En politique, on n’aime que les individus ou les collectifs, et bien sûr les majorités. Le libéralisme a glorifié l’individu, le socialisme le collectif et chacun s’est efforcé d’atteindre la majorité. On voit bien que sans majorité comme aujourd’hui à l’Assemblée nationale, le politique dysfonctionne.
Un ou tous, ou la moitié de tous plus un : voilà l’arithmétique sommaire de la politique.
On la retrouve régulièrement dans des expressions toutes faites comme le fameux « il faut mettre tout le monde autour de la table » à quoi les facétieux répondent « mais il n’y aura jamais de table assez grande ». Même lorsqu’on construit des jurys de citoyens, il y a une recherche presque désespérée du « tous » dans les « quelques-uns » que l’on tire au sort. Le jury doit être nombreux pour que ses travaux acquièrent un début de légitimité – même si 30 ou 100 ne fait en réalité aucune différence sur le fond – et habituellement on se fixe sur le nombre magique de 100, nombre rond qui laisse imaginer que tout le monde est présent ou représenté. Avec 100 on dispose d’une totalité symbolique.
Depuis quelques temps, j’évoque à l’inverse de ces recherches fantasmatiques du tout, la nécessité d’agir à plusieurs. Ce terme s’est imposé à moi et me semble intéressant du fait même de son indétermination et de son insignifiance. Quand on dit « beaucoup » ou plus encore « plein [de gens, d’arguments, de données] », on sature l’espace mental de personnes, d’arguments ou de données. Inconsciemment beaucoup évoque la presque-totalité. Plusieurs c’est plus d’un ou deux, ça peut être seulement trois mais ce n’est jamais la multitude. Dans plusieurs on voit encore les individus et non la masse. Avec plusieurs participants, on peut sans doute encore nommer chaque participant ou en tous cas les décrire (deux femmes, trois hommes dont deux n’étaient encore jamais venus…). Plusieurs ce n’est pas beaucoup, c’est variable selon les circonstances mais c’est intéressant parce que ça évoque la diversité. Quand on parle d’agir à plusieurs, on n’imagine pas une petite équipe au complet, on voit plutôt des individus venus de plusieurs horizons et qui ne se connaissent pas forcément. Dans plusieurs il y a peu de place pour le même, le semblable, le cloné.
Plusieurs, c’est « vient qui veut », il y a l’idée d’une mobilisation spontanée ou d’une agrégation aléatoire. Plusieurs personnes ce n’est pas un groupe identifié, une équipe, une cohorte. On est entre l’aléa du rassemblement et le choix mutuel de quelques-uns, volontaires pour une corvée.
« A plusieurs » on est dans un registre modeste, dans le non-spectaculaire, l’absence de certitude partagée. A plusieurs on expérimente, on ne démontre rien.
A plusieurs on peut s’entendre, on peut imaginer et être créatif. On peut même être surpris d’y parvenir et s’en réjouir. C’est à ce point, crucial pour moi, que je voulais en venir. Même si je me rendais compte depuis quelques temps de la portée de ce « à plusieurs », pour toutes les raisons que je viens d’énumérer, c’est en entendant des participants à la Convention citoyenne pour le climat organisée par la Métropole de Lyon[1] dire leur satisfaction étonnée d’avoir pu dépasser leurs divergences en travaillant à plusieurs que j’ai imaginé d’en faire un post sur ce blog.
Par tables de cinq ou six personnes tirées au sort, très diverses en âge, en situation sociale et en opinions, les Conventionnels ont réussi à écrire à plusieurs de courts récits décrivant de manière plutôt crédible les différentes manières dont des personnages aux attitudes contrastées pouvaient parvenir à des accommodements dans des situations rendues pourtant difficiles par la forte montée des températures. Les mots qu’ils utilisaient pour décrire à chaud l’expérience de création commune qu’ils venaient de vivre se révélaient très semblables aux miens. Et si le « à plusieurs » était une voie à creuser pour une action publique confrontée aux enjeux de transformation des modes de vie ? Et si c’était la voie d’une mobilisation sociale réussie ?
Agir à plusieurs, c’est pour moi sortir de l’individualisme sans rejoindre le collectif prédéfini. C’est sortir de l’angoisse de la solitude sans se noyer dans la masse, c’est trouver la possibilité de dépasser l’impuissance, le moyen de rendre vivante la proximité souvent fantasmée mais si peu pratiquée.
J’ai souvent essayé de promouvoir le commun, cet espace intermédiaire entre le public et le privé, ce mode d’action qui ne se défausse pas sur l’Etat mais qui ne laisse pas l’individu seul face à une responsabilité écrasante. Mais je dois bien me rendre compte que le commun intimide voire fait peur (ah le spectre du communisme !).
Le « à plusieurs » c’est un commun potentiel, sans engagement, c’est un commun pour voir, informel et spontané. Il a une capacité à refaire de la politique par le bas. Il devrait être encouragé comme on encourage d’être plusieurs dans une voiture en ouvrant des voies à ces formes de covoiturage.
Je ne peux m’empêcher de faire un rapprochement avec la parole du Christ : « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux. » (Mt 18, 20). Spirituelle ou séculière, il y a bien une énergie qui circule entre des personnes réunies dans un but commun. Il est temps de le reconnaître et d’en faire une ressource pour les transformations profondes que nous devons opérer dans nos modes de vie.
[1] Convention citoyenne pour laquelle j’ai organisé une séquence de récits d’anticipation sur les modes de vie dans une ville qui se serait adaptée au réchauffement climatique. Contribution innovante dans ce type de format très bordé sur le plan méthodologique. Merci à Anne-Laure Garcin de la Métropole et à Judith Ferrando (Missions publiques) et Olivier Merelle (Planète publique) de m’avoir intégré au projet !