Avec son accord et en précisant que ce texte a d’abord été publié dans Le Monde, je vous invite à lire ce texte de Roger Sue, un des sociologues avec lequel j’ai le plus d’affinités intellectuelles. Cette tribune montre clairement comment une société qui n’est pas de droite peut se laisser tenter par un vote pour la droite extrême. Son appel à reconstruire des espaces de citoyenneté pour sortir de cette coupure entre société et politique résonne naturellement avec les thématiques récurrentes de ce blog que Roger me fait l’amitié de suivre. Il est ainsi le deuxième auteur (après Jean-Pierre Worms, et ce n’est évidemment pas un hasard) dont j’ai le plaisir de reprendre les propos à mon compte.
Il ne faut pas confondre la réalité sociologique des Français avec ses représentations tant sondagières, médiatiques que politiques. Les indices visibles du progrès des valeurs de la démocratie ne manquent pas : tolérance LGBT, mariages homosexuels, record des mariages interethniques et de l’assimilation des étrangers, mouvements féministes, sensibilité accrue aux inégalités et injustices, attachement à la devise républicaine, etc. Ces indices traduisent de profonds mouvements de démocratisation souvent mal perçus et compris, autour de l’individualité, de l’égalité et de l’expressivité.
Sentiment croissant d’égalité
L’individualisation n’a pas bonne presse en politique. Qu’on la présente comme opposée à la socialisation et au civisme ou qu’on la réduise à la seule figure de l’homo economicus. En oubliant que la démocratie naît de la reconnaissance de l’individu dégagé du carcan communautaire. La démocratisation est intimement liée au processus d’émancipation de l’individu et à sa capacité d’autodétermination qui le qualifient comme citoyen libre. Loin de s’opposer à la socialisation, l’individualisation la suppose. L’individualisation contemporaine est relationnelle. Elle multiplie les réseaux, les associations formelles et informelles, les regroupements en tout genre. Avec Internet, elle instaure une sorte de communication permanente mêlant l’individuel et le collectif.
Cette individualisation entraîne une autre vertu démocratique : l’entrée dans un nouvel âge de l’égalité. Valeur cardinale de la démocratie s’il en est, surtout à gauche. Non plus l’égalité des individus par la similarité et l’avoir, mais une égalité autrement exigeante par la singularité de l’être particulier. Au-delà de toute condition, appartenance ou identité, chacun se ressent de plus en plus l’égal de l’autre par son « originalité » propre. Ce sentiment croissant d’égalité de chacun recèle un potentiel démocratique révolutionnaire qui exerce une influence directe sur nos sociétés statutaires et inégalitaires.
Valeurs démocratiques partagées
Ces nouveaux habits de l’individualité et de l’égalité appellent également un fort désir de reconnaissance, de manifestation et d’expression, pour ne pas dire de participation. Nous sommes dans une société de la communication qui déborde largement les médias où chacun pense avoir son mot à dire. Pas seulement dans les réseaux sociaux. Mais aussi de plus en plus par voie associative, ou lors de manifestations sur la voie publique et les ronds-points, par le soutien au personnel médical, dans les mouvements citoyens, etc. Les valeurs démocratiques de fond partagées par l’immense majorité des Français ont ainsi beaucoup progressé. La prétendue « fatigue démocratique » si souvent citée comme raison de la faible participation électorale est surtout une fatigue des institutions assortie d’une crise de la représentation.
Comment expliquer alors que des Français sociologiquement plus démocrates et sans doute plus à gauche qu’on ne le dit par leurs valeurs et leurs aspirations, soient politiquement de droite ? Une France de gauche qui vote à droite ? Ce grand écart tient d’abord à l’absence de traduction politique de ces courants démocratiques de fond. Il est plus compliqué de représenter une société d’individus moins dépendante des origines et des positions sociodémographiques qui orientaient les votes. L’électorat est devenu à la fois volatil et protestataire, oscillant souvent entre refus de vote et vote de refus.
Cette société des individus avec ses nouvelles formes d’égalité et d’expressivité n’a suscité aucun renouvellement des institutions politiques, à l’exception d’une convention citoyenne sur le climat restée à mi-chemin. Bien au contraire, la plus grande horizontalité démocratique s’est heurtée à une verticalité politique magnifiquement incarnée par l’actuel locataire de l’Elysée. Sans répondre aux nouvelles exigences démocratiques, le pouvoir politique et nommément son ministre de l’intérieur ont à l’inverse stigmatisé la société civile, lui renvoyant son désordre, son insécurité, sa violence, a fortiori quand elle vient de l’étranger.
La citoyenneté trait d’union entre société civile et classe politique
Pandémie aidant, les fonctions régaliennes de police et de justice se sont imposées à l’actualité. Au nom d’une République en danger, les différentes lois « sécurité et liberté » ou sur la sauvegarde des principes républicains se sont succédé. La presse à sensation, notamment un groupe de presse ouvertement xénophobe qui a enfanté Eric Zemmour, a surfé sur cette vague sécuritaire et ces virus venus d’ailleurs.
Par effet miroir, des sondages omniprésents, qui font autant l’opinion qu’ils la représentent, ont accrédité la centralité de ces questions. La précampagne a déjà préempté ces thèmes qui promettent la victoire à un candidat de droite plus ou moins radicale. Une menace pèse sur la démocratie qui attend pourtant moins une régression qu’une progression.
Comment réconcilier la société civile avec sa représentation politique ? En reconstruisant une citoyenneté perdue qui est le trait d’union entre la société civile et la classe politique, entre le politique et la politique. Où sont en effet les espaces de citoyenneté aujourd’hui dans lesquels tout un chacun peut éprouver le sentiment de liberté, d’égalité et de fraternité ? La loi confortant le respect des principes de la République, plus répressive qu’incitative, ne répond aucunement à cette question décisive. La verticalité des institutions échoue à produire de l’intégration républicaine. Il nous faut revenir aux conditions du contrat social. Revenir sur son origine oubliée qui est le lien d’association porté notamment par les corps intermédiaires. Jean-Jacques Rousseau, son fondateur, nous avait prévenus : un contrat (électoral ou gouvernemental) qui ne repose pas sur l’association est un « contrat de dupes ».
Roger SUE
Magnifique analyse, juste et revigorante. Le pouvoir actuel après avoir contribué à « dézinguer » les corps intermédiaires se retrouve en première ligne quand il dévoile ses projets néo-libéraux et s’étonne de l’opposition « non structurée » qu’il rencontre…
Merci de nous faire découvrir cet auteur !
Oui… comment voter quand les institutions deviennent mafieuses, les unes après les autres ? Révolte des médecins, des juges, … Marionnettes électoralistes… Désobéir devient un devoir (cf le livre éponyme de Frédéric Gros) mais quid après ?! https://www.rtbf.be/article/est-il-devenu-urgent-de-desobeir-9737560