Nuance

Appeler directement à la nuance dans le débat public risquerait d’apparaître comme un vœu pieux. Je propose ici un détour pour mieux retrouver l’envie de porter haut cet art indispensable de la nuance.

Nuance
Shitao-Dernière randonnée-1707

Dans la nuance, le nuage transparait. L’apparence changeante du nuage quand le soleil décline, a inspiré le mot nuance pour parler des couleurs avec plus de subtilité. « Ça tire sur le vert ! », « Mais non c’est un bleu, je te dis ! » Si les couleurs ne prêtent pas à discussions, les nuances ouvrent des débats sans fin et, si l’on est honnête, la couleur que l’on défendait comme bleu à l’instant, vue sous un autre angle, n’est plus si bleue. Peut-être qu’effectivement, on pourrait dire qu’elle tire sur le vert.

Pastoureau, l’historien des couleurs, rappelle qu’au Moyen-âge, à une époque où l’on ne savait pas produire des couleurs stables, identiques d’un bain à l’autre, on ne s’embarrassait pas des nuances. L’héraldique ne connait que les couleurs franches. Peu importe qu’il soit vermillon ou cramoisi (ah, les noms des couleurs !), le rouge est toujours un « gueules », comme le nomme l’héraldique.

On parle de couleurs franches et de nuances indécises. Et si cette expression nous cachait la réalité sous une fausse évidence. La notion de couleur franche ne peut exister que par convention. En quoi un rouge est-il plus franc qu’un autre ? A l’inverse la nuance est-elle aussi indécise qu’on le dit ? La nuance vise à cerner au plus près une réalité qui a priori nous échappe. La pluralité des points de vue permet de mieux saisir la teinte réelle entre bleu et vert. On compare, on contraste, de proche en proche on ajuste son regard et l’on peut s’accorder. La nuance est indécise a priori, mais quand on a fait l’effort de s’ajuster n’est-elle pas plus durable qu’une couleur de convention ?

Paradoxalement, alors que nous avons maintenant les techniques pour restituer les teintes dans leurs plus subtiles nuances, notre parole ne semble plus disposer que des cinq couleurs primaires des blasons ! Nous avons banni la nuance de nos conversations au moment où elle est plus nécessaire que jamais pour dire la complexité caractéristique de notre temps. La complexité ne peut être représentée dans le débat public alors que les nuances qui permettraient de la dire sont ignorées ou pire rejetées.

Alors, il est grand temps de reprendre à notre compte les mots de Verlaine dans L’art poétique

Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !

Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine !

« Et tout cet ail de basse cuisine ! », la formule étonne à dessein par son prosaïsme mais on ne peut éviter de faire le lien avec l’indigeste cuisine politique qui nous est servie ad nauseam.  Il n’est que temps de « fiancer le rêve au rêve et la flûte au cor ».

Tournons-nous vers ce que disent les Chinois de leur art de la peinture des paysages :

La montagne sous la pluie ou la montagne par temps clair sont, pour le peintre, aisées à figurer. […] Mais, que du beau temps tende à la pluie, ou que de la pluie tende au retour du beau temps […], quand tout le paysage se perd dans la confusion : entre il y a et il n’y a pas – voilà ce qu’il est difficile de figurer.  Qian Wenshi.

L’art de la nuance c’est cette capacité à ne pas essentialiser ce qu’on a à représenter. C’est d’accepter que la réalité soit toujours en transition entre deux états, entre « il y a et il n’y a pas ». C’est parce que Trump et ses émules cherchent à anéantir cet art de la nuance que nous devons le célébrer. La démocratie est un art de la nuance.

Lieu

J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire ici, j’aime les mots courts. Leur brièveté même signale leur usage intense et leur importance pour nous : eau, air, vie… Lieu fait partie de ces mots, loin, si loin des assignations identitaires des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part ».

Lieu
lieu de retrouvailles @hcd

Lieu est un mot usé, poli comme un galet. Il n’a plus rien avoir avec le locus latin dont il est originaire. Avec locus, on pense à la localisation, c’est le cadastre et l’enregistrement. Le grec topos, de la même manière, nous a laissé la topographie. Des mots scientifiques, des mots sans histoire et sans âme.

Paradoxalement lieu est plus référencé au temps qu’à l’espace. Un lieu c’est le souvenir d’un moment. Pour moi comme pour Joëlle Zask [1]et avant elle Georges Perec[2], le lieu est avant tout lié à une expérience vécue et à son souvenir (cf. l’expression « avoir eu lieu » qui ne se préoccupe pas franchement du lieu où ça s’est passé). La notion de « lieu de mémoire » proposée par l’historien Pierre Nora a sans doute connu le succès parce qu’elle tissait des liens affectifs entre temps et espace.  Un lieu de mémoire n’est en effet pas n’importe quel lieu dont on se souvient, mais un lieu où la mémoire peut nous réunir.

Deux expressions créées à partir du mot lieu font valoir la plasticité du mot et sa capacité à évoquer encore et toujours l’expérience vécue, ce que ni espace ni endroit ne rendent possible.

J’aime particulièrement le lieu-dit, ce lieu situé et pourtant si imprécisément défini. Il peut être un hameau mais parfois un simple carrefour, un endroit que l’on a choisi de « dire », que l’on conserve dans la mémoire collective avec ce simple petit panneau bleu qui n’oblige même pas à ralentir. Je parlais ici des affouages après avoir vu un de ces panneaux dans la campagne bourguignonne. Les lieux-dits sont des aide-mémoires.

Depuis quelques années les tiers-lieux sont à la mode et se multiplient en ville comme à la campagne. Dans le livre qu’il leur a consacré, Antoine Burret insiste sur leur caractère informel et refuse leur enfermement stérilisant dans un rôle prédéfini. Un tiers-lieu est un lieu qui se vit et qui s’invente au gré de ceux qui y viennent. Le mot agace ceux qui aiment les définitions positives et définitives, ceux qui préfèrent les espaces de loisirs aux lieux interlopes ! Lieu-dit, tiers-lieu, une survivance et une création, deux mots aux univers apparemment tellement éloignés et qui pourtant tissent autour du lieu cette même relation à l’expérience vécue.

Encore une remarque : on dit prendre place on ne peut pas dire prendre lieu, en revanche on peut dire donner lieu. J’aime ce mot qui donne et ne prend pas…

[1] Se tenir quelque part sur la Terre :: Premier Parallele Lu avec jubilation, comme beaucoup des essais de Joëlle Zask, j’avais envisagé d’y revenir sur ce blog. Il a fallu un post estival sur LinkedIn d’Isabelle Chenevez pour que je le fasse. Merci à elle. Zaxk insiste sur le fait que les lieux sont avant tout l’endroit où l’on a vécu des expériences, terrains d’aventure ou lieux d’engagement.

[2] Georges Perec, cité par Zask, avait entrepris un travail fou, décrire douze lieux parisiens sur une période de douze ans, mêlant observations directes et souvenirs.

Frayer un chemin

Un texte pour réfléchir à une pratique courante de ce temps de vacances : emprunter un chemin. Il y a évidemment de nombreuses manières d’aborder ce thème, ce texte m’a été inspiré par la lecture du dernier livre de l’anthropologue et philosophe Tim Ingold, Le Passé à venir, repenser l’idée de génération. Et vous, qu’auriez envie de dire sur le sujet ? Je serais heureux de rassembler ici quelques réactions…

Frayer un chemin
Zack Silver @Unsplash

Je ne sais pas vous mais moi, quand j’entends « il frayait son chemin », je vois tout de suite Indiana Jones ouvrir un passage à coups de machette dans la forêt vierge ! Un aventurier solitaire, un effort individuel et forcément héroïque, une jungle impénétrable qui se referme derrière lui, un moment fort mais circonscrit dans le temps : nos images mentales racontent notre culture contemporaine et s’éloignent sensiblement du sens des mots employés, sans qu’on n’y prête attention. Frayer un chemin est beaucoup plus ordinaire, collectif et inscrit dans la durée. L’exact inverse en somme de notre représentation spontanée ! Frayer nous fait évidemment penser au poisson femelle qui pond ses œufs et l’on a du mal à voir le lien avec frayer un chemin. Il faut se représenter la truite au fond de la rivière en train de frotter son ventre sur les graviers pour faciliter la ponte. Frayer vient en effet du latin fricare, frotter. On comprend alors que pour le chemin, le frottement vient des pieds qui passent et repassent, laissant progressivement une trace. Frayer un chemin, c’est le tracer par une action collective, commune – à la fois collective et banale – inscrite dans le temps long par la succession des pas et des passants.

Tim Ingold nous invite  dans Le passé à venir à regarder ce chemin tracé, frayé par tant de passages successifs comme il regarde la tradition. Dans son dernier essai, il rend à la tradition un sens qui la sort du conservatisme : « Car le sens propre de la tradition – du latin tradere,  faire passer ou transmettre, comme dans un relais – n’est pas de vivre dans le passé mais de suivre ses prédécesseurs vers l’avenir. » Le chemin s’inscrit dans cette logique : « il peut continuer à se faire de génération en génération, les descendants suivant les pas de leurs ancêtres ». Le chemin ne se fige pas pour autant et laisse place à la création. « Vous pouvez emprunter des chemins anciens, mais chaque trace est un mouvement original qui pourra à son tour être suivi. » Il note un point auquel je n’avais pas pensé : un chemin ne s’hérite pas, parce qu’il ne s’objective pas, ce n’est pas un bien achevé c’est à la fois une trace et une prolongation d’un élan vital.

Je rajouterais la différence que l’on peut faire entre chemin et voie. Il ne s’agit pas d’opposer monde rural et monde urbain. Le chemin départemental (selon l’ancienne dénomination des routes départementales) reliait des villes entre elles tout autant que les voies romaines qui traversaient le territoire de la Gaule.  J’ai envie de dire que le chemin est « bottom up » quand la voie est « top down » pour reprendre des catégories propres à la gouvernance mais qui me semblent ici pertinentes. Je m’explique : le chemin est d’abord pragmatique – nous l’avons vu – fait d’explorations successives et rassemblées sous forme de traces dans la mémoire collective alors que la voie est portée par un idéal extérieur et lointain, inscrit dans la réalité d’en haut. C’est intéressant pour cela de noter que chemin vient du gaulois et voie est d’origine latine. Le chemin reliait des tribus gauloises sans hiérarchies entre elles, les voies romaines étaient tracées pour affirmer la suprématie de César, pour mener de Rome jusqu’aux confins de l’empire.

Nous profiterons sans doute de l’été et du relâchement des obligations pour délaisser les voies rapides et explorer des chemins ancestraux. Nous serons sans doute heureux de le faire, loin des manifestations de puissance des César contemporains mais, espérons-le, en prenant le temps de nous inscrire modestement dans les pas de ceux qui nous auront précédé, attentifs à ces histoires inscrites dans le paysage, bien loin de l’héroïsme des Indiana Jones qui tracent leur route, sans prendre soin du monde, seulement attentifs à leur performance individuelle. J’espère que nous saurons, une fois rentrés et lorsque nous échangerons avec nos amis sur nos vacances, renoncer aux fanfarons « j’ai fait le GR 20 en 5 jours » ou « j’ai fait le chemin de Saint-Jacques par la côte» pour préférer d’allusifs « oh, je me suis un peu perdu sur les chemins du Morvan (ou des Landes) ». Vos semelles auront ainsi contribué à frayer des chemins que vous n’aurez fait qu’emprunter, laissant à d’autres anonymes le soin de suivre vos traces.

PS/ « Emprunter », le mot qui m’est venu naturellement sous la plume pour parler d’une balade sur un chemin donne raison à Ingold : le chemin n’est pas censé être appropriable, on ne peut que l’emprunter ! Mais hélas les clôtures prolifèrent et, quand on les interdit pour des raisons écologiques, on maintient souvent les interdictions aux humains d’emprunter ces chemins que nul pourtant ne devrait s’approprier.

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