Lieu est un mot usé, poli comme un galet. Il n’a plus rien avoir avec le locus latin dont il est originaire. Avec locus, on pense à la localisation, c’est le cadastre et l’enregistrement. Le grec topos, de la même manière, nous a laissé la topographie. Des mots scientifiques, des mots sans histoire et sans âme.
Paradoxalement lieu est plus référencé au temps qu’à l’espace. Un lieu c’est le souvenir d’un moment. Pour moi comme pour Joëlle Zask [1]et avant elle Georges Perec[2], le lieu est avant tout lié à une expérience vécue et à son souvenir (cf. l’expression « avoir eu lieu » qui ne se préoccupe pas franchement du lieu où ça s’est passé). La notion de « lieu de mémoire » proposée par l’historien Pierre Nora a sans doute connu le succès parce qu’elle tissait des liens affectifs entre temps et espace. Un lieu de mémoire n’est en effet pas n’importe quel lieu dont on se souvient, mais un lieu où la mémoire peut nous réunir.
Deux expressions créées à partir du mot lieu font valoir la plasticité du mot et sa capacité à évoquer encore et toujours l’expérience vécue, ce que ni espace ni endroit ne rendent possible.
J’aime particulièrement le lieu-dit, ce lieu situé et pourtant si imprécisément défini. Il peut être un hameau mais parfois un simple carrefour, un endroit que l’on a choisi de « dire », que l’on conserve dans la mémoire collective avec ce simple petit panneau bleu qui n’oblige même pas à ralentir. Je parlais ici des affouages après avoir vu un de ces panneaux dans la campagne bourguignonne. Les lieux-dits sont des aide-mémoires.
Depuis quelques années les tiers-lieux sont à la mode et se multiplient en ville comme à la campagne. Dans le livre qu’il leur a consacré, Antoine Burret insiste sur leur caractère informel et refuse leur enfermement stérilisant dans un rôle prédéfini. Un tiers-lieu est un lieu qui se vit et qui s’invente au gré de ceux qui y viennent. Le mot agace ceux qui aiment les définitions positives et définitives, ceux qui préfèrent les espaces de loisirs aux lieux interlopes ! Lieu-dit, tiers-lieu, une survivance et une création, deux mots aux univers apparemment tellement éloignés et qui pourtant tissent autour du lieu cette même relation à l’expérience vécue.
Encore une remarque : on dit prendre place on ne peut pas dire prendre lieu, en revanche on peut dire donner lieu. J’aime ce mot qui donne et ne prend pas…
[1] Se tenir quelque part sur la Terre :: Premier Parallele Lu avec jubilation, comme beaucoup des essais de Joëlle Zask, j’avais envisagé d’y revenir sur ce blog. Il a fallu un post estival sur LinkedIn d’Isabelle Chenevez pour que je le fasse. Merci à elle. Zaxk insiste sur le fait que les lieux sont avant tout l’endroit où l’on a vécu des expériences, terrains d’aventure ou lieux d’engagement.
[2] Georges Perec, cité par Zask, avait entrepris un travail fou, décrire douze lieux parisiens sur une période de douze ans, mêlant observations directes et souvenirs.