Trump et Bayrou, deux discours, deux mondes

J’entends ici défendre « l’inefficacité » de la politique à l’ancienne, celle que pratique Bayrou. Il faut le faire face au désir de performativité immédiate des gestionnaires qui veulent des programmes et des mesures et plus encore des populistes qui choisissent délibérément le registre de la croyance infantile qui nie tout besoin de politique.

@Julien Muguet pour Le Monde

J’ai en tête depuis quelques jours un article sur le discours de politique générale de Bayrou. Mais entretemps, je me suis imposé l’épreuve d’écouter le discours d’investiture de Trump. Ils ont été prononcés dans le même monde à quelques jours d’écart. J’ai du mal à le croire. Sans doute une faille spatiotemporelle s’est-elle ouverte entre le 14 et le 20 janvier. Je crains que cette faille ne fasse que s’élargir  et qu’hélas nous soyons irrésistiblement entraîné du côté obscur de la force musko-trumpienne.

Je ne veux pas ici me lancer dans une analyse comparée des contenus programmatiques des deux discours, ça n’aurait pas beaucoup de sens ! Je vais plutôt essayer de comprendre ce que montre de la politique leur réception différente. On s’est beaucoup moqué du discours de Bayrou qui n’avait rien à annoncer de tangible ; inversement, même si c’était souvent pour en dénoncer les menaces, les commentateurs se sont longuement étendus sur l’annonce puis la mise en scène des executive orders de Trump, signes tangibles – selon eux – de sa préparation et de son efficacité.

Bayrou a fait un discours politique entaché de tout le discrédit qui entoure la politique. Trump a fait un prêche religieux ovationné par des fidèles et des convertis. Trump a célébré un culte égotique en prenant des décrets providentiels à effet immédiat quand Bayrou proposait une méthode pour construire des compromis en prenant le temps de la négociation. Deux mondes décidément !

Ce n’est pas exagéré de dire qu’il n’y a plus de réelle politique aux Etats-Unis. La parole trumpienne a radicalement rompu avec le mode de faire démocratique : elle ne cherche plus à convaincre, elle ne s’adresse plus à la raison. Elle est directement connectée à l’inconscient américain : le culte de la réussite individuelle. Pour cela il s’agit de parler un langage qui sort celui qui l’écoute des misères de l’existence réelle pour toucher au fantasme de toute-puissance infantile. Un discours qui s’appuie sur la croyance dans la performativité de la parole du genre « il suffit de vouloir pour pouvoir ». Le nouveau fiat lux du dieu païen badigeonné en orange. Ou plutôt – c’est plus le registre burlesque qui lui correspond  – le « Je veux et j’exige des paroxysmes spasmodiques », comme récitaient fièrement mes filles enfant pour montrer leur capacité de bonne diction.

Beaucoup d’observateurs ont pointé les incohérences de l’attelage Trump Musk. Les intérêts des uns et des autres pourraient en effet diverger mais ce qui les lie est bien plus fort que leurs éventuelles divergences d’intérêts comme par exemple sur l’immigration. N’oublions pas que Trump malgré sa vulgarité et sa sexualité violente a su devenir le hérault des chrétiens les plus rigoristes. Lorsqu’on est sur le registre du mythe, les réalités les plus contradictoires peuvent s’agglomérer. Ce qui lie Trump aux acteurs de la tech tient au mythe prométhéen du pacte américain. Ce qui était autrefois promis dans la vie réelle est aujourd’hui déporté dans le monde parallèle des réseaux sociaux. Là vous pouvez être aimé, vous pouvez être puissant, vous pouvez être libre. Peu importe si dans le même temps vos conditions de vie se dégradent. Le plus important est ailleurs. Ce n’est plus seulement la vie après la vie du christianisme, c’est la vie à la place de la vie du métavers et autres opiums du peuple.

Et si une part des critiques faites à Bayrou venait en droite ligne de cette néo-religion qui propose de s’affranchir des biens ternes réalités ? Bayrou n’a pas séduit. Il n’a pas trouvé le slogan qui fait mouche, la mesure énorme qui plie le match. Il a écouté ses adversaires et cherché laborieusement des compromis. Même si on déteste Trump, on aime ses éclats, ne serait-ce que pour les critiquer. Difficile de critiquer Bayrou, mieux vaut dès lors le déconsidérer : tellement prof, tellement ancien monde, tellement peu flamboyant, tellement ennuyeux…

Mais le mal est plus ancien et plus profond que notre attirance-répulsion pour la parole populiste. Notre jugement sur Bayrou vient certainement de l’approche gestionnaire de la politique qui fait des ravages depuis le Sarkozysme et à laquelle nous nous sommes habitués comme à la nouvelle normalité. Comme pour le Trumpisme on a mythifié l’efficacité. Si le trumpisme cherche l’efficacité dans le refus des contraintes du réel, l’approche gestionnaire de la politique la recherche au contraire dans l’exacerbation du réel et de ses contraintes. Il n’y a plus de place pour les envolées lyriques et les bons sentiments, la politique doit chercher des résultats avec des mesures, des plans, des « chocs », des réarmements. Tout un vocabulaire qui nie la construction patiente des accords y compris des accords sur les désaccords.

La politique pourtant devrait être évaluée sur un autre registre, sans rapport avec le monde des plans et des chiffres. La politique doit être opérante, elle n’a pas à être efficace. L’efficacité est de l’ordre de la technique et de la gestion : un appareil électronique fonctionne ou non ; un dispositif produit ou non l’effet attendu. La politique opère au sens où elle mobilise des personnes, modifie la compréhension des enjeux d’un problème, dépasse des oppositions mal fondées, ouvre de nouveaux possibles, offre des cadres d’action nouveaux pour mieux vivre ensemble.

Mais pour faire ça, pour créer du commun, la parole politique est nécessairement décevante nous avertissait Bruno Latour dans un texte auquel je reviens toujours tant il est important pour comprendre ce que produit la parole politique.

L’expression politique est toujours décevante, c’est par là qu’il faut commencer. En termes de transfert d’information exacte et sans déformation sur le monde social ou naturel, on peut dire qu’elle semble toujours souffrir d’un terrible déficit. Des banalités, des clichés, des poignées de mains, des demi-vérités, des demi-mensonges, de « belles phrases », des répétitions surtout, des répétitions ad nauseam. C’est le caractère ordinaire, « rond », quotidien, « mou », tautologique de cette forme de parole qui choque les brillants, les droits, les rapides, les organisés, les vifs, les informés, les grands, les décidés.

Cette expression politique sans attrait est pourtant nécessaire, nous dit Bruno Latour, pour construire le cercle de la politique.  Un double mouvement qui d’abord rassemble par la représentation et ensuite redonne sa place à la multiplicité des situations dans une obéissance à géométrie variable à la décision. On passe ainsi des paroles multiples et naturellement divergentes à une parole commune qui peut alors se convertir en projet politique et qui ensuite laisse de la place à l’interprétation pour que l’action politique devienne effective dans la vie des gens. Mouvement laborieux et peu « efficace » mais qui permet que la vie collective garde su sens et de la souplesse en donnant sa place à chacun.

Le populisme comme la politique gestionnaire n’ont que faire de ce cercle. La performativité de la politique doit devenir plus immédiate. On voit ainsi que la raison gestionnaire ne peut pas être un obstacle à la foi populiste puisqu’elle fonctionne avec le même rejet de l’inefficacité politique. Bayrou me semble, quels que soient ses défauts, la seule chance encore laissée à l’expression politique. Pour moi, il n’est pas anodin que cette parole politique par essence imparfaite s’incarne aujourd’hui grâce à un homme qui dépasse son bégaiement avec les ressources acquises dans l’art du professorat.

Gardons en tête la conclusion du texte de Latour qui valait avertissement :

Précieuse, [la parole politique] est aussi fragile, et ne survit que par les soins méticuleux d’une culture aussi délicate qu’artificielle. En remplaçant la représentation tordue par la représentation fidèle, l’obéissance impossible par la pédagogie, la composition des regroupements par le transfert rectiligne des « rapports de domination », on peut très bien tuer la politique pour de bon, ou, en tous cas, la refroidir au point qu’elle meurt d’engourdissement, sans même s’en apercevoir, comme un piéton imprévoyant égaré dans le blizzard.

Et si nous arrivions à apprécier la modestie affichée de Bayrou quand il dit devant les députés : « Nous n’allons pas d’un seul coup passer de l’ombre à la lumière. Nous n’allons pas vivre le grand soir. Mais si nous parvenons à nous faire entendre de vous, élus de la nation, alors nous pourrons passer du découragement à un espoir ténu, mais raisonnable.

 

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Auteur/autrice : Hervé CHAYGNEAUD-DUPUY

Je continue à penser que l’écriture m’aide à comprendre et à imaginer.

3 réflexions sur « Trump et Bayrou, deux discours, deux mondes »

  1. Merci Hervé. Je me retrouve dans cette page tout en me disant que je ne me sens pas la hauteur du dialogue nécessaire pour être présent à toutes les ouvertures. Parler de mail au lieu de courriel, n’est-ce pas se laisser absorber par l’impérialisme made in USA ?

  2. Comparer Bayrou et Trump voilà qui est original tant les contextes, les programmes et les personnalités n’ont rien à voir. Trump nous prépare la société illibérale américaine à coup de fake news et de décrets explosifs. Bayrou revient en bon soldat, éternel professeur de la République, palois enraciné.
    Et si les deux avaient un agenda caché : débloquer et redresser leur pays.
    L’objectif est louable. Les moyens divergent totalement.

    I

  3. Merci pour l’analyse d’Hervé, qui me permet de toucher des aspects de leur discours qui m’avaient échappé dans le paroxysme actuel. Il me semble que si j’étais à leur place, ma ligne serait de « tout faire pour baisser les tensions sociales et environnementales »… Les deux persistent dans le chemin inverse. L’un pour ne pas quitter l’impasse clairement identifiée ; l’autre, renversant impunément les codes établis pour oser dans un délire prométhéen avec Musk, nous promettre non plus la Lune, mais Mars ! Et dans la sidération, l’Occident entier est en train de lui donner raison …

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