Haider en Autriche et tous ceux qui lui ont succédé depuis aux Pays-Bas, en Hongrie et ailleurs ont toujours fait craindre un retour vers les populismes de l’entre-deux-guerres. La percée de Beppe Grillo en Italie dit tout autre chose : la perte de sens de l’outil démocratique qu’est le vote. Face à une situation insupportable, une crise organisée par les dirigeants eux-mêmes, la boussole démocratique s’affole et le suffrage universel dit en même temps des choses contradictoires : victoire de la gauche, retour de Berlusconi, montée d’un parti anti-système,… L’aiguille s’affole et n’indique plus le nord d’une politique à suivre pour la durée d’une mandature. Le vote ne « marche » plus. La machine est grippée. Et il est probable que les messages indéchiffrables vont se multiplier dans les prochaines années puisqu’aux yeux des citoyens plus aucune politique « réaliste », de gauche ou de droite, ne leur donne d’espoir d’une vie maîtrisée.
Le vote devient un instrument erratique, est-ce pour autant la fin de la démocratie ? Mais au fait, la démocratie, c’est quoi ? à force de « vivre en démocratie », on finit par la réduire à deux choses : la désignation des dirigeants politiques et un régime protecteur des droits de l’homme. Ou alors, on annone la formule du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple… sans trop savoir ce que ça signifie. Une autre définition est possible, elle donne des clés pour donner un nouveau souffle au projet démocratique : la démocratie c’est une organisation de la société qui permet aux personnes qui la composent de maîtriser leur vie et leur avenir commun en développant leur pouvoir d’agir individuellement et collectivement.
Si on regarde la situation selon cette définition, on voit des dynamiques très différentes que si l’on se focalise sur ce qui ressemble bien à l’agonie de la démocratie représentative. Au milieu des ruines, poussent des herbes folles que nos botanistes démocratiques patentés peinent à ranger dans la catégorie « démocratie ». On se rappelle des sarcasmes concernant la « démocratie participative, vantée mais peu pratiquée par Ségolène Royal. Aujourd’hui les pratiques sociales qui développent le pouvoir d’agir des personnes se multiplient : monnaies complémentaires, habitat partagé, circuits courts, consommation collaborative, toutes ses formes d’organisation redonnent de la maîtrise aux gens sur leur vie, les obligent à prendre des décisions collectives négociées, amènent à comprendre des gens différents (les discussions au sein des AMAP sont un bon exercice de la démocratie par la négociation des points de vue entre agriculteurs et consommateurs)… C’est marginal ? ça ne traite pas les problèmes essentiels de la vie collective ? entièrement d’accord ! Mais reconnaissons qu’il y a là une énergie positive, une perspective neuve… qu’on peine à trouver du côté de la démocratie institutionnelle. Le non cumul des mandats qui serait sans doute un moyen de redynamiser le système est repoussé aux calendes grecques.
Aujourd’hui, où vaut-il mieux investir ? dans une refonte improbable du système représentatif ou dans un renforcement significatif des jeunes pousses de ce que nous pourrions appeler la « démocratie sociétale » ? Il faut ici aller un cran plus loin dans l’analyse. Nous avons dit que le vote ne fonctionnait plus pour la sélection des dirigeants. Mais ce n’est que le révélateur d’une crise plus profonde : la perte d’efficacité des Etats. Les électeurs ne savent plus pour qui voter parce que les dirigeants, de quelque bord qu’ils soient ne parviennent plus à mener des politiques efficaces au niveau national. Prenons trois enjeux majeurs pour construire l’avenir : la transition écologique, l’emploi et l’éducation. Quel gouvernement a su prendre une mesure réellement efficace depuis 20 ans sur ces sujets capitaux ? Aucun. Non parce qu’ils sont mauvais mais bien parce que l’échelon national est impuissant. Le seul moment où il s’est passé quelque chose en France sur la question de la transition énergétique, c’est le « Grenelle de l’environnement », justement un événement où c’était l’ensemble des acteurs sociaux qui tentaient de construire des compromis. Dès que l’Etat a repris la main, la déception a été générale.
Réussir la transition écologique passe par la mobilisation des collectivités locales, des entreprises et des citoyens autour d’enjeux locaux avec la mise en place de solutions concrètes qui facilitent les changements de comportements. Cette transition, est déjà en cours, silencieusement. Elle manque encore de dispositifs qui l’outilleraient efficacement mais chacun travaille aujourd’hui à la « massification » des initiatives prises. Nous (Synergence) y participons avec Energy cities.
Réussir la lutte pour l’emploi se fera en lien avec la transition écologique qui amène à répondre aux besoins économiques par des solutions plus riches en emploi (ressource disponible) et plus économes en ressources rares (les matières premières, les ressources naturelles). Cette révolution de l’économie quaternaire selon l’expression de l’économiste Michèle Debonneuil suppose une inventivité qui passe par des processus d’innovation « démocratiques » dans lesquels les consommateurs, les utilisateurs ont leur place (design for all). Le temps de la transformation étant long, il doit être accompagné par une gestion des transitions au sein des bassins d’emploi.
Nous n’insisterons pas ici sur l’incapacité de l’Etat à réformer l’Education nationale ! Non que Vincent Peillon soit un mauvais ministre ou qu’il propose de mauvaises réformes. Simplement la question éducative ne peut plus se décréter d’en haut. Ivan Illich était sans doute trop en avance dans ses intuitions mais ce qui semblait utopique dans les années 70 devient une voie réaliste aujourd’hui. L’école ne peut plus être une question politique nationale unifiée, elle devient toujours davantage une question d’organisation de communautés éducatives locales.
Nous avons ici pris trois exemples d’enjeux majeurs qui supposent une démocratie sociétale construisant des solutions locales en impliquant les citoyens eux-mêmes. Mais quid de questions qui doivent encore être tranchées au plan national ? Je pense que le temps est venu de réactiver une piste que j’avais évoquée il y a déjà 10 ans dans le plus grand scepticisme : désigner les députés par tirage au sort ! (je vais rééditer sur ce blog le texte que j’avais rédigé) Depuis lors les expériences se sont multipliées en France et surtout à l’étranger de groupes de citoyens tirés au sort pour débattre de sujets complexes. Ces jurys citoyens, ces conférences de consensus prouvent que les citoyens lorsqu’ils délibèrent collectivement n’ont pas les comportements erratiques que les votes laissent présager.
Nous avons sacralisé UNE forme de la démocratie, celle de l’élection des représentants, il est plus que temps de sortir de cette idolâtrie et de remettre sur le métier « l’ouvrage démocratique » qui ne peut que se figer dans une forme datée au risque de se désagréger. Entre la forme démocratique inventée par les Grecs et celle réinventée par les Lumières, il s’est passé quelques siècles de despotismes de tous ordres ! Tentons d’éviter ce type de « parenthèse » ! Je suis persuadé que le pas à faire est aussi important qu’entre les deux premières formes démocratiques. Mettons-nous au travail. La démocratie sociétale est un chantier stimulant.
Je partage assez bien l’idée que la boussole s’affole, que peut être elle ne se souvient plus où est son « orient » pour reprendre une formule de l’ami Dominique Fauconnier mais, pour poursuivre encore dans la métaphore artisanale, je pense que c’est moins l’outil qui est en cause que la difficulté des acteurs à penser l’objet et à trouver le geste juste. Il me semble que nous avons perdu le sens de la « rigueur », non dans son acception rigoriste, mais dans l’exigence de mesurer la portée d’une idée, d’un geste, d’une parole, d’une décision. A quoi, à qui se réfère-t-on pour mettre en questionnement une idée, une conviction, un engagement. Il me semble que dans la production d’idées, de concepts, on assiste plus à une littérature qui donne des réponses, plus qu’elle ne pose de questions? Nos expériences citoyennes montrent bien que c’est plus le chemin, que la destination qui est essentielle. Pour moi, c’est là qu’est l’enjeu majeur : moins changer le système démocratique que de nous changer dans le rapport que nous avons à lui, avec plus d’exigences, plus de débats, de confrontation. Je crois que malheureusement, cette société du prêt à consommer, du prêt à penser a progressivement tué l’énergie vitale de la colère, et en ce moment où Stéphane HESSEL nous a quitté, celle de la capacité à s’indigner, mais aussi à s’émerveiller. Ce qui est flagrant pour moi dans ton texte, c’est que tu souhaites montrer en quoi le temps présent donne sens à des convictions que tu défends depuis longtemps ( dix ans au moins). C’est une approche pour moi un peu biaisée : en effet, autant je peux être d’accord sur l’enjeu d’un pouvoir d’agir réel du citoyen, je ne vois pas tout de suite, en quoi le choix des députés par tirage au sort, changera la donne une fois qu’ils seront au pouvoir. Certes, il y a urgence à renforcer l’engagement politique du citoyen, à repenser fondamentalement le statut de l’élu, le rôle politique des médias, les missions de l’école, mais tout ceci doit être mené de front et c’est bien, dans l’esprit, si j’ai tout compris, de ce que tu mets dans la bouche de Michèle DEBONNEUIL en parlant « d’inventivité qui passe par des processus d’innovation « démocratiques » dans lesquels les consommateurs, les utilisateurs ont leur place (design for all). », et ce qui là m’intéresse, c’est que c’est une posture qui ne se limite pas à la question économique, mais à une manière de mettre l’individu au coeur du système.
De ce point de vue, il y a tout un travail social qui est conduit autour des questions de logement et d’aménagement, dont jai découvert avec intérêt qu’elles sont au coeur d’une réflexion de l’ARS Île de France qui question le sens de l’aménagement du territoire, par le prisme de la santé ( c’est normal), mais dans la définition de l’OMS, en intégrant dans le bien être la dimension de santé mentale.
Je suis de ceux qui pense que le débat et l’engagement citoyen sont deux composantes et exigences d’une « bonne santé mentale », en dehors de toute idée de ce qui serait normal ou pas ?
Des jurés choisis au hasard pour faire la loi ? Pourquoi pas ! Il faudrait essayer; mais qui peut en décider ? Les élus ???
Des améliorations de ce type sont souhaitables. Id° pour l’autonomie des établissements scolaires. Beaucoup de pays la pratiquent. Avec bonheur pour certains (les scandinaves); avec de beaucoup moins bons résultats pour d’autres (USA).
Conclusion: il n’y a pas de solution miracle à la crise de la démocratie ou, plus précisément, à la crise de la gouvernance. Parce que gouverner c’est prévoir alors le monde est devenu imprévisible à cause de la rapidité du changement !
Merci de ce bon texte. Peut être vaudrait-il la peine de le compléter sur votre site par la question en aval traitée dans « sauvons la démocratie »: à quelles conditions cette démocratie sociétale peut elle produire des solutions politiques ou encore, à quelles conditions le débat citoyen peut-il déboucher sur des propositions construites. Vous trouverez ci-dessous un lien vers l’extrait du livre qui en parle. La question n’est pas mince: si l’opuscule de notre cher et regretté Stéphane Hessel « indignez vous » a connu un succès phénoménal, le livre suivant « engagez vous » n’a pas eu le succès escompté. L’indignation est un bon point de départ mais pour quel point d’arrivée, on en voit les effets avec le slogan des printemps arabes, « dégage! » mais pour mettre quoi à la place?
Je vous signale également que mon dernier message blog (blog.pierre-calame.fr) traite des élections italiennes mais sous l’angle de la survie de l’Europe. J’y pose aussi la question de la démocratie sociétale mais sous un autre angle: comment une commmmunauté s’institue
http://blog.pierre-calame.fr/public/debat_local_extrait_lolettre_ouverte_2012-01-1.pdf
je publie ici avec l’autorisation des auteurs deux textes complémentaires, l’un de Michel Weill, l’autre de Philippe Bernoux mis en ligne d’abord sur le site du Club Convaincre
HCD
Le résultat des élections italiennes traduirait « La perte de sens de l’outil démocratique qu’est le vote. Le vote ne marche plus » nous dit notre ami Hervé. Non, cela veut dire simplement qu’il y a une extrême division de l’opinion parce que la situation des différents groupes sociaux face à la crise est radicalement différente et leur capacité à l’interpréter aussi. On voit bien tout le sens qu’a eu le vote en Italie. Le saurions nous s’il n’y avait pas eu de vote ? Nous renvoyons volontiers à ce que dit Gaël Giraud sur le tiers privilégié de la population, en Italie comme en France, (les titulaires d’un bac général) qui dirige la société dans tous ses rouages et ne comprend pas la réaction des deux autres tiers. Le vote ne devient pas un instrument erratique : il l’a souvent été en fonction notamment des systèmes électoraux, mais aussi des crises précédentes : faut-il rappeler l’entre-deux guerres et la montée des fascismes ? Le résultat du dernier vote en Italie est tout à fait comparable à ce qui s’est passé en France, en Allemagne ou en Italie dans les années 30, voir au début des années 80 ; Coluche a failli se présenter à la présidentielle. La gauche aussi était forte, tantôt majoritaire, tantôt minoritaire. Les inégalités dans nos sociétés se sont approfondies d’une manière incommensurable, voilà l’explication de ces fractures. Voilà le sens que nous indique la boussole.
« La démocratie c’est une organisation de la société qui permet aux personnes qui la composent de maîtriser leur vie et leur avenir commun en développant leur pouvoir d’agir individuellement et collectivement ». Nous partageons absolument cette définition et sommes aussi d’accord avec l’affirmation qu’à force de « vivre en démocratie », on finit par la réduire à deux choses : la désignation des dirigeants politiques et un régime protecteur des droits de l’homme. Mais si les mots ont un sens, le mot réduire ne veut pas dire qu’on jette le bébé avec l’eau du bain, ce que malheureusement la suite du texte laisse à penser : « Aujourd’hui, où vaut-il mieux investir ? Dans une refonte improbable du système représentatif ou dans un renforcement significatif des jeunes pousses de ce que nous pourrions appeler la « démocratie sociétale ? » ».
Nous refusons absolument cette alternative suicidaire qui ne peut conduire qu’au totalitarisme : peut-on imaginer un empowerment social qui prospèrerait à l’ombre du totalitarisme, même sous des formes dégradées tel que celui de Berlusconi ? On sait dans l’Histoire où ont conduit les sarcasmes sur la démocratie représentative. Churchill n’avait pas, comme de Gaulle que des qualités, mais quand il écrivait que la démocratie est le pire des systèmes à l’exception de tous les autres, on ne peut que le suivre.
C’est un très mauvais service à rendre à la transition écologique, à la lutte pour l’emploi, à la décentralisation…et finalement à l’emporwerment que de les embarquer sous cette bannière.
Qu’il faille désacraliser l’unique forme de la démocratie représentative, pourquoi pas, mais que ce ne soit pas pour en sacraliser une autre, celle de la démocratie participative dont on a aussi pu voir de multiples fois qu’elle pouvait être l’objet de manipulations fort savantes. Somme nous si sûr que la démocratie dite participative permettrait aux laisser pour compte de notre société de mieux faire prendre …en compte leurs préoccupations ? Sommes nous si sûrs que ce ne serait pas les « grandes gueules » et les privilégiés qui peuvent lui consacrer du temps parce qu’ils ne sont pas envahis par les problèmes du quotidien qui prendraient le pouvoir une fois de plus ?
Dans nos sociétés d’une extrême complexité et d’une extrême intégration entre le local et le mondial, imaginer que le tirage au sort va résoudre les problèmes relève d’une grande naïveté. Nous pensons au contraire que l’affaiblissement des organisations qui servaient de corps intermédiaires est une des explications de la perte de sens de nos institutions. C’est du bon équilibre entre démocratie représentative, société civile organisée et démocratie participative que peut renaitre une vraie démocratie. A société complexe, démocratie complexe.
N’aboyons pas avec les loups, le jeu est trop dangereux.
Michel Weill
Démocratie représentative ou démocratie participative ? Ou les deux ?
Les critiques de la démocratie représentative se font de plus en plus nombreuses. On trouvera une de ces critiques dans le texte du blog d’Hervé Chaigneau-Dupuy que nous mettons sur le site et dans l’analyse qu’en fait Michel Weill. Cette critique s’appuie sur des évènements récents comme les dernières élections italiennes. Faut-il en conclure que « le vote ne marche plus » ? C’est l’enjeu central de ce débat. On lira ci-dessous les points de vue opposés. La conclusion contre laquelle s’élève Michel Weill serait la perte de sens de l’outil démocratique. Cet outil est-il tant irréformable ou si incomplet ? Nous optons ici pour le compléter, non pour penser que d’autres formes devraient lui succéder, pour refuser une alternative qui semble suicidaire.
L’appel au local supprime-t-il l’usage du national ? Les actions locales, au plus près des citoyens, s’opposent-elles aux élections nationales ? A Convaincre, nous ne le croyons pas. Mais alors comment rendre compte des nombreuses actions locales qui semblent se multiplier ? Prenons l’exemple de celles regroupées sous le terme d’« empowerment ». Il s’agit d’un mode d’expression de la société civile, où des citoyens créent des actions pour prendre en compte des demandes plus ou moins explicites qui ne sont pas comblées par les institutions existantes. Nous rendons compte ici-même, dans la rubrique « groupe de travail-citoyenneté », d’initiatives lyonnaises et rhônalpines (cf compte-rendu de la réunion du Café d’Agir du 8 janvier 2013). Ce mouvement n’est pas propre à la France. Lancé aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, il se développe dans de nombreux pays, sous des formes beaucoup plus importantes que ce qui se produit actuellement dans l’Hexagone.
Ces nombreux projets et actions traduisent-ils un mouvement plus profond qui affecterait la démocratie, ou au moins son fonctionnement ? Comme l’indique le titre de ce papier, y aurait-il une évolution de la démocratie, passant de la démocratie représentative à la démocratie participative ? La légitimité et la rationalité des décisions collectives dépendraient alors de délibérations collectives entre citoyens, comme par exemple les budgets participatifs (surtout dans les villes) ou les préparations de projets collectifs. Est-ce pour autant un rejet de la démocratie élective ? Nous refusons ce terme extrême. S’il y a bien revendication d’un droit d’expression politique nouveau, mouvement d’opinion qui semble correspondre à l’évolution de nos sociétés. Mais il serait dangereux de laisser penser qu’il supplante les structures de la démocratie. Il ne pourrait que les compléter, ce qui est déjà beaucoup.
Philippe Bernoux