? Le réalisme est dans l’avenir certainement pas dans le passé. Alors projetons-nous.
La réforme de l’entreprise suppose d’en faire une institution politique !
Le rapport Notat-Senard avait (ré)ouvert la voie en affirmant un principe important, si souvent occulté, l’entreprise n’est pas réductible à la société de capitaux : « Si dans la vie quotidienne nous désignons les entreprises par leur nom et leurs marques, l’entreprise n’a pas d’existence juridique en tant que telle ». Le rapport va même jusqu’à évoquer le fait que l’entreprise est prisonnière de la société commerciale. Il indique aussi clairement que l’entreprise n’a pas de propriétaire : « Si les actionnaires sont donc pleinement propriétaires de leurs actions, c’est par un raccourci qu’on les présente comme propriétaires de l’entreprise. L’actionnaire, même majoritaire, ne dispose pas de titre de propriété sur la société, parce qu’elle n’est pas une marchandise, mais un sujet de droit. »
Cette distinction entre l’entreprise et la société de capitaux est clé mais la loi Pacte n’en tire que des conséquences extrêmement limitées en réécrivant a minima le code du commerce. Tentons de voir quelles conséquences concrètes il serait possible de tirer de la distinction entreprise/société.
Longtemps la société de capitaux et l’entreprise ont été légitimement confondues. Entrepreneurs et apporteurs de capitaux participaient à la même aventure entrepreneuriale et définissaient des règles pour s’en répartir les bénéfices. C’était l’époque de la « grosse aventure » et des navires qui partaient à la découverte du Nouveau monde. C’était aussi l’époque où les premières entreprises tenaient plus du commerce que de l’industrie avec des ouvriers qui vendaient leur prestation à la tâche.
Avec les grandes manufactures, les collectifs de travail se sont organisés et il devenait déjà difficile de considérer ces collectifs comme extérieurs à l’entreprise. Mais le travail de la première industrie était encore peu qualifié et facilement interchangeable. Il pesait peu face à l’essor des aventures entrepreneuriales portées par des capitaines d’industrie. A ce stade il était encore pertinent que les Etats régulent l’activité des sociétés par la mise en place progressive d’un droit du travail.
Le travail d’aujourd’hui, de plus en plus libéré des tâches répétitives, est pleinement créateur de richesse. Il est au moins autant que l’apport de capital source de la réussite de l’entreprise. D’autant plus que dans le même temps la place des apporteurs de capitaux a beaucoup changé. Les premiers capitalistes étaient bien partie prenante de l’aventure entrepreneuriale et ils étaient les derniers servis dans le partage de la valeur ajoutée prenant de fait un risque important qui avait en soi une valeur. Avec les entreprises multinationales d’aujourd’hui, les apporteurs de capitaux sont souvent des fonds de pension ou des épargnants qui n’ont d’autre projet que de maximiser leur profit. Plus encore, la financiarisation de l’économie conduit à faire du versement des dividendes et de la montée du cours des actions un a priori et non la rétribution ultime d’un risque assumé. Les actionnaires sont aujourd’hui des rentiers mais le droit les considère toujours comme des entrepreneurs.
Dans la ligne des travaux du juriste Jean-Philippe Robé et des réflexions conduites avec Didier Livio, il faut en première approche prendre en compte apporteurs de capitaux et les apporteurs de travail. On verra plus loin qu’une approche plus entrepreneuriale pourrait être envisagée mais il est utile de commencer par la vision « classique » actionnaires/salariés. Les parties prenantes à considérer comme « constituantes » dans l’entreprise sont donc les actionnaires d’un côté et le collectif de travail de l’autre, chacune de ces parties devant avoir son lieu d’élaboration d’une posture commune. Les actionnaires l’ont, c’est la société de capitaux, et il est normal qu’ils décident entre eux des orientations qu’ils souhaitent impulser. Aujourd’hui l’autre partie constituante, la communauté des salariés n’a pas d’instance propre. Ce n’est pas par l’accueil au CA de la société de quelques-uns d’entre eux (choisis comment ?) que l’on fera émerger un point de vue commun. On sait combien un dialogue déséquilibré dans un cadre inapproprié peut être contreproductif.
L’entreprise ne peut exister en droit que si ses parties constituantes ont leurs instances propres et qu’un dialogue est engagé entre ces deux instances pour définir le « projet d’entreprise » et la répartition de la valeur ajoutée qui en découle. Cette approche contractuelle de l’entreprise ne peut être dissociée d’une réforme des règles de la comptabilité. Aujourd’hui, logiquement, nous avons une comptabilité des sociétés conçue pour rendre compte de la capacité de la société à rémunérer les actionnaires grâce à la mise en évidence d’un bénéfice distribuable. La comptabilité de l’entreprise, tout aussi logiquement, ne doit plus servir à faire apparaître le bénéfice mais la valeur ajoutée qui va permettre de rémunérer les parties constituantes, salariés et actionnaires.
Dans cette optique le dirigeant d’entreprise n’est plus seulement le mandataire de social des associés, il doit aussi être agréé par la communauté des salariés. Il devient ainsi l’interlocuteur des parties constituantes de l’entreprise qu’il a pour mission première d’accorder autour d’un projet stratégique qui tienne compte des attentes des deux communautés, celle des actionnaires et celle des salariés.
Des comités de parties prenantes substantiels
Au-delà des parties constituantes, il faut bien évidemment donner leur place aux autres parties prenantes de l’entreprise. Le comité des parties prenantes proposé par le rapport Notat Senard n’est que la généralisation de ce qui est considéré comme une « bonne pratique » en matière de RSE. Quatre points doivent être pris en compte pour que ces comités soient réellement substantiels.
1- Avant même toute généralisation de la pratique des comités de parties prenantes, les principales ONG commencent déjà à refuser de participer à de telles instances car ce sont pour elles des temps de plus en plus significatifs à consacrer à des instances toujours plus nombreuses mais sans réel pouvoir. On risque vite de paralyser le système avec des entreprises se tournant massivement vers quelques ONG n’ayant pas les moyens de faire un travail utile avec l’ensemble des entreprises qui les solliciteront. Il est sans doute souhaitable d’organiser des comités de partie prenantes au niveau des branches pour les sujets communs et de ne traiter que des sujets spécifiques au niveau des entreprises.
2- Cela nous amène au deuxième point, le dialogue avec les parties prenantes ne doit se faire à l’échelle de l’entreprise que sur des questions sur lesquelles l’entreprise a besoin d’engager des transformations par la concertation, des sujets sur lesquels elle n’a pas la maîtrise à elle seule des changements à opérer (ex les changements en matière de consommation impliquent nécessairement les industriels, la distribution, les consommateurs et les influenceurs). Un tel dialogue (une telle concertation) n’a de sens que si elle débouche sur un plan d’action concerté, ça ne peut pas être la simple revue – même critique – d’un rapport annuel.
3- C’est également dans le cadre de ces comités parties prenantes que doivent pouvoir se décider les capitaux environnementaux et sociaux que les branches et/ou les entreprises s’engagent à préserver et donc à intégrer dans leur comptabilité. Je renvoie sur ce point aux travaux de Jacques Richard qui explique bien que le maintien de capital, règle de base de la comptabilité doit désormais concerner tous les capitaux de l’entreprise. On ne pourra plus ainsi distribuer de dividendes tant que l’ensemble des capitaux (environnemental, social et financier) n’auront pas été préservés.
4- Dernier point que le rapport laisse à la discrétion des CA, c’est la composition des comités des parties prenantes. Il est impossible de déterminer objectivement qui doit être considéré comme partie prenante. C’est potentiellement infini tant les entreprises ont d’impacts sociaux et environnementaux. Seule une solution procédurale est à même de résoudre la question de la composition. Ce sont bien les instances de l’entreprise (les parties constituantes dans le cadre du projet d’entreprise) qui fixent le cadre initial de l’association des parties prenantes. En revanche il doit être possible au cours du temps que d’autres acteurs en viennent à se considérer comme parties prenantes. Elles doivent pouvoir faire la demande d’être associées en motivant leur demande. Si ce motif est retenu comme valable par au moins une des parties constituantes de l’entreprise, l’acteur concerné doit pouvoir être associé aux travaux de l’entreprise (ou de la branche). Le juge pourra être saisi pour vérifier si la procédure a bien été respectée et que les parties ont pu s’exprimer sans pour autant intervenir sur le fond.
Je reprends ainsi à mon compte la distinction très éclairante faite par Jean-Philippe Robé (L’entreprise et le droit QSJ 1999) entre les deux modes d’habilitation à prendre la décision dans l’entreprise : la propriété et le pouvoir. Le droit de propriété donne le droit de tout faire de ce que l’on possède dans le respect des règles fixées de l’extérieur par les Etats pour en réguler l’usage. C’est la conception classique de la société « propriété » de ses actionnaires. Si l’entreprise est pensée en termes de pouvoir, le pouvoir ne donne pas la pleine propriété, il s’exerce dans l’intérêt de ceux qui y sont soumis. Le pouvoir est donc limité par le contrôle de ceux qui s’y soumettent avec l’appui du juge en cas d’abus de pouvoir présumé. Les règles d’exercice du pouvoir sont dans ce cas primordiales. L’entreprise n’est plus une propriété mais une institution.
Mon texte est déjà trop long. Je le compléterai sur deux points (évoqués au fil des lignes précédentes pour ceux qui ont suivi le fil de mon raisonnement) :
- La nécessité de réexaminer la théorie des parties prenantes pour donner une place à l’entrepreneur qui est en fait le grand absent de la théorie, son apparition comme arbitre entre deux communautés n’étant pas pleinement satisfaisante (je m’inspire sur ce point des échanges que j’ai eus cet été avec un ancien industriel, mon père).
- La nécessité de revoir les règles de la propriété du capital pour aller vers une propriété fondante selon ce qu’a imaginé Emmanuel Dockès dans Voyage en misarchie déjà évoqué sur ce blog.
Poser la question de la propriété est proprement prioritaire.
Cependant, une bonne idée ne suffit pas à l’archer pour atteindre la cible.
L’archer sera ici un juriste engagé, mieux un juriste enragé.
Juristes, nous le sommes tous, citoyens, citoyennes, sujets de droit.
Il convient d’emboiter le pas aux propos(itions) d’Hervé.
Au pas de charge, à pas de loup.
Une recension de visions connexes, de pavés dans la mare, me paraît être une étape judicieuse.
Une pierre à l’édifice : Blanche Segrestin, Armand Hatchuel, Refonder l’entreprise
https://journals.openedition.org/lectures/7965
PS. A toutes fins utiles, j’ai entrepris la réalisation d’un web-répondeur permettant d’enregistrer et de partager de courts messages vocaux. La diffusion d’idées est à l’origine de toutes les victoires démocratiques !
Oui, Hervé ! Avec un bémol optimiste : on peut éduquer les actionnaires en leur donnant envie de contribuer à l’avenir d’un monde plus humain et respectueux de la nature et des humains. Un sens nouveau donné à leur investissement qui revêt un caractère constructif à long terme. Une dimension dont ils peuvent être fiers auprès de leurs enfants…